Un homme déboula dans le hall. Rond, large d’épaules, les cheveux élégamment noués à l’arrière de sa nuque, bruns comme la barbe de trois jours qui assombrissait ses joues et son double-menton. Pas aussi grand que Niko. Plus âgé, aussi. Zak lui donnait quarante ans. Anya, cinquante – sans doute à cause des épaisses poches sous ses yeux tombants, dont les veines éclatées cerclaient deux iris noires, braqués sur eux.
— C’est vous qui faites ce vacarme ?
D’instinct, la jeune fille saisit le canif fermé dans la poche de son gilet.
— Z’étiez en train de frapper dans la porte ?!
— N-non, tenta Zak.
— Oui, coupa Anya. On va sortir d’ici. Laissez-nous passer, sinon-
L’inconnu leva l’index, signe de silence. Dans ses yeux, la peur remplaça la colère. Pétrifiés avec lui, les adolescents écoutèrent craintivement les derniers échos de leur carnage. Le silence qui s’installa ensuite pesait lourd dans la gorge. Précaution inutile ; il en faudrait plus pour ébranler ma patience.
— On a de la chance, conclut le dernier venu. Il doit être de bonne humeur.
Le lustre avait cessé de tanguer. La charpente ne craquait plus. Ne subsistait de l’altercation que la fureur contenue par Anya. Qui était-il, celui-là, pour lui donner des ordres ? Personne ne la forçait à se taire ! Son arme encore serrée dans la paume, elle n’eut pas le temps de dégainer que l’homme se tourna vers eux, le regard bizarrement adouci – ou peut-être qu’il s’attrista.
— Y’faut pas jouer avec sa vie comme ça, les enfants.
Le rouge monta aux joues d’Anya, déjà bouillonnante.
— Je ne suis pas-
— M’appelle Craig. Bienvenue à Passe-Serrure. Enfin… si on peut dire…
Derrière le bar, Niko, qui avait tout vu sans broncher, saisit un quatrième verre et l’aligna avec les précédents. D’un geste de la main, Craig les invita à rejoindre le concierge. Difficile de croire qu’ils s’étaient effrayés d’un pareil bonhomme ; certes, sa carrure peu commune pouvait impressionner. Son costume – chemise, cravate, veston d’où pendait une chaînette d’argent – renvoyait à une époque lointaine, où les chevaux conduisaient les voitures et la tour Eiffel se construisait encore. Mais son allure nonchalante, ses bras ballants de part et d’autre de son corps tout à coup affaissé n’avaient plus rien à voir avec la menace qui s’était abattue sur eux. Il expirait presque à chaque enjambée, d’un soupir à en fendre un cœur de pierre. Anya ne tarda pas à abandonner son couteau au fond de sa poche. « Ce type est profondément désespéré », pensa-t-elle. Pensée partagée par Zak.
L’un et l’autre s’assirent au bout du comptoir, sur les tabourets que Craig tira pour eux. D’un pas lourd, il contourna le bar, en expulsa Niko qui s’installa à l’extrémité opposée, et commença à vider une carafe d’eau dans les verres des adolescents.
— Bon, inspira-t-il. D’abord, buvez. Parce que ce que vous allez entendre… et bah, c’est pas joyeux à avaler.
Les verres étaient beaux. Petits et très arrondis, avec une surface aux reliefs diamantins où il était gravé, en courbes gracieuses, les initiales « P.S ».
Le bouchon d’une bouteille fusa vers le plafond. Craig, recueillit la mousse, puis la boisson dans son propre verre avec la même générosité que pour ses jeunes invités.
— Premièrement, si cette porte s’est refermée, c’est que vos noms sont inscrits dans le Registre. Et si vos noms sont inscrits dans le Registre, c’est que l’un de vous deux a eu la bonne idée de confier son nom à Passe-Serrure.
— C’est la fille, lança Niko, blasé.
Insensible au claquement de langue qu’elle lui retourna, il s’empara de son verre, plein d’un cocktail aux nuances d’un bleu azuré. Il flottait à l’intérieur une très légère vapeur, comme un lac balayé par la brume. Zak espéra que le liquide translucide qu’on venait de leur servir était bel et bien quelque chose qu’ils pouvaient boire sans risque. Discrètement, il en sentit le contenu ; de l’eau, apparemment.
