20 | Ta vie de Garde-ciel (3/3)

NOVA  ELLÉE.

D’un coup de revers, je sèche mes yeux humides de larmes et de brume. Frisson. Héliodore s’assied en face de moi. La fine averse aplatit nos cheveux sur nos fronts, sur ses joues à lui. Ses mèches noires dégoulinent sur ses épaules. Nos vêtements tout froids collés à nos peaux, je jalouse les siens orange bariolés. Ma robe est beaucoup trop grise et élimée, elle ne doit pas me donner fière allure. Et je ne veux pas moi, qu’on me surprenne rebattue l’abat’ aux épaules, au contraire aïelala ! Peut-être mes cheveux bleus me donnent néanmoins un peu d’éclat ? Parce que, tout de même… Hopélala je passe une main dedans, mes tresses sont encore là. J’éclaire un sourire à Héliodore, tout va bien yeslala ! Je ne sais pas si je le convaincs, ses lèvres à lui restent minées. Je me déplace à côté de lui, le rabroue d’un coup d’épaule en lui disant hé ça va ! Là regarde, l’Eurythmie m’a réparé tout le corps, je suis au topélala de ma forme !

— Oui, c’est ce que tu dis toujours…, murmure-t-il.

Dans sa tanière, Séphora a intensifié les dorures à la harpe. Elles pervibraient la terre sous nos pieds, chantait ambre-tiède, de quoi adoucir l’âme boursouflée. Et c’était étrange, car sa mélopée faisait tout exploser plus fort, la bile les soucis, et en même temps, tout disparaissait, les tracas les affres, dissout dans l’horizon déployé.

À ma gauche, mon oncle avait étendu ses jambes devant lui, s’était appuyé sur ses mains à l’arrière. Des paupières fermées, un visage tendu vers le soleil gris, un ciel froid-frumide. Sentant mon regard sur lui, il a souri, extrême délicatesse sur ses lèvres, sans toutefois ouvrir ses yeux. Murmurant :

— C’est beau, n’est-ce pas ? À chaque fois qu’un Ménestrel joue d’un instrument, j’ai l’impression de rajeunir et que toutes mes erreurs sont pardonnées. Comme si j’avais vingt ans et que tout était à nouveau possible.

Je hoche la tête, bien qu’il ne me voit pas. La tourne ensuite en direction des nuages, appréciant le doux clopiclop des gouttes sur mon visage. Je ferme les yeux moi aussi. Le chant m’inonde m’onde monde à l’intérieur de nous, emmenant avec lui une bouffée de sérénité. Jamais jusqu’alors je ne m’étais sentie aussi là et aussi nulle part en même temps, et sans savoir d’où ça me venait, j’ai soufflé :

— Ce n’est que morts, ruisselés entre les mailles d’éternité, que nous devenons ce que nous devions naître : êtres de pur présent et d’extrême oubli.

Son silence. Musique qui goutte-goutte-goutte.

— Toi, tu sortiras toujours des trucs pour m’étonner, lâche-t-il finalement.

J’ai haussé des épaules embarrassées. Bon et… l’Aska ? j’ai demandé. Qu’est-ce que Michio voulait dire ? Pendant longtemps, Héliodore n’a rien dit. Puis, il s’est enfin lancé.

L’Académie des Valdingues, qui se situe non loin de Valsaka et qu’on nomme plus communément l’Aska, accueille, chaque fin de mois, une moyenne de deux-cents nouveaux Eurythméens. Ce sont des rentrées groupées qui concernent les personnes nées sous un même signe et qui vont atteindre l’âge de dix-sept ans dans les semaines à venir. C’est-à-dire : le 21 mars, par exemple, on accueillera les Eurythméens Béliers, soit ceux qui sont nés entre le 21 mars et le 20 avril. Le 21 avril, ce sera au tour des Eurythméens Taureaux. Le 22 mai, les Gémeaux. Et ainsi de suite, et ainsi de suite tout au long de l’année. Quant aux oublieux qui débarquent en Eurythmie à n’importe quel moment : ils entrent le jour de leur anniversaire. Voilà tout. Puis, cinq ans de formation, au terme desquelles les étudiants reçoivent comme un diplôme.

