13. J'ai combattu des dragons

Par Elka

C’est quand elle se sent incapable de bouger, collée au siège de la voiture, que le père de Mahaut lui propose une ultime fois de rentrer – à défaut d’aller au collège. Et c’est parce qu’il lui offre cette porte de sortie qu’elle se secoue, hoche négativement la tête, et ouvre la portière d’une main lourde.

Décembre ouvre ses portes, et le soleil lui fait la fête. Il tombe sur une tranquille rue en pente, sur les arbustes à fleurs exposés devant chaque jardin comme des trophées. Son père ouvre la marche et pousse un portillon à la peinture écaillée. La maison de sa grand-mère est marquée d’un arbre aux petites fleurs jaunes, dont les dernières s’accrochent aux branches comme des étoiles mourantes. Le jardin est tout petit, un carré d’herbe tout au plus, mais la terre retournée le long du mur indique un potager.

La porte de la maison s’ouvre avant qu’ils sonnent.

— Bonjour, Pierre, salue vivement la femme. Et tu es Mahaut ! Je suis enchantée de te connaître. Je vous ai surveillé à la fenêtre, précise-t-elle avec un petit rire.

C’est donc elle, Sophie, se dit Mahaut. Elle a l’air bien plus jeune que son père, à moins que son sourire immense et solaire trompe son âge. Elle porte un carré de cheveux clairs et raides qui souligne les courbes de son petit visage.

Elle plaque une bise à son père et se tourne vers Mahaut, qui se plie de bonne grâce à la convention sociale. Elle se sent pataude et sale à côté d’elle. Ses yeux sont encore rouges et gonflés d’avoir pleuré toute la nuit, des cernes pochent ses yeux et tout le parfum du monde n’aurait pu lui retirer cette brume sombre qui lui poisse le corps.

Sophie se tourne vers Pierre, jette un œil prudent à l’intérieur de la maison, et prend une voix conspiratrice :

— Bon, je l’ai prévenue, hein. Elle est d’une humeur de chien, mais je la connais : elle est curieuse. Tout se passera bien, ajoute-t-elle pour Mahaut. T’en fais pas, ma belle !

« Ma belle ». Cette familiarité témoigne des longues discussions que son père et elle ont eu. Des discussions en toute amitié, a-t-il assuré quand ils ont réussi à se calmer. Sophie est l’infirmière de sa grand-mère, et ils ont été en communication depuis leur installation dans la ville ou presque. C’est grâce à elle que Pierre a pu approcher son ancienne belle-mère, grâce à elle que le prénom de Mahaut a résonné dans cette maison.

« — Mais je t’ai entendu, avait reniflé Mahaut après les explications. Je t’ai entendu lui dire qu’elle te manquait.

Ce… ce n’était pas Sophie, avait répondu son père avec gêne. Mais il y a rien de très… enfin, si ça doit se faire ce ne sera pas sans te le présenter avant. »

— Tu viens, Mahaut ? l’appelle doucement son père.

Elle lui est reconnaissante qu’il ne l’encourage pas à nouveau à tourner les talons. Ils sont là, tous les deux. Ils sont là où il espérait l’amener en déménageant parce qu’il trouvait injuste qu’elle soit coupée de sa famille comme ça. Mahaut lui prend la main, et ils entrent ensemble.

C’est une maison de plain pied. Sophie les devance et prend la porte sur la gauche pour les annoncer. Mahaut essaye de ne pas l’écouter pour ne pas céder à la panique, elle observe plutôt le hall d’entrée. Sur sa droite, la cuisine. En face, une porte et un couloir qui doit mener à la chambre et à la salle de bain. Il flotte une odeur agréable, difficile à définir, comme un fond de soupe de légumes. Une odeur de chaleur après une journée trop froide.

Il y a un chariot de courses sous le porte-manteau, à moitié caché sous un long manteau fuchsia. Un miroir lui renvoie son reflet chiffonné. Son père accroche sa veste et elle essaye nerveusement de se rebrailler ; elle arrange ses cheveux, tire sur son pull et sa jupe pour les remettre bien, redresse sa broche. Elle doit retirer ses chaussures, et elle espère ne pas puer des pieds dans ses collants.

