Le dos appuyé contre la porte d'entrée, Saraï avait la désagréable impression d'avoir remonté le temps. Elle se retrouvait là, une nouvelle fois, sur le seuil. Elle attendait le retour de sa protégée et de son frère. Encore. Elle était tenue à l'écart comme si elle était trop jeune pour comprendre. Elle aurait dû avoir l'habitude.
Arrête avec ça ! se sermonna-t-elle intérieurement tout en secouant la tête.
Elle savait bien qu'elle n'aurait pas dû penser ainsi. Son frère ne lui disait pas tout, certes, mais c'était pour la préserver. Il ne voulait que son bien et la petite ne doutait pas un instant que la princesse agissait de même. Eux, c'étaient des adultes. Ils devaient donc savoir ce qui était bon ou pas pour elle. Comment la pauvre gamine qu'elle était pourrait-elle affronter seule le monde extérieur ? Il devait y avoir des choses pour lesquelles elle n'était pas prête.
Mais était-ce répréhensible qu'elle ait envie de prendre une part plus importante dans tout ça ? Après tout, c'était grâce à elle qu'Ayleen était entrée dans leur vie. Sans la persévérance dont elle avait fait preuve face à son aîné, ils n'en seraient pas là aujourd'hui. Et comment la remerciait-on ? En la mettant de côté dès que la situation commençait à devenir un tant soit peu intéressante ("dangereuse", aurait dit Shan) et en la laissant se morfondre seule dans son coin ! Oh, bien sûr, elle en avait appris un peu plus sur la "Terreur Noire" et ce qui se tramait réellement dans le royaume. Oui, elle avait été invitée à participer à quelques entraînements dans l'enclave de Montis. Mais, au fond, tout cela n'était rien comparé aux innombrables périodes où elle s'était retrouvée seule avec sa conscience. Dire que rien de toute cette histoire ne serait arrivé sans elle !
En voyant les minutes s'écouler sans qu'aucune silhouette connue n'apparaisse à l'horizon, l'inquiétude reprit bien vite le dessus sur sa frustration. Elle tenait trop aux deux jeunes gens pour leur garder rancune bien longtemps. On pardonnait tout à ceux qu'on aime, c'était ainsi que ça fonctionnait dans une famille.
Mais, malgré toute sa bonne volonté, la lassitude vint bientôt gagner Saraï. Faire les cent pas ici n'aiderait pas à les faire revenir plus vite. En fait, cela ne servirait à rien. Voilà qui paraissait démontrer de son inutilité au sein du groupe. C'était peut-être pour ça qu'ils la laissaient si souvent en arrière ?
Abandonnant la partie, la gamine retourna à l'intérieur et jeta un dernier regard sur la rue avant de refermer la porte.
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Ce fut Shan qui poussa le battant en premier. Il entra seul et, pendant un instant, Saraï craignit que la princesse ne l'accompagne pas. Le visage fermé de son frère n'indiquait rien de bon. Heureusement, les pas d'Ayleen finirent par se faire entendre et elle entra à son tour, l'air songeur. Sans faire le moindre commentaire, elle se retourna et ferma la porte.
« Vous voilà enfin tous les deux ! les accueillit un ton bourru qui ne pouvait pas appartenir à la fillette. »
La souveraine tressaillit en entendant ces mots avant de faire face à Algonn. Le forgeron était accoudé à la table et leur souriait d'un air goguenard.
« La petite s'inquiétait, vous savez, ajouta-t-il en constatant la surprise de ses hôtes.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? finit par demander Ayleen.
— En voyant que vous ne reveniez pas, j'ai proposé à la petite de la raccompagner. Quand nous sommes arrivés, elle m'a demandé si je voulais bien rester un moment. La pauvre se faisait beaucoup de soucis ! »
Le géant avait suffisamment insisté pour que la princesse tourne la tête en direction de Saraï. La gamine affichait un air gêné qui se mua bien vite en sourire face au regard désolé que lui lança la jeune femme rousse.
