3. trouver à manger (Marthe)

Marthe et Isabeau avaient bien fait d’arriver les premières. Elles avaient trouvé un appartement pas trop cher, petit, mais en bon état, avec même un coin toilette intégré. Il n’y avait pas l’eau courante, il ne fallait pas exagérer, elles devaient la remonter elles-mêmes ; mais au moins elles n’auraient pas à uriner dehors. Elles n’étaient qu’au premier étage. La propriétaire leur avait proposé le rez-de-chaussée, mais Marthe avait refusé net. Elles étaient jeunes et en bonne santé, elles logeraient à l’étage. La jeune fille avait été outrée d’apprendre que dans un Empire qui se présentait comme moderne et organisé, il n’y ait pas de loi pour réserver le rez-de-chaussée aux vieux et aux invalides ! Les deux appartements qu’elles avaient refusés étaient à présent occupés par des personnes parfaitement capables de monter les escaliers, mais au moins, ce n’était pas de leur faute.

Question argent, elles n’étaient pas trop à plaindre non plus. On leur avait fait comprendre qu’elles s’étaient fait arnaquer sur le prix de la maison, qu’un bâtiment en pierres avec étage et jardin valait dix fois plus que ce qu’on lui avait donné, mais Marthe s’y attendait. C’était le jeu. Les ogres avaient perdu la guerre ; les soldats auraient aussi bien pu l’expulser sans autre forme de procès. C’était d’ailleurs probablement ce qu’ils finiraient par faire, pour ceux qui refusaient de vendre leur maison. En fait, Marthe ne comprenait pas pourquoi les fées avaient donné une troisième chance aux ogres : après avoir refusé une alliance diplomatique, puis perdu la guerre, cela aurait été logique que toute la population se fasse massacrer, ou au moins, déporter ? Sans doute fallait-il remercier le roi, qui avait réussi à négocier une reddition finalement pas si humiliante que cela, avant qu’il ne soit trop tard pour la moindre concession de la part de l’Empire.

En tout cas, avec deux cent glandors, elle avait de quoi payer un an de loyer.

Mais Marthe ne comptait pas vivre uniquement sur ses économies. Dans la capitale du district 8, les offres d’emploi abondaient. Et puisque l’Empire lui permettait de choisir celui auquel elle allait postuler, plutôt que de la vendre au plus offrant, eh bien elle choisirait. Par ailleurs, elle disposait d’un avantage non négligeable : elle savait lire, écrire et compter. Comme une bonne partie des ogres, ou quasi ; mais la plèbe de l’Empire n’avait pas ce privilège. Encore une fois, la soi-disant supériorité sociale des fées pouvait aller se rhabiller.

Elle avait tout de même failli commettre une grossière erreur. Au premier emploi qui annonçait un glandor par jour, même pour les débutants, elle se serait précipitée si Isabeau ne l’avait pas retenue.

« Ne sois pas stupide, Marthe ! C’est une forge, ça va cogner dans tous les sens et tu ne tiendras pas deux lunes. »

C’était vrai. Leur père, avant de rejoindre l’armée, avait d’ailleurs bien insisté sur ce point : Marthe ne devait pas se mettre en danger. Même si les médecins ne comprenaient pas très bien ce qui lui arrivaient, l’évidence était là : quand il y avait trop de bruit, elle tombait rapidement malade. Et c’était bien beau de vouloir se sacrifier pour sa petite sœur, mais la petite sœur en question n’avait pas franchement envie de se retrouver livrée à elle-même si son aînée était hors jeu. Le travail dans une forge aurait détruit la santé de Marthe. Elle devrait trouver autre chose.

Et trois carillons plus tard, elle avait été prise comme apprentie dans une boulangerie.

C’était une véritable chance, puisqu’elle avait toujours aimé la cuisine. Le pain n’était pas forcément ce qui l’intéressait le plus, mais elle aurait aussi l’opportunité d’apprendre la pâtisserie. De leur côté, les patrons, le citoyen Épi-de-Blé et la citoyenne Verdoyante, cherchaient précisément un profil comme le sien. « Une jeune ogresse sachant compter », précisait l’annonce. Une, parce que selon eux, les filles étaient plus propres et plus obéissantes que les garçons ; jeune, pour qu’ils puissent la former sans avoir besoin de défaire les mauvaises habitudes ; ogresse, parce que la boulange nécessitait une force physique qui faisait défaut à la plupart des représentantes des autres races. Enfin, il fallait être capable de doser l’eau et la farine dans les bonnes proportions, de respecter les temps de cuisson, et peut-être même encaisser la monnaie.

