Anya Morozov courait. Dans sa tête, des couleurs. Bleu gyrophare. Violet hématome. Feux tricolores et phares de voitures. Les nuances gris-noires d'une soirée d'orage. Et du bruit. Sonnerie de lycée. Sirènes. Pluie battante contre les tympans.
Ses jambes, alourdie de fatigue et pourtant si légères, martelaient le sol boueux et accidenté de la friche. Deux flaques se formaient dans ses chaussures. Ses semelles couinaient. Elle dérapait à chaque virage, trop pressée pour esquiver les flaques. L'eau retombait en ressac sur ses chevilles, à peine protégées par de fines soquettes noircies de crasse. Mais cela ne la dérangeait plus. Tête nue sous la tempête, son corps n'était plus qu'un amas de peau glacée et de muscles brûlants. Son sac plein à craquer rebondissait contre le bas de son dos. Ça faisait mal. Mais jamais plus mal que l’idée d'abandonner maintenant.
L'objectif approchait. Tout se déroulait exactement comme prévu. Elle n'avait laissé aucune place au hasard ; un mois qu’elle arpentait le quartier pour en chercher le chemin le plus rapide, le plus sûr, le plus discret. Elle avait marché longtemps. Prit d’innombrables détours. Tout mémorisé sans carte ni plan. Ils auraient pu découvrir ce qu'elle planifiait. Sans téléphone, non plus. Ils la retrouveraient en un battement de cil. Elle avait tout prévu… sauf la pluie de cette nuit.
Son cœur tambourinant jusqu'au bout de ses doigts engourdis, elle longea le terrain vague, sommairement protégé par une grille de chantier. Les panneaux couverts de tags et de stickers annonçaient l'ouverture prochaine d'un centre commercial dont les ouvriers n'avaient pas encore achevé les fondations. De l'autre côté de la route, des immeubles. Des lampadaires, aussi. Même s'il ne fonctionnait qu'une ampoule sur trois, même si personne ne traînait dans ce quartier à une heure pareille, sous une pluie pareille, même si, de toute façon, elle était à Paris, et qu'à Paris, personne ne remarquait personne, Anya préférait esquiver la lumière. Elle courait tête baissée. N'avait croisé que deux ou trois passants, et un sans-abri avec son chien. Chaque fois, son cœur avait manqué un battement. Chaque fois, elle s'était dit « et si c'était lui ? Et s’il se doutait de ce que je suis en train de faire ? »
A sa droite, les bâtiments s'ouvrirent sur une impasse perpendiculaire. Son arrêt trop brusque manqua de lui faire cracher ses poumons. C'était là. Juste assez loin pour que le bourdonnement incessant des voitures disparaisse sous les caprices de la météo. Ici, on n'entendait que le vent.
Anya s'enfonça dans l'impasse, juste assez large pour deux personnes. Le nez froncé, elle esquiva les sacs poubelles éventrés, les crottes de chiens et les traces d'urine non identifiées. Dégoûtant, mais pas assez pour la rebuter. L'unique issue de cette allée sans nom portait une chaîne à ses poignées, reliées par un épais verrou à clef. Perchée au somment d'un escalier à deux marches, cette porte tenait à peine sur ses gonds. Son vieux bois vermoulu, tagué par endroits et mal repeint, accueillait une fente débordant de lettres et de journaux périmés, se fondant en une masse informe d'encre et de papier.
Dégoulinante, Anya se réfugia sous le porche. Sa langue chercha un peu de salive dans sa bouche asséchée ; elle s'humecta les lèvres. Peu à peu, ses épaules ralentirent leur tressaillement. C'était fait, maintenant. Elle avait réussi. Son œil dévia sur sa montre - un simple cadran à aiguilles, maintenu à son poignet par un bracelet rose à petits chats. Une breloque d'enfant. Elle ne l'aimait pas. C'était ridicule, pour une fille de son âge. Mais c'était le modèle le moins cher qu'elle avait pu trouver.
Vingt-et-une heures trente. Pile. Un rictus lui releva le coin des lèvres. Pour quelqu'un qui ne connaissait pas la ponctualité, elle venait décidément d'accomplir un exploit. Pourtant, le nœud dans ses tripes refusait de se desserrer ; il lui manquait l'essentiel. Le nom qui pulsait dans son esprit à la vitesse de son pouls.
Zak.
Le mobile de sa fuite.
— Qu'est-ce qu'il fabrique…? marmonna-t-elle.
La douleur lancinante qui lui parcourait le dos lui coupa toute réflexion. Son équipement pesait trop lourd. Elle devait s'en délester, et vite. De toute manière, Zak connaissait le chemin. Il n'aurait qu'à entrer. Après tout, c'était elle qui se chargeait du plus difficile.
Anya se contorsionna pour accéder à la poche avant de son sac. A l'aveugle, ses doigts tâtèrent un briquet, un paquet de chewing-gum au réglisse, quelques capuchons de stylo et miettes de crayon taillé, avant de s'arrêter sur une paire de trombones. D'un geste mécanique, elle les tordit dans un sens, dans l'autre, et se pencha sur le cadenas.
— Mais… il n'est pas...
A peine s'appuya-t-elle sur l'entrée que le verrou ricocha au sol. Les battants frémirent. La chaîne tomba et tinta sur la pierre mouillée.
