2 - Prison

Zak était là. Ses yeux exorbités ne distinguaient pas grand-chose, avec ses lunettes en travers de la figure. Ses boucles sombres retombaient contre ses paupières, l’affublant d’une frange mouillée et collante. Mais il avait reconnu, presque par instinct, la silhouette élancée de sa meilleure amie. L'un et l'autre, pâles comme des linges, reprirent vie d'une même respiration.

Autour d'eux, plus de murs miteux et de parquet proche de rompre. Leurs bottes boueuses tâchaient un magnifique tapis aux nuances carmines, étendu sur un plancher si propre, si brillant que leurs reflets s’y tenaient tout entier. Comme ils se faisaient face, chacun pouvait distinguer ce qui se trouvait derrière l’autre. Dos à Zak, quelques fauteuils de velours laissaient deviner une vaste pièce aux allures de salon royal, séparé de l’entrée par de magnifiques arches sculptées. Il en émanait une forte odeur de vieux bois, de vieux livre, et de bougies éteintes. Du côté d’Anya se trouvaient d’autres canapés organisés autour d’une table basse, elle-même occupée par un vase aux fleurs séchées, une carafe de cristal et un cendrier. Plus loin, au-delà d’arches parallèles aux premières, apparaissait un bar plaqué de marbre et bordé d’une rangée de tabourets matelassés de cuir.

Quelque part se jouait un air de jazz, mal retransmis par le ton chuintant d’un gramophone.

Un toussotement attira leur attention. Quelques secondes plus tôt, un escalier bringuebalant se trouvait pile là où, à présent, trônait un homme accoudé derrière un comptoir de chêne massif. Bien qu’il leur parut plutôt jeune – peut-être une décennie de plus que Zak –, ses cheveux d’un blanc pur contrastaient avec la teinte dorée de sa peau. Sa main gauche, aussi épaisse qu'il était grand, tenait un stylo plume dont l'extrémité tapotait lentement contre le livre ouvert entre ses avant-bras.

— Des enfants… vraiment ? me lança-t-il, bien conscient qu'il n'obtiendrait aucune réponse.

Quelques clefs frémirent parmi l’innombrable collection étendue sur tout un pan de mur, derrière lui.

— J'ai seize ans, maugréa Anya. Je ne suis pas une gamine.

Elle reprit aussitôt, la langue acérée et l’œil teinté de rancune :

— Et vous êtes qui, d'abord ?

L’homme indiqua la petite plaque dorée qui brillait contre son torse. Il y était noté, en lettres capitales :

— Niko. Le concierge.

Zak ouvrit la bouche, mais contrairement à Anya, il ne parvint pas à organiser ses pensées. Les questions fusaient dans tous les sens, mais aucune ne passait la barrière de sa gorge. Son amie ne se priva pas de parler à sa place.

— Vous faites quoi ici ?

— Je travaille, répondit Niko d'un ton monocorde.

— Où est-ce qu'on est ?

— A Passe-Serrure.

— Qu'est-ce que-

— C'est un interrogatoire ?

Niko n'eut pas besoin d'hausser la voix. Elle sonnait déjà assez grave, assez menaçante pour empêcher Anya d'insister. La frustration contenue entre ses lèvres qu’elle mordillait, elle observa plus en détail leur étrange interlocuteur ; un bâillement souleva sa poitrine, serrée dans un corset dont le laçage complexe remontait jusqu’aux épaules. Ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient là, mais cet homme ne semblait pas le moins du monde surpris de voir deux adolescents apparaître à trois mètres de lui. Il semblait attendre quelque-chose. Quelqu’un, peut-être ? S’il ne se montrait pas si froid, Anya croirait presque que c’était eux, qu’il attendait. Cette histoire lui parût tout à coup si insensée qu’elle se demanda si ce n’était pas un cauchemar. Mais Anya n’était pas dupe ; les mauvais rêves ne faisaient jamais aussi mal.

Zak, qui reprenait un peu de sa consistance, s’avança à son tour.

— Écoutez… on était… il y avait cette maison, et... on ne sait pas comment on est arrivé ici. On ne – on n’a rien à faire là.

— Oui, gloussa Niko, c’est ce qu’ils disent tous -

L'éclat d'une sonnerie derrière le comptoir fit bondir les deux adolescents. Le concierge soupira, s’excusa un instant, et décrocha un combiné dissimulé dans un tiroir de son office.