Elle travaillait sept jours par octaine, du premier carillon jusqu’au milieu de l’après-midi, et gagnait un glandor par jour. Son salaire suffisait tout juste à payer le loyer et l’école d’Isabeau. Mais en plus de l’argent, ses patrons l’autorisaient à se servir parmi les invendus. « Quel intérêt avons-nous à te voir maigrir ? » avait dit Verdoyante.

De son côté, Isabeau avait trouvé un petit travail elle aussi. Elle n’avait que huit ans, et cela brisait le cœur de Marthe d’envoyer une si petite fille frotter les sols ; mais ce n’était que quelques carillons par octaine. Cela n’empiétait pas sur ses heures de cours ; d’ailleurs, plusieurs enfants du quartier étaient dans la même situation. Un demi-glandor par octaine suffisait presque à compléter le pain rassis par du lait et des légumes.

Pour le reste, les deux sœurs puisaient dans leurs économies.

 

Marthe pensait à cela en payant les courses. Navets, carottes, des pommes et du fromage pour le jour du Seigneur ; un pain de savon, et une pièce de tissu pour rallonger la jupe d’Isabeau. Un glandor et vingt centimes. Marthe grimaça, mais elle n’avait pas vraiment le choix. Hors de question que sa sœur soit sale ou mal habillée.

Elle rejoignit la rue où elle vivait, la quatrième rue sur la gauche de l’avenue des Chanteurs après la blanchisserie, elle monta les escaliers et inséra la clé dans la serrure. Isabeau n’était pas encore rentrée. Elle était partie chercher du combustible pour le feu : le bois était cher, mais les riches marchands de la ville jetaient toutes sortes de déchets organiques aux ordures, et ils acceptaient plus volontiers de laisser fouiller une blondinette de huit ans, qu’une ogresse presque adulte avec une salopette en cuir.

« Ma-arthe ! Je suis là ! Regarde tout ce que j’ai trouvé. »

La blondinette terminait péniblement de monter les escaliers. Sa grande sœur écarquilla les yeux. Ses trois sacs étaient pleins, et elle portait en plus une large planche de bois presque aussi haute qu’elle.

« Nom du Ciel, Isa ! Où as-tu trouvé ça ? Tu ne l’as pas volé, au moins ?

- Bien sûr que non ! Et ce n’est pas bien de jurer. »

Elle posa la planche contre un mur et se délesta de ses sacs avec un soulagement manifeste.

« La planche vient de la table du tailleur qui s’est cassée. J’ai d’autres morceaux dans ce sac. Ça, ajouta-t-elle en exhibant une poignée de billes argentées, c’est la fille du tailleur qui me les a données. Elle s’est montrée très snob, mais c’est le résultat qui compte.

- Trente centimes de glandor ? C’est très généreux de sa part, murmura Marthe.

- Ça, poursuivit Isabeau en ouvrant le deuxième sac, ce sont les épluchures de l’auberge ; les feuilles de salade jaunies, c’est la dame du marché qui m’a laissée les prendre ; et la tomate, c’est un monsieur qui me l’a lancée. Je crois que c’était pour me chasser, mais je l’ai attrapée au vol. Et le meilleur pour la fin… »

Elle ouvrit le troisième sac ; un petit animal maigre et sale bondit en-dehors et se précipita sous le lit.

« Un chat ?

- Oui ! Pour chasser les souris. Je ne pouvais pas le laisser… Eh, Marthe ! Qu’est-ce que tu fais avec cette bassine ? Tu ne vas pas le noyer, quand même ?