— C’est bon, l’humaine. Tu ne pouvais pas deviner. Il paraît qu’à Lania’Këa, on ne connaît même pas Passe-Serrure. Alors les pièges du Réceptionniste…
— Niko, somma Craig.
— Mais c’est vrai ! Je n’y peux rien si la neuvième porte ne s’ouvre jamais ! Vous, les humains, vous êtes tellement…
Le fond du verre – déjà vide – de Craig cogna contre le comptoir. Le concierge s’interrompit aussitôt, nez dans le sien. Il le laissa reprendre :
— Le Réceptionniste dirige cet endroit. C’est un peu comme… l’âme de Passe-Serrure. Il voit tout. Il sait tout, sur tout le monde… du moment qu’on lui laisse accès à notre identité véritable.
Zak laissa échapper un gloussement nerveux.
— Quoi… ce serait comme… une sorte de Dieu ?
Craig ne répondit pas.
— Pff, grogna Anya. Un dieu... puis c’est quoi, d’abord, cette histoire de Lania-truc ? Nous, on vient de Paris. Et on va à Londres. Point barre. Il n’y a pas de Passe-machin qui tienne.
— Lania’Këa, poursuivit Craig avec calme, est le monde d’origine de la Terre. Chez nous, on l’appelle Univers. Mais pour les différencier des autres, à Passe-Serrure, il prend le nom de Lania’Këa.
Anya se figea. La moue méfiante qu’elle arborait s’effaça peu à peu de son visage. Plusieurs univers ? Elle avait lu des articles à ce sujet. Des extraits de revues scientifiques vulgarisées, conseillées par son professeur de sciences physiques, auxquels elle n’était pas certaine d’avoir tout compris. Mais elle les avait lus, ce qui arrivait rarement avec ses devoirs, et encore moins avec les travaux facultatifs.
— Vous parlez de la théorie des dimensions parallèles ?
— Parallèles ? Non. Je crois que c’est différent. Enfin… ce n’est pas mon domaine. Ici, je ne suis que le barman, mais…
Niko acheva une gorgée à grand bruit avant de claquer à son tour son verre contre le marbre.
— Ce n’est pas compliqué : Passe-Serrure est un monde entre les mondes. Neuf portes d’entrées, pour neuf univers. Vous venez du dernier, et moi, du quatrième, mais on s’en fiche après tout, parque qu’on est tous piégés ici.
Zak gloussa. Un frisson glacé lui coula le long de l’échine. Rire, c’était tout ce qu’il y avait à faire. Ce n’était pas possible. Il ne pouvait pas croire de telles histoires. Les voyages parallèles, ça n’existait pas. Les fées mal évelées qui parlent, ça n’existait pas non plus. Et pourtant, une fée mal élevée qui parlait cherchait à lui démontrer le contraire. Un cauchemar ? Il aurait voulu y croire… mais dans les rêves, la douleur n’existait pas. Ici, Anya et lui avaient eu mal.
De son côté, Niko commençait à se curer le dessous des ongles avec le pic en bois tiré de son cocktail.
— Toi et ta copine, vous êtes partis pour rester là un bon moment, siffla-t-il. Parce que le seul moyen d’espérer rentrer chez soi, c’est d’obtenir un rendez-vous avec le Réceptionniste.
Un torchon traversa la longueur du bar et percuta la tête de Niko qui encaissa, toujours aussi blasé.
— Tais-toi, maintenant ! pesta Craig. Non mais, Niko… tu les as regardé ? Ils ne pourront jamais-
Anya bondit de son siège qui bascula en arrière.
— Quoi ? On ne pourra pas quoi ? Vous n’avez aucune idée de qui on est, déjà, et…
Craig posa les deux coudes sur la table. Lentement. Là, seulement, il arriva à la hauteur des adolescents, qui se figèrent à nouveau. Son haleine empestait l’alcool et le tabac froid.
— Si le Réceptionniste vous a envoyé ici, c’est qu’il a l’intention de vous garder. Alors peut-être qu’on n’a aucune idée que qui vous êtes, comme tu dis… mais croyez moi, nous, on connaît Passe-Serrure.
Un double tintement retentit dans le hall. Niko quitta son tabouret. Craig demeura un instant l’oeil dans le vague, comme hanté par ce petit son qui l’avait fait sursauter, puis se redressa, un sourire doux-amer aux lèvres.