Me concernant : je suis née un 21 juin. Impossible de fausser mon anniversaire au 20 juin, par exemple, pour que j’entre chez les Gémeaux, comme je n’étais pas encore présente en Eurythmie à ce moment-là. Débarquer le jour de mon anniversaire, ou pire, dans ceux à venir, qui sont des jours Hỳdōrs, signerait mon arrêt de mort. Le plan, alors, c’est ça : j’arrive à la rentrée suivante, me faisant passer pour Lion. Garde-ciel, née un 21 août.

Assise en tailleur, observant Michio qui aiguise sa lame là-bas, je demande :

— Mais pourquoi pas une autre Maison ? Celle des Artisans par exemple ?

— Deux raisons à ça. La première : le pouvoir des Garde-ciel est le seul que tu puisses vraiment imiter. Ils ont une force, vitesse et puissance décuplées. Certes, tu ne pourras jamais les égaler, mais au moins te rapprocher de leurs capacités. Tandis que les Artisans : tu ne parviendras jamais à donner vie à des objets ou à même en matérialiser par la force de ta pensée. Tu éveilleras de toute façon les soupçons. Il en va de même pour les autres Maisons.

— Mais Garde-ciel c’est… c’est… c’est la pire des Maisons…

— Ou la meilleure, c’est selon ? Honnêtement, et c’est la deuxième raison pour laquelle on a choisi Lion avec tes mères : être Garde-ciel, c’est aussi être rattaché à l’élément du feu. C’est être Pûr, Ellée. Très vite tu comprendras que c’est la meilleure condition dont tu puisses hériter en Eurythmie. Les Seigneurs, les Valdingues et les Garde-ciel font partie de la Haute. Ils sont les intouchables qui possèdent tous les privilèges. Je suis moi-même Valdingue : je vois bien le traitement de faveur qu’on me réserve et pas aux autres. Les Gês ou les Ærs vraiment ce n’est pas pareil.

— C’est pour ça les cours d’escrime alors… Comme la voie des Lions est celle d’être soldat, vous vouliez, mes mères et toi, que je sache manier une arme lorsque j’arriverai ici ?

Il hoche sa tête, m’explique qu’effectivement, la plupart des Garde-ciel choisisse l’épée pour arme et que c’était celle la plus accessible en Sublunaire. Mes mains se crispent sur mes genoux. Noeud au ventre. Détourne. le. regard. J’ai observé Michio, son corps-épouvantail sous la pluie. Sa main aiguisait et sifflait, sifflait, sifflait sa lame d’acier.

— Ellée ?

— Hhm ?

— Cette solution est la meilleure que nous ayons trouvée. Je suis sûr que tout va bien se passer.

— Oh mais oui, sans aucun doute ! sourié-je. Épéiste : tout sauf mon domaine de prédilection, mais j’ai toujours aimé entrer dans la peau de personnages les plus retors. En voilà un qui, enfin, me donne un tantinet de challenge ! Ce sera une vraie partie de plaisir. Moi Nova Ellée, grande nouille relativement empotée en Sublunaire, se retrouve Garde-ciel en Eurythmie. Ce sera de la puissélégance dans les gestes, ô quelle ravissante épée, l’Éternelle crochée à la taille ! Amie de toujours je vous aime la violence, vous et moi nous allons nous entendre à merveille. Fleurette je combatterette !

Ma voix dissonait, faisait remonter des sanglots que, par miracle, je parvenais encore à contenir. Et je suppose que mes larmes de l’intérieur s’entendaient néanmoins, parce que les sourcils d’Héliodore se sont abaissés, et il a cru bon d’ajouter :

— Si jamais ça venait à tourner au vinaigre, tu pourras toujours dire que tu es née le dernier jour des Lions. Ceux qui naissent en fin de constellation sont souvent moins puissants… C’est d’ailleurs pour ça qu’on a choisi la date du 21 août et pas fin juillet avec tes mères. En plus du fait que ça t’éloigne des jours Hỳdōrs – ceux qui sont trop proches sont vite stigmatisés – tu seras naturellement considérée comme étant plus faible.

— Ça va, Héliodore.

— Ellée…

— Ça va. J’ai dit.