La tête de Sophie passe par l’embrasure.

— Vous venez ?

Elle sourit à Mahaut, encourageante, et elle décide cette fois de devancer son père. Cet instant lui appartient.

C’est un salon de vieille personne, ou en tout cas l’idée qu’elle s’en fait. Il y a des fleurs sur la tapisserie, le tapis et la courtepointe du canapé ; il y a un bouquet qui fait la tête dans le vase du guéridon et trois plantes vertes au garde-à-vous sur le rebord de la fenêtre.

L’espace télé ressemble à un petit cocon : fauteuil et sofa presque collés, table basse lustrée avec magazines télé dessus, lampadaire avec abat-jour feutré, bibliothèque décorée de cadres photos. De l’autre côté, une table ronde avec quatre chaises, et sa grand-mère assise sur l’une d’elle qui prend le temps d’écrire sur sa grille de mots-croisés avant de lever la tête. Elle retire ses lunettes, lentement, adresse un pincement de lèvres à Pierre avant de s’attaquer à Mahaut.

Sa grand-mère se tient droite comme une note, avec le nez en croche et les yeux qui s’attardent, qui fouillent son visage avec intensité. Elle cherche sa fille sur cette figure, alors Mahaut s’efforce de ne pas bouger et de soutenir son jugement.

Elle la trouve très élégante dans son chemisier, un chandail posé sur ses épaules osseuses. Puisqu’elle se le permet, Mahaut détaille aussi ses traits plissés pour y trouver sa mère. La forme des oreilles, avec les grands lobes que sa mère laissaient nus. Sa grand-mère, elle, les chargent de grosses boucles brillantes. Le front haut, aussi, que sa grand-mère porte fièrement en tirant ses cheveux gris en chignon.

— Mahaut, c’est ça ?

Sa voix sèche lui donne envie de se redresser et de faire un salut militaire. Elle se reprend et bafouille :

— O… oui.

— Dans la cuisine, sur la table, il y a une boîte de gâteaux. Et Sophie a fait du thé.

— Je m’en occupe, déclare Pierre.

Sa grand-mère claque la langue sur son palais.

— Ma petite-fille est pas empotée, que je sache. Tu le fais, Mahaut ?

— Oui.

Elle tire un plaisir inattendu d’avoir entendu « petite-fille » de la bouche de cette dame, et retourne dans le hall.

— On ne court pas dans la maison ! se fait-elle gronder.

Elle ralentit, le cœur cognant. Elle l’a déçue ? Elle ne sait pas si elle doit s’énerver qu’on la traite comme ça ou être rassurée de ne pas avoir été chassée. Ça ne l’a dérange bizarrement pas, par contre.

Dans la cuisine, il y a deux tasses et une théière sur un petit plateau. Mahaut lance la bouilloire électrique, ajoute la boîte en fer-blanc, verse l’eau brûlante et retourne prudemment dans le salon. Sa grand-mère a un signe de tête appréciateur et tire la chaise à côté d’elle.

— Il y a des courses à faire, déclare-t-elle soudain. Tu es venu en voiture, Pierre, n’est-ce pas ?

Il cligne des yeux, surpris.

— Oui, mais…

— Très bien, tu ne vois pas d’inconvénient à accompagner Sophie alors. Il manque des œufs et de la lessive.

— Mais…

— J’ai besoin d’une butternut aussi. Tu aimes la soupe de butternut, Mahaut ?

— Oui.

Impossible de dire non.

— Deux oignons, aussi.

— Rose.

— Pierre, réplique-t-elle calmement.

Mahaut retient un rire, puis a un sursaut du cœur. Elle se retient de toucher sa broche. Rose.

— Ça va, papa, dit-elle car il a besoin d’être rassuré.

Elle lui sourit, et Sophie met fin à ses hésitations en l’entraînant par l’avant-bras. Sur leur promesse de revenir vite, la porte d’entrée claque. Rose gonfle les joues et lâche un surprenant soupir.

— Le stress de ton père me met les nerfs en pelote. Je ne compte pas te manger, Mahaut.