— Oui ? Oui. Oui… Oui-oui ! Oui.

Son regard d'une clarté de lune jaugea les nouveaux arrivants l’un après l’autre.

— Non, deux. Oui, je sais. Des enfants, en plus.

Zak étouffa la révolte d’Anya d’une main sur son épaule.

— Oui. Exactement. Prévient Craig. Terminé.

Un léger bruit de clochette accompagna le raccrochage. Niko retrouva le tapotement régulier de son stylo, sa moue blasée, et sa conversation.

— Qu'est-ce que je disais ? Ah, oui. Personne ne sait jamais ce qu'il fait à Passe-Serrure. C’est comme ça. On n’y peut rien.

A peine acheva-t-il sa phrase qu’il éclair de génie écarquilla ses paupières.

— Minute – pour vous, ce n’est peut-être pas encore…

Niko bondit par-dessus le comptoir et retomba devant eux avec la légèreté d’une plume. Sans un bruit. Sans même effleurer les pages de l’énorme registre qui, ouvert, lui montait jusqu’au milieu du buste. Le concierge empoigna un adolescent dans chaque main et traversa le hall d’entrée aussi vite que ses jambes le lui permirent. La porte, elle aussi, ne ressemblait en rien à celle par laquelle Anya et Zak étaient arrivés ; un épais vitrail projetait de douces nuances bleues, vertes et grises sur le paillasson. Au centre, une tâche rouge. « Une pomme », pensa Anya. Et sitôt que le fruit lui monta à l’esprit, elle arrêta net sa course, entraînant avec elle les deux garçons qui manquèrent de s’écraser par terre.

— Je suis Anya, expira-t-elle comme si sa vie en dépendait. Anyastasia Mozorov.

Elle pointa son ami d’un geste du menton.

— Et lui, c’est Zakaria El Attar. Maintenant, vous allez nous aider ?

Zak lui retourna un regard médusé. D’aussi loin qu’il se souvienne, elle ne l’avait jamais appelé comme ça. Une syllabe lui avait toujours suffi. Mais ici, à ce moment précis et sans en saisir la raison, elle avait ressenti le besoin vital de se présenter à cet inconnu.

C’est ainsi que je suis entré dans la tête d’Anya Mozorov. Et c’est ainsi qu’Anya Mozorov a entraîné dans sa chute celui qu’elle protégeait comme son frère. Certains penseront sans doute qu’un nom n’est pas assez pour précipiter quelqu’un dans l’abîme. Ils ont tort ; pour moi, c’est déjà suffisant. Car quand un nom me vient à l’Esprit, les larmes finissent toujours par couler.

Le concierge desserra son emprise sur les adolescents et essuya ses paumes humides contre son corset avant de se masser les tempes. Mes deux nouveaux passeurs constatèrent alors que Niko n’avait que trois doigts à chaque main.

— Bon, grogna-t-il, au moins, j’aurais essayé…

Il tendit une main à trois doigts devant Zak, qui mit quelques secondes à comprendre qu’il cherchait à le saluer. Ses sourcils d’un blanc immaculé se froissèrent dans une expression dubitative.

— Vous ne faites pas comme ça, à Lania’Këa ?

— Lania-quoi ?

— Ah oui… murmura Niko, soudain embarrassé. Je suppose qu’il faut tout reprendre à quark.

Zak perdit les couleurs qu’il venait de reprendre. « Cet homme me parle dans une autre langue » songea-t-il – ce qui n’était pas tout à vrai, sans être faux pour autant.

De son côté, Anya peinait à émerger de l’étrange état provoqué par le vitrail. Ce n’était pourtant qu’un fruit dessiné par des éclats de verre teinté ! Ses pensées lui avaient échappé un instant, et ne lui revinrent avec aucun autre souvenir que cette pomme étrange… mais il subsistait, quelque part au fond d’elle, la sensation d’avoir vécu un voyage comme on n’en vit pas sur Terre.

Niko se dirigea vers le bar au plateau de marbre. Avec la même agilité qu’auparavant, il survola le comptoir, étendit un de ses immenses bras vers le plus haut des placards, et s’empara d’une pile de trois verres qu’il aligna sur le comptoir. Quand il releva les yeux, prêt à servir ses invités involontaires, il découvrit qu’ils n’avaient pas bougé d’un centimètre.