Ma voix était plus sèche que d’habitude. Mon oncle n’a pas insisté. Nous sommes restés en silence un moment, jusqu’à ce que, malgré tout, il glisse :

— Tu sais Ellée, l’Eurythmie c’est vrai que ça craint. Mais tu apprendras aussi à l’aimer, par certains de ses aspects.  Elle permet des choses folles, des choses que le Sublunaire ne permet pas, comme…

Alors Héliodore a levé sa main gauche, a fait bouger ses doigts. Ceux qui en Sublunaire n’existent pas, laissant planer sur ses lèvres un délicat sourire. Il m’a ensuite désignée, toute entière. Moi dans ma jolie robe. Mes joues ont chauffé. Ses yeux bleu électrique me fixaient avec intensité, il a continué :

— Et quoiqu’il arrive, nous avec tes mères, on est là pour te soutenir. Nous et d’autres gens. Tu trouveras plus d’alliés que ce que tu t’imagines. Tout le monde, en Eurythmie, n’accepte pas son autoritarisme. Beaucoup se battent pour plus de liberté et faire de cet endroit un lieu un peu plus juste et bon y vivre. Crois-moi. Ce mivage n’est pas gorgé que de bêtes sanguinaires, malgré ce que Michio pourrait te faire penser.

— Alors pourquoi faire cette démonstration de violence si–

— Parce que les Garde-ciel sont réputés pour être des êtres violents et implacables. Si j’ai bien compris sa démarche… Michio estime qu’il faut non seulement te préparer à la violence, mais devenir violence toi-même, ou alors tu n’entres pas dans les cases. Pour lui, il n’est pas uniquement question d’acter des pouvoirs propres à ta Maison, mais d’être Garde-ciel. Ou du moins ce qu’un Garde-ciel est censé être, jusqu’aux larmes jusqu’au sang.

— Mais alors Michio a raison, amplement raison ! Vous auriez dû mieux m’y préparer. Parce que là, ce n’est pas en trois semaines, trois semaines avant la rentrée des Garde-ciel, que je vais obtenir un corps d’athlète ni égaler un Garde-ciel à l’art du combat. Ce n’est pas en moins d’un mois que je vais changer ma manière d’être ! Passer de guimauve à coeur d’acier, vraiment ? Vous ne m’avez pas inculqué les bonnes valeurs, vous auriez dû–

— On aurait rien dû du tout, Ellée. Je suis même étonné que tu tiennes ce genre de propos. Tu dois jouer coeur d’acier, pas en être un.

— Mais jusqu’à quel point la frontière entre l’être et le paraître est-elle réellement marquée ?

— Ellée.

Son ton soudain était froid, presque menaçant. Longuement, il a scruté mes traits, avant de claquer :

— Ouvre grand tes oreilles, ma belle. J’aimerais que toujours tu te souviennes de ça, là : crois-moi, j’en ai vu beaucoup dans ma vie, des femmes et des hommes qui ont blindé leur coeur. Ces gens n’étaient pas méchants ou pernicieux, au contraire : ils étaient justes, honnêtes, certains même honorables. Ils savaient combattre, persévérer, gouverner, vaincre, régner, et le faisaient très bien en s’amputant les émotions. Mais tu veux que je te dise ? Je ne crois pas que ça leur fasse du bien. Ni à eux ni aux gens autour d’eux, d’ailleurs. Et moi ton coeur, Ellée, je l’aime comme il est, tout lumière et tout poli. C’est comme ça qu’on l’aime avec Rosalia et Angéline, comme ça qu’on l’a toujours aimé et qu’on a voulu te le préserver dès qu’on a compris que toi, quoiqu’il arrive, tu ne t’abaisses à la vilénie, la rancoeur, la haine, et que sais-je encore. Tu as des tripes Ellée, un cerveau brillant et des espoirs plein les rêves. Et je crois que le monde serait un peu plus accueillant s’il contenait plus de gens comme toi. Je crois que… que nous avons besoin de gens comme toi. Alors ne va pas t’imaginer je ne sais quoi, que ta sensibilité est une faiblesse ou un handicap. Au contraire, elle est la plus belle chose que tu puisses contenir en toi, une chose qui donne foi en l’avenir. Une qui nous fait tenir debout quand tout est noir à terre. Une chose qu’il vaille la peine qu’on se batte pour elle, tu ne penses pas ?

Héliodore a posé sa main sous mon menton pour le lever, m’obliger à ancrer mes pupilles humides dans les siennes.