— Je sais.

— Tu as quand même un petit doute, devine sa grand-mère avec un sourire en coin. Ta mère disait que j’étais un dragon.

Ce sourire l’apaise complètement. Il relâche la sévérité de ses traits, adoucit l’étincelle dans ses yeux.

— Je sais me défendre contre les dragons, répond Mahaut.

C’est un autre sourire qui lui répond, surpris et amusé, avant de se figer en voyant la broche d’argent. Mahaut sent l’opportunité, ouvre la bouche, et se fait interrompre avec une douce fermeté :

— Tu sais jouer au scrabble ?

C’est inattendu, ça lui coupe les pattes, les mots ; sa question meurt sur ses lèvres et elle regarde, hébétée, sa grand-mère se baisser pour ouvrir une grosse commode d’un autre temps. Ses meubles n’ont rien à voir avec les catalogues d’Ikea ou de Conforama, ce ne sont pas des lignes claire et des blocs compacts – ergonomiques –, ils sont imposants et du bois sont exhumés fleurs et arabesques.

Le jeu que sa grand-mère en sort est d’un autre temps, lui aussi. Mahaut le connaît, elle y a joué en primaire pour apprendre les mots CHAT, RAT ou POMPIER, mais c’est une édition datée. Le couvercle est rafistolé au scotch, et quand elle sort le plateau de jeu tournant, on est bien loin de celui auquel Mahaut a joué. Pas de couleurs, sinon celles fanées de cases « compte double » ou « mot triple », et surtout aucun modèle sur lesquels placer ses lettres.

Elles vont jouer, là ? Douze ans sans se voir, se connaître, et c’est la seule chose que sa grand-mère trouve ? Il faut croire, puisqu’elle place un petit socle devant elle pour poser ses lettres. La frustration se ramasse en Mahaut comme un chat prêt à bondir, elle a la gorge sèche mais rassemble son courage. Elle a combattu des dragons, après tout.

— Vous pouvez pas me parler de maman ?

Il y a eu de la supplique dans sa voix, et elle pince les lèvres et le regard en espérant que ça lui donne un air désespéré. Sa grand-mère l’observe, puis dit :

— On va piocher sept lettres chacune. Mais d’abord on en prend qu’une, pour savoir qui commence.

Ses mains, fines des doigts aux rides, lui présentent un petit sac en tissu. Perplexe, coincée, Mahaut pioche.

La partie se déroule doucement. Sa grand-mère lui sort des mots qui lui plaisent mais auxquels elle n’aurait pas pensé. Folâtre. Tempo. Gousse. Et Mahaut accepte de se laisser porter, contre-attaque avec une épée, un pot et une grue.

— Tu ne lui ressembles pas trop, déclare soudain Rose.

Le cœur de la jeune fille se glace. Elle cherche les yeux de sa grand-mère qui sont fixés sur ses lettres.

— Tu as beaucoup pris de ton père. C’est bien aussi.

Il n’y a pas de reproches, pas de regrets. C’est un simple constat qui convient à Mahaut. Elle le sait, que sa mère se fait discrète dans son physique. Sûrement en grandissant, lui avait dit ses parents un jour, et de toute façon les gens le remarqueront plus que toi.

— Ça va, tous les deux ? Il s’occupe correctement de toi ?

Elle pense aux glaces, aux propositions de sorties en tout genre, au téléphone portable, au chat, aux attentions multiples.

— Oui, assure Mahaut. Tout se passe très bien.

Tout ira bien, maintenant que les vérités ont éclatées.

— J’en suis contente, souffle sa grand-mère. J’ai appris à apprécier ton père, ces dernières semaines. Mais ne lui dis pas.

Elle lui fait un clin d’œil, un rire échappe à Mahaut.

— Tu as son rire.

Elle place son mot d’un geste fébrile, pioche ses lettres, cherche à s’accrocher à quelque chose de concret. Le rectangle de lumière à travers la fenêtre, le bol de noix sur son napperon brodé, l’horloge.

— Tu n’as pas de A ?

Elle cligne des yeux, se rattrape au présent comme à une rampe.