- Bien sûr que non, bécasse ! Juste le laver. Il est tellement crasseux qu’on le croirait sorti de la fosse à purin ! »

Elles s’y reprirent à deux fois pour le capturer et le plonger dans l’eau savonneuse. Le décrassage était visiblement nécessaire : sous la saleté, Marthe découvrit un superbe pelage blanc et roux que rien n’aurait laissé présumer au premier abord. Au passage, elle délogea deux tiques et désinfecta une vilaine coupure sur la patte antérieure droite. Mais ces soins n’étaient pas au goût de l’intéressé :

« Ne me mords pas, minou ! Je sais que ça fait mal, mais c’est pour ton bien. »

En revanche, concernant la maigreur du chat, Marthe ne pouvait rien faire. Elle n’avait pas acheté de viande, et n’avait de toute façon pas les moyens pour ce mets de luxe. Il ne restait plus qu’à espérer que la bête savait chasser.

 

Après la toilette du félin, Marthe enchaîna en toute logique avec le grand nettoyage hebdomadaire. D’abord, les robes qu’elles porteraient ce soir, puis les sous-vêtements, qui séchaient vite. Ensuite, Marthe et Isabeau elles-mêmes : pas seulement les mains et le visage, mais tout le corps, des pieds au cuir chevelu. Elles n’avaient pas la place d’avoir un paravent ou quoi que ce soit qui leur garantisse un peu d’intimité, alors elles se tournaient simplement le dos. Une fois propres, elles renfilèrent culottes et chemises, qui termineraient de sécher sur elles, et lavèrent à grande eau le sol de leur appartement. Enfin, Marthe termina la lessive. Elle étendait au fur et à mesure le linge propre sur les dossiers des chaises et sur le sol fraîchement nettoyé. Elle ne savait pas trop comment elle ferait une fois l’hiver venu, lorsque le froid extérieur ne permettrait pas d’ouvrir les fenêtres, quand les nuages cacheraient le soleil et que le linge ne pourrait pas sécher. Mais pour l’instant c’était la fin du printemps et avec un peu de chance, leurs robes seraient presque sèches quand il serait l’heure de sortir.

Le chaton savait chasser. En trois carillons, il avait attrapé la grosse araignée derrière l’armoire, les souriceaux qui vivaient dans le mur, et le crayon d’Isabeau.

« Eh, rends-moi ça ! Ça ne se mange pas, et j’en ai besoin pour faire mes devoirs.

- Tiens, minet, joue plutôt avec ça », lui dit Marthe en lui lançant un vieux mouchoir troué.

Minet apprécia visiblement le cadeau, car quand Marthe récupéra finalement le morceau de tissu, il y avait plus de trous que de tissu.

 

Le repas était terminé, la vaisselle faite ; les robes, bien que mouillées, ne dégoulinaient pas, et on pouvait les porter. Le seizième carillon n’allait pas tarder à sonner : c’était l’heure de la prière. Le Jour du Seigneur était le lendemain, mais Marthe travaillait et ne pouvait pas se rendre au culte. La Sœur Rose lui avait dit que ce n’était pas grave : ce qui comptait était qu’elle prenne un jour de repos et qu’elle vienne au temple une fois par octaine. Être décalée d’une journée par rapport au plus gros de la communauté, était un péché bien moins grave que de se laisser mourir de faim. Isabeau, qui allait évidemment au culte le lendemain, n’était techniquement pas obligée de venir à la prière ; mais la petite, malgré son jeune âge, était très pieuse et ne voyait pas d’inconvénient à louer Dieu deux jours de suite. Marthe rectifia la natte de sa sœur, attrapa sa flûte, et les deux jeunes filles se mirent en route pour le temple.

Elles faillirent être en retard ; heureusement, la sœur n’était pas tout-à-fait à l’heure elle non plus, et Marthe eut le temps de rejoindre les deux autres musiciens sur le balcon de droite. Ils s’accordèrent à la hâte, puis Joseph lança le signal du chant.

« Que nos journées soient claires, et nos nuits, étoilées

Que peines et douleurs retombent dans l’oubli

Qu’au contraire l’espoir nous suive dans nos vies

Que nos bouches chantantes sachent Te louer. »

La-si-si-do-si-la, sol-mi-fa, fa-ré-mi. Pas la mélodie la plus originale, ni les paroles les plus transcendantes d’ailleurs ; mais la beauté de ce chant ne résidait-il pas justement en ce que chacun puisse le chanter ?