— Je crois que vos chambres sont prêtes. Vous allez pouvoir vous sécher, vous changer, et vous reposer un peu. Les premières nuits sont toujours difficiles, mais au final, on finit par s’habituer.
Derrière le bureau du concierge, deux crochets s’étaient subitement détachés du mur aux innombrables trousseaux, laissant tomber deux clefs d’or sur le parquet.
— Allez. Je vous accompagne.
J'ai du mal à comprendre exactement ce que cherchaient / sur quo s'attendaient à tomber nos deux protagonistes à la place de Passe-Serrure ; sont mentionnés une maison et un voyage vers Londres, mais pour moi ça ne reste pas clair, alors que d'après Anya au chapitre 1, tout était minutieusement calculé. Pour moi cela devrait prendre un peu plus de place ; par exemple une inquiétude de pas réussir à attraper le train ou le bateau prévu.
J'ai relevé ceci "mais on s’en fiche après tout, parque qu’on est tous piégés ici", j'ai pas l'impression que le "parque" soit volontaire, ou alors je n'ai pas capté le jeu avec la langue.
J'ai passé un très bon moment avec ce chapitre, je trouve lhistoire prenante, et je crois que je le dis à chaque fois, mais je suis épaté par le dosage des mystères et des suspens, je suis captivé. J'ai autant envie d'en savoir plus sur ce qui va se passer que sur ce qui s'est passé qui a emmené les deux ados là où ils sont actuellement.
A bientôt !
"épaisses poches sous ses yeux tombants, dont les veines éclatées cerclaient deux iris noires, braqués sur eux." --> iris est masculin, noires devrait donc être "noirs".
Une petite remarque sur le canif comme arme : à moins qu'il ne possède un cran d'arrêt, un canif a plus de chance de blesser celui qui l'utilise pour frapper. Un petit couteau ne blesser sérieusement qu'en estoc (en taille, il ne représente qu'une distraction mineure) et l'estoc a toutes les chances de replier brutalement la lame sur les doigts de l'attaquant. Une précision pourrait être de rigueur.
"Il expirait presque à chaque enjambée, d’un soupir à en fendre un cœur de pierre." --> "à fendre un cœur de pierre". Je pense que la phrase aurait une meilleure sonorité avec "...à chaque enjambée un soupir à fendre..." , mais c'est une question de style personnel; la "coquille" est seulement le "en" en trop.
J'ai une vibe de Poul Anderson et Michael Moorcock en lisant ceci. Chez le premier, l'auberge du Vieux Phénix était l'intersection entre les univers parallèles. Chez le second, un bateau navigait les courants entre les mêmes univers paralèles. J'ai toujours apprécié le concept, même si Moorcock était un peu schématique dans ses récits (surtout les premiers). C'était une autre époque de la Fantasy.
J'apprécie également le concept ici. Ma curiosité est piquée.
Je confirme; 9 enfers chez Dante et 9 mondes le long d'Ygdrasil. 9 a aussi un sens symbolique riche. Marque la fin d'un cycle (car il précède 10); la sagesse et la plénitude (notamment chez les Chrétiens, ou 3 représente la perfection et ou 3x3, c'est la perfection ultime. Tout comme 666 (6 représenté 3 fois) est la perfection de l'imperfection et donc... bref. Tu peux faire des recherches sur ce chiffre si tu veux ajouter des parallèles au fil de ton histoire.
À bientôt!
Je ne savais pas combien d'étoiles ils mettront au final à cet hôtel qui n'en est pas un mais en tout cas, ça profite bien du bar et ça obtient des chambres individuelles !
En lisant ta description, j'ai eu l'impression de me trouver en plein Purgatoire en me demandant combien d'enfers différents existaient dans l'univers de Dante. De tête, j'aurais dit 9 avec une histoire de 9 portes. C'est en lien ou je me trompe totalement ?
En tout cas, super charismatiques Craig et Niko : on sent qu'ils sont plus blasés qu'autre chose de devoir leur expliquer qu'ils dépendront désormais du bon vouloir du réceptionniste !
À suivre !
Par rapport à Dante, figure-toi que je n'y avais pas du tout pensé ! j'étais plutôt parti sur un micmac de théories scientifiques... mais pas d'inquiétude, nos nouveaux passeurs découvriront les secrets de ces univers bien assez tôt :)