— Si.

— Ajoute-le à ton verbe. Dansera.

— Mais ça va coller le I du mot à côté.

— Donc ça fait « danserai ». Futur, première personne. On ne vous apprend rien, à l’école ?

— Je suis mauvaise en grammaire.

— Si tu as besoin d’aide pour tes devoirs, tu pourras venir ici.

Elles vont se revoir, si Mahaut le souhaite en tout cas. La proposition a été jetée entre elles, à la plus jeune de s’en saisir, et en attendant sa réponse l’atmosphère se charge, la broderie qu’elles sont en train de tisser menace de se déchirer.

Le cœur de Mahaut accélère soudain sous l’inquiétude. Elle hésite, elle ne sait même pas pourquoi. Parce que c’est l’inconnu, peut-être. Parce que c’est un pas vers un Après ; après la mort de sa maman, après le coma, après toute cette colère contre son papa.

Après l’amitié de Romain, le dessert offert par Théo, la rencontre avec Lina, le thé à la menthe chez Ilyas et ses joutes verbales avec son petit-fils, après la découverte d’Arthur et de Rose. En réalité, Mahaut a déjà parcouru plusieurs mètres dans l’Après.

— Tu pourras m’aider avec la Géographie, aussi ?

Les yeux de sa grand-mère s’embuent, le temps d’une respiration, d’un clignement de paupières. Elle se reprend, mais n’est plus si raide.

— Bien sûr, répond-t-elle.

Elle ajoute de l’amour sur le plateau de jeu, secoue la tête et déclare :

— Bon, si on disait que j’ai gagné et qu’on s’installe plus confortablement ? Range le jeu, mets toi sur le canapé, je reviens.

Mahaut s’exécute. Elle n’ose pas le remettre dans le meuble – tout est parfaitement rangé ici, elle craint de mal faire – mais déplace le plateau jusqu’à la table basse et leur ressert du thé. Sa grand-mère revient avec un album photo et se tient, incertaine, debout sur le tapis. Mahaut se décale sur le sofa pour l’inviter, et elle s’y pose.

Si près, Mahaut remarque son parfum et la fine chaîne d’argent autour de son cou. Rose ouvre l’album, et la première chose qu’on y voit est une carte artisanale : du canson jaune clair, des fioritures au feutre, la photo noir et blanc d’un bébé potelé et une belle écriture déliée : « Garance et Pierre Levant sont très heureux de vous annoncer la naissance de Mahaut. »

— Ça a été un déchirement et un soulagement de recevoir le faire-part de ta naissance, raconte sa grand-mère d’une voix douce. Je n’avais pas de nouvelles de ma fille depuis presque quatre ans, et voilà que tu surgissais un matin, au milieu d’un monceau de publicités. J’étais horrifiée de tout ce que j’avais raté, mais ce premier pas vers moi…

Elles ne se touchent pas. Mais l’album ouvert sur leur deux genoux est comme une main serrée. Mahaut garde les yeux baissés.

— Il y avait votre adresse, dans une ville trop loin pour que je m’y précipite comme ça. Je ne voulais rien brusquer. J’ai acheté des cadeaux de naissance, j’ai écrit une lettre, et je vous ai envoyé un colis.

Sa voix se tord. Mahaut l’entend déglutir avant de continuer :

— Tout m’a été renvoyé, ma lettre déchirée en deux. Il y avait juste un petit mot en plus, que ton père avait dû griffonner en vitesse et qui disait qu’il était désolé, qu’il avait espéré mieux en me contactant mais que c’était trop dur pour Garance.

Le silence blessé qui avait dû suivre le paquet est toujours présent. Mahaut peut l’imaginer à côté d’elles, sur le fauteuil, un grand sourire carnassier sur sa figure sans visage. Elle aurait voulu le chasser à coups de pieds, mais avoue plutôt :

— Elle ne m’a jamais parlé de toi.

« Papa non plus » renonce-t-elle à ajouter.

— Ta maman avait la rancune tenace. J’aurais dû faire quelque chose à l’époque, trouver un spécialiste, me renseigner… Elle avait des émotions trop fortes pour un être humain, et j’ai mis bien trop longtemps à m’en rendre compte. Ou à l’accepter.