L’intention de prière de ce jour était destinée à Jules le maçon, cloué au lit par une vilaine fièvre. Triste, bien que ce genre de choses arrive. Mais après tout, les intentions de prière les plus importantes étaient destinées en priorité au culte principal, celui du Jour du Seigneur, où se trouvaient davantage de fidèles. Isabeau ramenait les intentions à Marthe, pour qu’elle puisse soutenir ses adelphes et se tenir au courant de la vie de la communauté. Alors elle pria pour Jules, pour Louve qui avait perdu son enfant en couches, pour les habitants du Mont Vert où éclataient encore des émeutes, et pour toutes les âmes de ce monde qui vivaient dans la douleur.

Puis, une camarade de classe d’Isabeau lut un psaume écrit par Saint Roland, qui parlait d’abnégation, de ferveur, et de la récompense qui les attendrait au paradis. Le psaume réchauffa le cœur de Marthe, et ce fut avec sérénité qu’elle accueillit la bénédiction de la Sœur.

Après la prière, alors qu’Isabeau filait retrouver son chaton, Marthe resta donner un coup de main pour le rangement.

« Alors Marthe, comment vas-tu ? Ta sœur s’en sort très bien à l’école. L’orthographe pèche encore un peu, mais elle a un talent remarquable en mathématiques.

- C’est vrai ? Merci, je dois avouer que je n’arrive pas vraiment à suivre son éducation.

- Tout le monde sait que tu fais ce que tu peux. D’ailleurs, tu vois qui est Tourterelle ? Une camarade de classe d’Isabeau ; son père se propose pour garder les deux filles le quatrième jour, si tu acceptes en échange de repriser les vêtements de la petite. Il a perdu sa femme voici déjà deux ans et il n’est pas vraiment doué avec une aiguille.

- Aucun problème ! Je préviendrai Isabeau, elle sera ravie. Attends, passe-moi cette chaise, tu n’as plus l’âge d’en porter deux à la fois. Où faut-il les mettre ?

- La porte au fond à droite. Je transmettrai ta réponse à Bertrand ! »

Quand Marthe rentra à l’appartement, elle trouva Isabeau endormie, le chaton dans ses bras. Elle sourit, se déshabilla le plus silencieusement possible et rejoignit son propre lit. Plaise au Seigneur que les prochains jours fussent aussi doux que celui-ci !

 

Malheureusement, la vie ne pouvait pas rester éternellement rose. Le lendemain, à la boulangerie, le patron lui toucha encore l’épaule. Marthe avait horreur que les gens la touchent, encore plus par surprise. La patronne essaya de lui apprendre à façonner des escargots briochés, mais elle ne réussit que des méduses inégales. Un client l’insulta de bonne à rien, et le soir, quand elle rentra chez elle, elle avait les épaules et le dos moulus. Isabeau avait essayé de préparer les tartines, mais elle s’était blessée avec le couteau ; en plus, le chat avait fait ses besoins sur le paillasson.

« Il va falloir le laisser dehors quand nous ne sommes pas là. S’il n’est pas capable d’utiliser les toilettes, il se soulagera dans la rue.

- Pauvre bête ! Il y a des chiens dehors.

- Eh bien il se cachera chez les voisins du premier, dont la fenêtre est cassée.

- Mais s’ils le chassent ?

- Oh, je ne sais pas, moi ! N’as-tu rien d’autre à faire que de dorloter cet animal ? Tu pourrais par exemple ranger tes cahiers, si tu as terminé tes devoirs, que nous puissions manger ! »

Marthe se reprocha bien vite ce mouvement d’humeur. Elle était épuisée et de mauvais poil. Elle s’excusa, mangea sans entrain ses tartines de fromage et sa pomme, et alla se coucher. Quel désastre pour le jour du Seigneur !

 

Le jour d’après fut un peu mieux : il y avait moins de clients à servir, sa maîtrise de la brioche s’améliora un tantinet, et Isabeau l’informa qu’elle avait reçu une très bonne note en géographie. Cependant, le soir-même, les gens de l’appartement d’au-dessus, des païens sans foi ni loi, organisèrent une grande fête nocturne avec danses et musiques et chants et cris. Marthe, ne pouvant supporter ce vacarme, dut se réfugier au temple jusqu’au matin.

« Les tambours », pleurait-elle, recroquevillée sur une dalle de pierre. « C’est comme s’ils cognaient directement dans ma tête. Et les scies musicales, je les entends encore me scier les oreilles !