« Et puis elle a pensé que ça nous permettrait de reprendre notre petite conversation là où nous l'avions laissée. »
Malgré le ton aimable de leur invité, ces mots-là furent de trop pour Ayleen qui ne put s'empêcher de lâcher un bougonnement agacé :
« Il semblerait que beaucoup de gens pensent beaucoup de choses à ma place, ces derniers temps. »
Les sourcils d'Algonn se froncèrent tandis que l'étonnement venait peindre les traits de Saraï.
« Mais je pensais... commença-t-elle.
— Tu pensais bien faire sans doute, rétorqua aussitôt la princesse. Eh bien peut-être que tu aurais dû t'abstenir !
— Doucement ton Altesse, se redressa le forgeron. Elle ne pensait pas à mal.
— Bien sûr que non, elle croyait seulement savoir ce qui était bon pour moi. Tout comme vous pensez que j'ai besoin de vos conseils. C'est à croire que tout le monde sait mieux que moi ce qu'il me faut ! »
Ses interlocuteurs la dévisageaient, surpris par son soudain changement d'attitude. Même Shan, qui était demeuré silencieux jusque-là, avait haussé les sourcils. Leur réaction commune agaça davantage Ayleen qui sentit la tension contenue envahir tout son corps. Les événements paraissaient se liguer contre elle et cette idée ne faisait qu'accroître sa colère. Depuis quand les gens se permettaient-ils de prendre des décisions dans son dos ? Comment pouvaient-ils être certains d'agir dans son intérêt sans même lui demander son avis ? Tout ceci s'apparentait plutôt à un effroyable complot !
« Je ne veux t'obliger à rien princesse, finit par reprendre Algonn. Je crois que je peux t'apporter une solution plus efficace que le bain de sang proposé par Kerian.
— Kerian, tiens parlons-en justement ! Parce que c'est bien le seul à avoir véritablement agi dans mon intérêt. Il me connaît mieux qu'aucun d'entre vous ne pourrait le prétendre et il est en train de rassembler une armée en mon nom ! Il a tout fait pour me sauver par le passé et il continue à le faire aujourd'hui, c'est en lui que je devrais avoir confiance plus qu'en n'importe qui d'autre.
— Tu ne peux pas sérieusement penser ça ? assena Shan. »
Prise au dépourvu, la souveraine écarquilla les yeux un instant avant de se tourner vers le garçon. Ses poings étaient serrés et ses yeux brûlaient de fureur. Les traits de son visage s'étaient instantanément durcis tandis qu'elle lui lançait le regard le plus noir dont elle était capable. Le jeune homme recula d'un pas. Comment avait-il pu croire qu'il pourrait faire comme si rien ne s'était passé ? Leur retour qui avait baigné dans un silence pesant aurait pourtant dû l'alerter. Elle lui en voulait encore. Et elle lui en voulait beaucoup.
« Toi... murmura-t-elle la voix frémissante de rage. Tu n'as pas ton mot à dire et je ne veux rien entendre de plus qui pourrait sortir de ta bouche ! »
Là, c'en était trop. L'intervention de Shan avait réveillé toute la colère enfouie depuis leur altercation devant l'auberge. Elle pouvait sentir cette animosité envahir chacun de ses membres et une désagréable chaleur lui monter au visage. Il était hors de question qu'elle demeure une seconde de plus en présence de tous ces traîtres !
Furibonde, elle se mit en marche, bien décidée à se frayer un chemin à l'étage supérieur.
« Mais qu'est-ce qui te prend ? osa soudain Saraï.
— Qu'est-ce qui me prend ! s'écria Ayleen. »
Elle venait de poser un pied sur la première marche lorsque cette terrible question l'avait retenue. Pantelante, elle se retourna en direction de l'assistance. L'émotion menaçait de la submerger.