— Elle vous en voulait à cause de papa, c’est ça ? Parce que vous vouliez pas qu’elle le retrouve ?

La tension qui émane soudain de sa grand-mère la pousse à la regarder.

— C’est ton père qui t’a…

— Non, non ! la coupe-t-elle, effrayé par la colère sous-jacente. C’est Arthur. Il était ami avec maman.

— Tu as parlé à Arthur ?

— Oui, je… je l’ai retrouvé. Avec l’aide de copains. Il m’a dit qu’il avait voulu l’empêcher de partir rejoindre mon père.

Rose lâche un soupir, se détend, mais sa voix garde des accents chagrins.

— Garance m’en voulait depuis plus longtemps que ça.

Mahaut se rappelle brusquement des lettres, d’Arthur essayant de temporiser la rage de Garance envers sa mère.

— Elle n’a jamais surmonté la mort de son père. Tiens regarde, c’est lui.

Ce n’est pas la photo d’enfance que Mahaut a retrouvé dans les affaires de la cave, mais c’est le même homme en plus jeune. Les cheveux sombres, l’air terriblement sérieux, et une main tendrement passée autour de la taille d’une belle femme à son côté.

— C’est toi ? devine Mahaut.

— Oui, il y a bien longtemps.

Elle n’est pas aussi élégante qu’aujourd’hui, mais il se dégage déjà de cette jeune Rose une stature intimidante, un port de reine souligné par un discret sourire.

— Il est mort jeune. Un bête accident, une plaie infectée… Ça a été très dur pour Garance et moi.

— Je suis désolée.

— Où as-tu trouvé cette broche ? demande-t-elle brusquement.

Elle effleure les pétales d’argent. L’inscription se rappelle à la mémoire de Mahaut, une nouvelle perche tendue.

— C’est toi « Rose » ? Il y a une inscription derrière.

— C’est moi. J’avais offert ce bijou à Garance, en espérant l’aider à faire son deuil.

— Je l’ai volé dans ses affaires après sa mort.

Rose hoche la tête. Il y a beaucoup dans ses yeux à cet instant, beaucoup dans sa tête comprend Mahaut, beaucoup trop pour qu’elle en saisisse le sens. Elle décroche lentement sa broche et la lui tend, mais sa grand-mère refuse en refermant ses doigts dessus.

— C’est la tienne.

Sa peau est douce, mais froide. Elles maintiennent le contact plusieurs secondes, puis Rose tourne d’autres pages. Des photos de famille, avec une Garance bébé, ou très jeune.

— J’ai essayé de vous contacter de nombreuses fois durant tes premières années. Lettres, cadeaux pour toi, appels téléphoniques… au mieux, ton père répondait pour m’écarter avec, je le comprends maintenant, délicatesse. Au pire, la colère de Garance m’explosait au visage. Un jour, j’ai réalisé deux choses, que je ne sais toujours pas si je dois les regretter.

— Quoi donc ?

Un regard attendri de tristesse se posa sur elle.

— D’abord que je me faisais trop de mal à essayer, je ne vivais plus que pour un espoir abattu froidement à chaque fois. Ce n’était pas sain.

Elle inspire profondément, se tourne vers le mur.

— Ensuite, qu’essayer ne faisait qu’alimenter la rancœur de ma fille. Plus je vous contacterais, plus elle me détesterait. Alors j’ai arrêté. Dans un coin de ma tête, je gardais l’espoir de vous voir tous les trois surgir sur mon perron un beau matin, mais je ne l’ai pas laissé diriger ma vie.

Ses yeux se ferment douloureusement, se rouvrent.

— Est-ce que tu me pardonnes ?

— Y a rien à pardonner.

C’est sortit tout seul, parce qu’elle le pense sincèrement. Les blessures de sa maman ne sont pas les siennes, sa colère n’est pas la sienne. Elle comprend aujourd’hui quelque chose qui la terrifie mais qu’elle doit accepter : sa maman n’allait pas bien.