- Ces maudites fées », cracha le sans-abri installé juste à côté d’elle ; « ils nous ont tout pris, nos terres, nos maisons, jusqu’à notre sommeil. Maintenant il ne nous reste que deux choix : baisser les bras et ramper à leurs pieds, ou bien…

- Suffit ! »

Romarin, le Frère du temple, avait entendu les propos de l’homme. Il se dirigeait vers eux à grands pas.

« Je sais très bien où tu veux en venir, Damien, et je ne te laisserai pas tenir de tels propos dans la maison du Seigneur. La guerre est terminée. Ceux qui la poursuivent par leurs propres moyens ne sont que des meurtriers. Je sais très bien qui ils prennent pour cible, ce ne sont pas des soldats… »

Marthe cessa d’écouter. Elle était trop épuisée pour leur prêter attention. Elle se roula en boule, mais entre l’angoisse et la douleur causées par ses voisins festifs, elle ne s’endormit pas avant le milieu de la nuit.

 

Évidemment, le lendemain, elle n’était qu’un zombie. Elle faillit manquer le réveil, se fit violence pour ne pas se rendormir, et à la boulangerie, elle renversa de l’eau et de la farine partout.

« Eh bien Marthe, que t’arrive-t-il ?

- Pardon patronne, j’ai mal dormi.

- Et tu comptes mal dormir souvent ?

- Je ne sais pas, répondit-elle en toute franchise, cela dépend de mes voisins.

- Ah, les voisins ! Tapage nocturne ? Si cela se produit trop souvent, tu peux saisir la justice pour qu’elle y mette un terme.

- Non, elle ne peut pas », intervint le patron, qui ramenait du bois pour le feu. « Elle n’est pas citoyenne. Par contre, on peut lui mettre un matelas dans la cave. Au moins pour les solstices, les équinoxes et l’anniversaire de l’Empereur. C’est sous terre, on n’entend absolument rien là-dedans.

- Merci », murmura Marthe.

C’était moins bien que de pouvoir dormir chez elle, mais toujours mieux que le sol froid du temple.

En tout cas, cela ne changerait rien pour Isabeau. La fillette se levait plusieurs carillons après sa grande sœur ; elle savait où se rangeaient le pain et le lait, pour manger avant l’école ; et avec les petits sceaux des fées, même tirer l’eau du puits était à sa portée. Elle passait la matinée à l’école, avec Sœur Rose, et mangeait à la cantine. Il n’y avait même plus de soucis à se faire pour l’après-midi, puisque Bertrand, le père de Tourterelle, s’occuperait d’elle le jour où elle ne travaillait pas pour Nous Savons. Marthe la récupérerait en sortant du travail, au onzième carillon, et elles avaient alors la fin de l’après-midi pour elles. C’était peu comparé à l’époque où elles passaient toutes leurs journées ensemble, mais au moins, elles avaient le ventre plein.

 

Les patrons, voyant qu’elle n’était pas en forme, la libérèrent plus tôt que prévu. Ils lui donnèrent les soixante centimes de glandor correspondant à ses six carillons de travail, et la mirent dehors en l’enjoignant d’aller se reposer. Elle savoura la fraîcheur du vent qui glissait sur les quais de la Chevelue tandis que ses pieds empruntaient mécaniquement le chemin de son appartement. Un peu plus loin sur les quais, une équipe de soldats et de policiers conduisait un cortège d’esclaves à bord d’une péniche. C’étaient des ogres, vraisemblablement originaires des districts 9 et 10 de l’Empire, c’est-à-dire la région du Mont Vert ainsi que le pays natal de Marthe. Parmi les esclaves, la jeune fille reconnut les cheveux roux de son ancienne voisine Solange. Elle avait dû enfreindre le couvre-feu, manquer de respect à l’Empire ou Dieu-savait-quelle infraction aux lois féeriques. À moins que les troupes impériales aient finalement décidé de déporter tous les ogres qui refusaient de quitter leur pays. Marthe devait-elle se réjouir d’avoir vendu sa maison à temps ? Ou se sentir coupable de ne pas partager le sort de ses compatriotes ? Elle ne savait pas et n’avait pas la force de se poser la question. Tout ce qu’elle voulait, en ce moment, c’était rejoindre son lit.

Cependant, lorsqu’elle se réveilla de sa sieste, le soir tombait déjà.

Et Isabeau n’était toujours pas rentrée.

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