« Ce qui me prend, c'est que j'en ai assez de vous voir prendre des décisions à ma place. J'ai accepté de rester ici, j'ai suivi un entraînement au combat, je me suis battue et j'ai failli mourir ! J'ai même fait un pacte avec vous ! Mais ce n'est jamais suffisant, vous voulez toujours m'obliger à faire plus. Vous voulez me forcer à aller au-delà de mes limites, à faire de moi quelqu'un que je ne suis pas et j'en ai assez !
— Ayleen... murmura la petite.
— Mais le pire dans tout ça, murmura la princesse alors que l'eau emplissait ses yeux, c'est que ce n'était pas tout le temps aussi horrible. Il y a des instants que j'ai apprécié. Vraiment. Mais, dans le fond, je vois bien que ce n'est pas assez. Je sens bien qu'il y a toujours un mur entre nous. »
Le silence s'installa. Personne ne trouvait quoi que ce soit à répondre à cette triste tirade. Algonn baissait la tête : il devait se sentir mal à l'aise de s'être retrouvé au milieu d'une telle situation. De grosses larmes roulaient sur les joues rebondies de Saraï qui s'efforçait de ne pas éclater en sanglots. Quant à Shan, il était le seul à tenter de soutenir son regard. Les lèvres entrouvertes, il n'était pas compliqué de deviner qu'il aurait voulu dire quelque chose. Le bleu de ses pupilles renvoyait l'image d'un ciel triste et troublé.
« C'est bête mais, pendant un instant, j'ai cru avoir trouvé des amis... murmura Ayleen. »
Quelques larmes s'étaient déjà échappées de ses yeux, aussi se détourna-t-elle rapidement avant de terminer son ascension. Lorsqu'elle referma la porte de la chambre derrière elle, sa décision était prise : il était temps qu'elle aille trouver celui qui ne l'avait jamais déçue.
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Le soleil n'était pas levé lorsque la jeune femme s'éveilla. Elle remarqua tout de suite l'absence de Saraï : la petite devait s'être rendue dans la chambre de son aîné pour y passer la nuit. Ayleen s'efforça de ne pas s'en formaliser et s'appliqua plutôt à se vêtir en silence. La descente des escaliers grinçants se révéla la partie la plus périlleuse de son parcours : son attention était tellement focalisée sur ses mouvements, pour faire le moins de bruit possible, qu'elle eut l'impression qu'une heure entière s'était écoulée lorsqu'elle atteignit enfin la dernière marche. Soucieuse de rattraper le temps perdu, elle s'empressa de remplir son sac de diverses provisions. En parallèle, les images de la scène d'hier soir lui revinrent en tête : elle revoyait l'expression aimable d'Algonn se muer en surprise avant de dévoiler la déception finale. Le chagrin de Saraï. Le tourment insondable qu'elle avait lu dans les yeux de Shan.
La souveraine secoua la tête, se forçant à dissiper ces mauvais souvenirs. Ce qui était fait était fait, elle ne pouvait plus rien y changer. Non, il fallait qu'elle aille de l'avant désormais.
Ayant repris ses esprits, Ayleen saisit le bagage et se dirigea vers la sortie. Ce faisant, elle passa devant le bâton qu'elle avait ramené de l'une de ses dernières séances. Et, malgré toute sa volonté, les souvenirs liés à cette arme lui revinrent en mémoire. Si les débuts s'étaient avérés difficiles, comment oublier le chemin accompli depuis lors ? Impossible. Elle ne s'en serait jamais crue capable et pourtant... elle avait appris, elle avait progressé. Sans ces connaissances, elle ne serait peut-être pas en vie aujourd'hui.
Sa main droite s'avança et vint entourer le bois. Pourquoi pas ? Qui pourrait savoir quel genre d'embûches viendraient jalonner son chemin ? Il se pourrait bien qu'elle en ait besoin.
Coupant court à ses réflexions, elle s'en empara et laissa ses pas la conduire à l'extérieur. Vu l'heure matinale, elle s'attendait à trouver les rues désertes. Et c'était bel et bien le cas. Sauf qu'en face d'elle, ses deux hôtes l'attendaient.