C’était une boule d’énergie créatrice, une pelote d’amour, beaucoup de rires et de projets. C’était une personne fragile, les pieds collés au sol par un mélange de peur et de souffrances qu’elle s’obstinait à ignorer.

Un jour, toute cette boue qui la retenait l’a englouti.

Et ni Mahaut, ni Pierre, ni Arthur, ni Rose, n’auraient pu l’aider. Garance avait décidé que c’était son père qui la sauverait, et son père n’était plus de ce monde.

Tout ça pique Mahaut, la brûle, la font claquer des dents. Elle n’aurait jamais été assez pour sa maman et c’est terrible parce qu’elle ne doute pas une seconde d’avoir été désirée et aimée. Elle pleure. Elle pleure et formule des excuses muettes à sa mère parce qu’elle va la mettre dans un coin de sa tête pour qu’elle ne l’alourdisse pas. Elle pleure et sa grand-mère la tient contre sa poitrine, et elle se sent libérée d’un poids immense.

Sa maman n’est plus là mais, en même temps, elle sera toujours là. Mahaut a combattu des dragons, elle vaincra ce chagrin.

 

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EryBlack
Posté le 29/07/2023
Re
Je quasi-chouine de nouveau :')
Encore une fois hyper juste ce chapitre, cette vieille dame. J'ai adoré la phrase où tu dis qu'elle remet de l'amour sur le plateau de Scrabble, ainsi que le jeu sur les dragons. J'ai aimé l'élucidation de Sophie et celle de la relation du papa avec un autre homme (pas facile de me souvenir précisément des moments qui ont mis la puce à l'oreille de Mahaut à propos de Sophie, et donc de différencier ceux qui se rapportaient à elle et ceux qui se rapportaient à la relation du père, mais ce n'est pas très important ; dans un vrai bouquin j'aurais juste été relire).
Pour rebondir sur le commentaire de Rach, pour moi c'est assez clair que Garance a mis fin à ses jours, mais ça ne me gêne pas que ce ne soit pas dit clairement. D'abord à cause de ton jeune lectorat cible qui aura l'espace de comprendre la situation de plusieurs manières différentes en fonction de la maturité / des chemins de vie de chacun·e. Ensuite parce que je me dis aussi que pour Mahaut tout ça est tellement dur que peut-être, l'étape de mettre les mots clairs (sur le suicide comme sur les troubles neuropsy de sa mère par exemple) viendra plus tard.
En revanche, je partage une petite incertitude sur la temporalité. Ça me gêne pas trop, mais en voyant que Rach le fait remarquer je constate que pour moi aussi c'est pas méga clair la chronologie de tout ça.
Petit relevé :
"Je vous ai surveillé" -> surveillés
"Sa grand-mère, elle, les chargent* de grosses boucles brillantes." charge
"Elle l’a déçue ? Elle ne sait pas si elle doit s’énerver qu’on la traite comme ça ou être rassurée de ne pas avoir été chassée. Ça ne l’a* (la) dérange bizarrement pas, par contre." -> j'ai trouvé le passage un peu chargé
"maintenant que les vérités ont éclatées." -> éclaté
"mets toi sur le canapé" mets-toi
"j’ai réalisé deux choses, que* je ne sais toujours pas si je dois les* regretter." Petit souci de syntaxe : le "que" remplace déjà les "deux choses", donc le pronom "les" est superflu. La formulation est peu commune à l'oral, quoique peut-être plus pour une vieille dame comme Rose !
"toute cette boue qui la retenait l’a englouti." engloutie
Elka
Posté le 26/08/2023
Merci merci Ery ♥
La chronologie ayant été changée à la fin de l'histoire, j'ai oublié des trucs. Ce sera arrangée, Garance est bien morte deux ans plus tôt.
Pour la relation du papa et ses idées sur Sophie, j'espère que ça se comprend mieux quand on enchaîne l'histoire au lieu d'attendre les chapitres sur PA >< mais y a un truc avec le copain du père qu'il faut que j'éclaircisse je pense.
Très fière de ma grand-mère je suis =D
Rachael
Posté le 16/07/2023
Elle est bien, cette rencontre, et l'idée du scrabble est géniale. La grand mère n'est pas commode, cela colle bien avec le peu qu'on pouvait savoir d'elle par les lettres de sa fille.
Pour moi, c'est sur le personnage de Garance qu'il reste du flou : je n'ai toujours pas compris si elle est morte dans un accident ou si c'était un suicide. J'ai peut-être manqué une allusion, avec la lecture en petits bouts et ma mémoire de poisson rouge, mais il me semble que ce n'est dit clairement à aucun moment.
Autre petite chose, elle est morte il y a deux ans, mais pourtant il y de petites allusions, comme le fait que Mahaut devra s'habiller toute seule pour la photo de classe qui laissent penser que c'est plus récent. Du coup j'ai eu du mal à avec la chronologie. Je ne suis pas sure que je comprenne aussi tout à fait pourquoi Mahaut dit qu'elle a été abandonnée ou pense que sa mère ne l'aimait pas.
Mais comme la mère est évoquée de manière très minimaliste dans la première partie de la deuxième partie (tu me suis?), j'ai peut-être aussi oublié des infos, il faudrait que tu voies le ressenti de quelqu'un qui lit ton histoire en continu.
Elka
Posté le 26/08/2023
Merci Rach ♥
Pour la mort de Garance, je rebondis sur le commentaire d'Ery : je n'ai rien dit clairement, et c'était volontaire. Qu'on comprenne ou pas, ça ne me dérange pas. En partie parce que c'est un truc qu'on peut capter selon l'âge/le parcours de vie/ses propres idées quand on lit une histoire/L'état d'esprit du moment... Et en partie parce que ce n'est pas important, dans le fond. Ce qui importe c'est ce que sa mort aura brisé et réparé, d'une certaine façon. La façon dont chacun va avancer.
Et pour être honnête, je n'ai décidé de son suicide qu'assez tard dans la rédaction. D'abord je me disais que c'était de maladie, puis un accident (c'était redondant avec celui de Mahaut, qui du coup aurait dû avoir un symbole miroir de suicide très fort)... Et finalement j'ai découvert Garance en l'écrivant, et c'était agréable pour moi en tant qu'autrice !)
Merci pour les points sur la chronologie ! Je l'ai changé en relecture sur les conseils de Nothe, et j'ai oublié des points !
Mahaut se dit que sa mère ne l'aimait pas parce qu'elle a choisi de se tuer plutôt que de rester avec eux ":) c'est une pensée enfantine et desespérée, fausses bien entendue, mais que j'imagine qu'on pourrait avoir besoin de formuler. Au moins pour qu'elle soit démentie.