Le souffle d’Anya se bloqua. Déjà ouvert ? Depuis quand Zak avait-il apprit à crocheter les serrures ? Car ça ne pouvait être que lui. Ça ne devait être que lui. Mais s'il se trouvait à l'intérieur… comment avait-il pu remettre la sécurité ?
Un réflexe emmena sa main dans l'unique poche de son gilet. Entre les tissus, la lame repliée d'un petit couteau. Son dernier recours.
— Zak…?
Personne ne répondit. De toute manière, il était impossible de s'entendre à un mètre, sous une pluie pareille. Les gouttes se fracassaient à grand bruit sur le auvent perforé d'où ruisselait, ça et là, une eau souillée de rouille. Anya appela à nouveau, à peine plus fort, et attendit un instant ; toujours rien. Elle se décida à pousser le battant, tout doucement, du bout des ongles. La porte trempée grinça si fort que l’intruse crut qu'elle se fendait dans sa main. L'écho de l'ouverture se perdit à l'intérieur du bâtiment.
« J'aurais dû prendre une lampe de poche » pensa-t-elle, les lèvres pincées en une expression d'auto-jugement. D'habitude, elle se contentait de la lumière de son téléphone. Mais maintenant, elle devrait se contenter de ses petits yeux gris-verts, qui voyaient tout juste aussi bien que la plupart des gens - c'est à dire, pas dans le noir.
Elle approcha sa figure de l'interstice. Personne en vue.
Alors elle s'avança. Juste un pas, pour ouvrit tout à fait la porte. Son ombre se projeta sur le parquet, immense et incertaine dans la pénombre de cette nuit d'octobre. Toujours rien là-dedans. Juste quelques feuilles volantes, quelques planches cassées et des toiles d'araignées. Dommage. Vu la chaîne qui gisait à l'entrée, Anya s'attendait à mieux. Pas un trésor non plus, mais seulement quelques meubles que les anciens propriétaires auraient pu oublier, ou abandonner sur place. Des palettes. Un canapé. Un matelas, peut-être. Elle vida ses poumons d'un soupir ; pas besoin de grimper l'escalier - qui n'inspirait d'ailleurs pas confiance - pour comprendre qu'ils passeraient leur première nuit de fugitifs à dormir à même le sol.
— Zak, tu es là ?
Anya fit un autre pas. A peine posa-t-elle son deuxième talon dans le vestibule délabré qu'un violent vertige ébranla son équilibre. La porte claqua derrière elle. Un bruit strident éclata dans son crâne.
Il y eut un flash.
Anya voulut crier. Sa gorge se déchira, mais aucun son n'en sortit. Sa peau toute entière la brûla d'une douleur électrique, comme si le monde extérieur, pore par pore, la grattait au rasoir.
Le frisson s'acheva aussi brutalement qu'il était arrivé. L'enfer en un battement de cil – car ça n’avait pas duré, c’était sa seule certitude. Ses paupières papillonnèrent un instant. Doucement, la pulpe de ses paumes se décolla de son visage. Ses jambes la tenaient toujours. Son jean troué aux genoux, son vieux gilet gris effiloché lui collaient toujours aux membres. Ses doigts crispés s'étaient emmêlés dans ses mèches blondes, échappées de son chignon engorgé de pluie.
— Anya…?!
Cette voix. Nasale et timorée. Plus âgée qu'elle ne le laissait entendre. Une voix qu'Anya reconnaîtrait entre milles.
Elle redressa la tête.
C'était lui.
Hé ben, quel début ! Haletant, mystérieux, tout en étant, pour moi, clair et précis. Très chouette, bravo !
J'ai juste relevé ceci, dont jai trouvé la formulation maladroite : "Même s'il ne fonctionnait qu'une ampoule sur trois, " --> "même si seulement une ampoule sur trois fonctionnait" ( par exemple)
A bientôt !
« Son œil dévia sur sa montre – un simple cadran à aiguilles, maintenu à son poignet par un bracelet rose à petits chats. Une breloque d’enfant. »
Tu justifies cela par le prix, mais on sent que ce n’est pas juste une question d’argent ! Il y a autre chose — comme si elle n’avait pas forcément voulu ou eu le choix de quitter l’enfance.
En tout cas, chapitre très prenant ! :)
Quel chapitre intriguant ! L'attention du lecteur est captivée du début à la fin. En tout cas, ça a été mon cas. On a beaucoup de question sans réponse : que fuit-elle, de qui parle-t-elle, quel est son objectif. Les émotions d'Anya sont bien retranscrites, je suis très curieuse de lire la suite.
Anya donne le rythme du chapitre avec beaucoup de visuel et entraine le lecteur dans sa course. Ajoutons le résumé et tu intrigues vachement !
Hâte de découvrir la suite !
La course en plus du vocabulaire riche et des détails corporels riche (langue asséchée...) nous mettent tout de suite une pression. Mais ce que j'ai particulièrement apprécié, ce sont les indices qui ne le sont pas ...est-ce qu'elle est poursuivie, est-ce qu'elle est en cavale de sa propre faute? Le doute plane...c'est très cool!
J'espère que la suite te plaira tout autant ^^