— C’est pas possible… soufflèrent-ils d’une seule voix.

Le concierge avait des ailes. Deux appendices translucides, nervurés d’orange et de brun, lui sortaient d’entre les omoplates, passaient sous son corset et descendaient jusqu’à l’intérieur de ses genoux. Anya comme Zak ne croyaient pas aux fées. Personne ne pourrait leur en vouloir ; dans leur monde, elles n’existaient pas.

— Venez boire un coup d’eau, les jeunes. Au début, Passe-Serrure, ça déshydrate.

D’une même impulsion, Zak et Anya se ruèrent vers la porte. Le premier empoigna la poignée. La tourna dans tous les sens. Tira. Poussa. Le loquet claquait bruyamment à l’intérieur du mécanisme. Le battant trembla, mais ne céda pas.

— C-c’est verrouillé !

— C’est ce qu’on va voir… pesta Anya en prenant trois pas d’élan.

L’adolescente abattit son pied dans les vitraux avec un cri de rage. Le fracas résonna dans tout l’étage, mais la porte resta indemne. Anya recula à nouveau ; tant pis pour la casse. Tant pis pour ses chaussures, sa jambe, et tout le reste. Personne ne l’enfermait. Personne n’avait le droit de la restreindre, qu’importait où et comment. Elle était libre, maintenant. Elle n’avait pas fait tous ces sacrifices pour se retrouver dans une autre prison.

— Qu’est-ce que c’est que ce FOUTOIR ?

Une vocifération gutturale arrêta sa troisième tentative avant l’impact. Zak l’empoigna d’un réflexe et l’éloigna de l’erreur qu’elle venait de commettre. Des pas martelaient le sol du salon, rapides, brutaux, jusqu’à la source du vacarme.

L’un et l’autre comprirent dans la seconde qu’ils auraient mieux fait d’obéir sans broncher.

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Tac
Posté le 19/08/2025
Yo !
Ce deuxième chapitre maintient le rythme du premier. Il se passe pas mal de choses étranges, qui je suppose trouveront leurs réponses plus tard. J'ai trouvé surprenante la survenue de la première personne du singulier, cela m'intrigue pas mal. J'apprécie ces différents mystères qui se dévoilent et se cumulent au fur et à mesure, sans non plus déborder.
A bientôt !
James Baker
Posté le 10/06/2025
Bonjour Aspen!

"A peine acheva-t-il sa phrase qu’il éclair de génie écarquilla ses paupières." --> qu'un éclair

"Bon, grogna-t-il, au moins, j’aurais essayé…" --> j'aurai (futur simple et non conditionnel présent).

Intéressant, mais j'ai peiné à suivre exactement certains éléments, comme la séquence d'action de la fin. Frappe-t-elle une porte ou un vitrail? Écoue-t-elle à casser le vitrail deux fois ou éclate-t-il de façon incomplète imparfaite? Ou est-ce que c'est la porte qui tient bon?

J'apprécie l'utilisation d'une pomme comme symbole du moment où une femme entraîne un homme dans sa chute.

À bientôt!
Elly
Posté le 04/05/2025
J'ai été surprise par le moment où le récit passe à la première personne, je ne m'y attendais pas. Je ne sais pas trop quoi penser de ce "Je", il ne m'inspire rien qui vaille.
Je trouve que les réactions de Zak et Anya sont plutôt réalistes. Je me demande qui est cette voix qui s'apprête à leur passer un savon !
Aspen_Virgo
Posté le 07/05/2025
Héhé, je suis content que l'effet soit réussi... j'ai mis du temps à trouver comment intégrer le point de vue interne :D
Aspen_Virgo
Posté le 07/05/2025
Héhé, je suis content que l'effet soit réussi... j'ai mis du temps à trouver comment intégrer le point de vue interne :D
Syanelys
Posté le 26/04/2025
Très "sympathique", ce Niko angélique ! Je pense que nos deux amis auraient préféré tomber dans les pommes plutôt que de tomber sur cette pomme-là !

L'univers de Passe-Serrure continue d'intriguer avec ces nouveaux "passeurs" involontaires. Voyons jusqu'où iront ces adolescents dans ton aventure ;)
Aspen_Virgo
Posté le 01/05/2025
Ahah, le malaise ne les aurait peut-être pas sauvé :D
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