Merci de ton précieux retour, Rach ! J'espère que ma réponse aura un peu éclairci tout ça
Rachael
Posté le 27/08/2023
Hello,
Pour être plus claire sur la mère et ce qui me "gêne", c'est qu'en effet, à la fin on sent clairement que c'est un suicide, mais au début, tel que tu l'as écrit, on n'a vraiment pas trop d'indices, et perso, j'avais vraiment pensé que c'était un accident. Donc, qu'on n'ait pas de certitude absolue, ou du moins qu'on se fasse une idée avec les indices que tu donnes, c'est OK, mais il faut que tu vérifies que c'est bien cohérent tout du long ( je ne dis pas que ce ne l'est pas, étant donné ma lecture en petits tronçons, il me manque une vision "consolidée" de l'histoire). Et puis, ce qui m'a manqué aussi, c'est de savoir ce que Mahaut, elle, savait de cette mort. Est-ce qu'on lui a tout dit ou pas ? Est-ce que c'était clair pour elle depuis le début ? C'est peut-être pas évident à faire passer, mais cela me semble important pour la dynamique du perso de Mahaut qu'on sache si on lui a caché des choses ou pas.
Une question: pourquoi tu est partie sur cette période de 2 ans ? C'est pas un peu long pour juste commencer à faire le deuil ? Et puis il s'est passé quoi dans l'année scolaire intermédiaire ?
Bon désolée si je pose plein de questions "hors champ" mais c'est pour que tu saches ce qui peut poser question lors de ta réécriture/correction future...
Bises
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