— Ellée ?

Je cligne des yeux, hoche ma tête un petit peu, lâche un sourire mouillé, un qui doit avoir pâle allure parce que Héliodore soupire.

— Ne te fais pas un sang d’encre comme ça, dit-il. Là aussi, très vite tu comprendras que l’Eurythmie, c’est avant tout dans la tête que ça se passe. Avec un peu de cran et de force mentale, on arrive à déjouer certaines Lois. Tu le fais déjà ! Donc certes, personne n’est vraiment dupe : jamais tu n’atteindras les compétences des Garde-ciel, surtout pas en moins d’un mois. Mais tu peux faire au mieux pour t’en rapprocher le plus possible, et le reste, c’est ta tête qui s’occupera du reste… Vraiment, je pense que c’est ça, plus qu’autre chose, qui fera ta force… Il ne s’agit pas uniquement d’entrer dans un moule, il s’agit d’y entrer pour ensuite le déformer depuis l’intérieur. C’est pour ça que tout n’est pas sans espoir et que, au bout du compte, tu as tes chances de t’en sortir. C’est ce sur quoi on mise avec tes mères, ce sur quoi on a toujours misé…

Sa main sous mon menton s’est déplacée sur ma joue. Soufflant :

— Il ne s’agit pas d’être plus forte que les Garde-ciel. Il s’agit d’être plus forte que l’Eurythmie toute entière.

Ses doigts dans mes cheveux, il les frotte affectueusement, ignorant le rire moqueur jeté par Michio là-bas.

— Alors va, lève-toi ! Apprends ton rôle comme une grande chef et deviens plus que lui. Réinvente-toi un tas de rôles et sois plus que nous tous réunis. Soulève ton épée, frappe et frappe, simule cette violence que tu n’es pas, suis les indications de Michio bien qu’il puisse être rude parfois. Tout ce qu’il dit n’est pas bon à foutre à la poubelle. Il est formateur à l’Aska, il connaît ses mécanismes intérieurs, comment les Garde-ciel y sont entraînés, comment ils se comportent. Il saura te guider, mieux que moi. Alors va, envole-toi. Combats Garde-ciel, marche Garde-ciel, mange Garde-ciel, parle Garde-ciel, dors Garde-ciel, respire Garde-ciel, transpire Garde-ciel, vis Garde-ciel, redéfinis Garde-ciel, survis Garde-ciel, mais la seule chose que je te demanderais en retour, c’est de préserver Garde-Ellée à tout prix. Tu peux me promettre ça… dis-moi ? Garder ta candeur et ton âme d’enfant ? Toi-même, tu le dis toujours… Ton mantra, tu te souviens ?

Cette fois, lorsque j’ai souri, c’était avec sincérité et éclat dans les yeux. J’ai soufflé :

— Ils vécurent enfants et firent beaucoup d’heureux…

J’ai glissé un merci reconnaissant, Héliodore a hoché sa tête, descendu sa main. Alors, m’appuyant avec difficulté sur mes genoux, je me suis levée. À la détermine, je me suis emparée de mon épée cuivrée par la pluie et la poussière, avant de m’approcher de Michio là-bas qui méchonnait sa posture et son visage, éternelle ricane aux lèvres. Je me suis mise en position de garde, serrant le manche à m’en blanchir les poings. J’avais néanmoins les jambes fermes, un buste solide, un regard glacé. J’étais comme se tiendrait une Garde-ciel, peut-être. Et alors que Michio s’élançait pour une première attaque et que, trop abrupt pour moi, il me laboure la hanche, je me suis jurée de ne pas lâcher, non pas, cet espoir qu’un jour plus personne n’aura besoin d’arme pour y survivre, la vie, bien au-delà de l’Eurythmie. Et c’était comme une marée de clair-obscur qui remontait dans mon ventre lorsque j’ai tenté, d’une ridicule volte, d’entailler le bras de Michio, parce que la violence appelle la violence et comment s’en sortir si même moi je m’use à ça ? Combattre la violence par la violence toujours la violence ? Déjà je regrettais mais encore je ferraillais : le rideau s’était levé, Séphora orchestrait un arrière-fond musical, le soleil projetait sa lumière et sa pluie au centre du plateau où je guerroyÂmes anhélant, face à Michio fiellement. Tous en scène !