« Qu'est-ce que... qu'est-ce que vous faites là ? bégaya la princesse en pilant net.
— Tu croyais quand même pas qu'on allait te laisser partir comme ça ? répliqua Saraï avec un grand sourire.
— Oh non. Non, non, non. »
La jeune femme porta une main à son front, l'air consterné, tout en continuant à marmonner son refus. Elle ne s'attendait pas du tout à une chose pareille : son plan venait de tomber à l'eau. Car, en quittant la maison de cette manière, elle espérait bien ne pas avoir à croiser la gamine et son frère. Bien qu'elle eût du mal à l'admettre, elle regrettait son attitude mais craignait encore plus de devoir leur faire face. Elle avait été loin d'imaginer une telle réaction : ils voulaient l'accompagner !
« Comment avez-vous... commença-t-elle.
— Quand tu as parlé du capitaine Kerian, on s'est souvenus qu'il t'avait invitée à venir le trouver. Enfin, c'est Shan qui a pensé à ça, avoua la fillette. »
Si elle avait écouté la petite avec attention, Ayleen tiqua dès qu'elle entendit le prénom du jeune homme. Ses traits se tendirent comme elle se tournait dans sa direction.
« Pour quelqu'un qui ne pouvait pas le supporter, tu l'as plutôt bien écouté on dirait ! railla-t-elle. »
Le garçon soutint d'abord son regard puis soupira.
« Écoute, peu importe que je l'apprécie ou non. Le fait est que je t'accompagne jusque là-bas.
— Et qu'est-ce qui peut bien te faire croire que j'ai besoin de toi ? Je sais me débrouiller.
— Ah vraiment ? Tu as une carte sur toi ? Ou peut-être que tu as prévu de te laisser guider par ton sens inné de l'orientation ? »
La princesse ne releva pas l'ironie de ces propos car elle réalisa soudain qu'il avait raison : si elle connaissait sa destination, elle n'avait aucune idée du chemin à suivre pour y parvenir. Oh bon sang, elle se serait maudite pour avoir fait preuve d'une telle stupidité !
« On a fait un pacte, pas vrai ? lui rappela Saraï. On est alliés alors on te suivra là où tu iras. »
Ayleen observa l'air radieux de la fillette : rien ne saurait la faire renoncer, c'était certain. Quant à Shan, il se tenait prêt, une main sur la courroie de son propre sac et l'autre posée sur le pommeau de sa dague.
« Très bien, finit-elle par capituler. En route pour l'île de Lumen, dans ce cas. »
Tandis qu'elle les laissait prendre les devants, la souveraine tenta de digérer la surprise que leur attitude lui avait inspirée. Malgré sa colère, malgré ses propos et la rancœur qu'elle leur avait témoignée, ils étaient toujours là. Présents, envers et contre tout. Peut-être avait-elle véritablement trouvé des amis, en fin de compte.
"Comment la pauvre gamine qu'elle était pourrait-elle prétendre pouvoir affronter seule le monde extérieur ?" Trop de verbes tue le verbe xD (Surtout quand y'a deuxdeux fois "pouvoir".) Peut-être que : 'pourrait-elle affronter' suffirait ??
"La jeune femme se prit la tête entre les mains" Sachant qu'elle tient toujours son bâton, ça risque d'être un peu compliqué ^^
"Deux iris vertes (verts) remplies (remplis) d'eau se présentèrent alors à sa vue." Iris est un mot maculin...
Oh, petite crise de nerfs de la part de ton héroïne... Mais ça m'a semblé une conclusion logique à... tout cela, le fait qu'elle craque !
Et puis comme c'était pour finir sur cette scène trop mignone, quand elle sort et qu'elle trouve ses hôtes qui l'attendaient (juste : pourquoi ne l'attendent-ils pas à l'intérieur ? ^^)... Sans parler de cette toute dernière phrase, mow ! Mon petit coeur fond là. Et ce départ ensemble, ça résume bien tout le chemin qu'ils ont parcouru depuis leur rencontre ! (Et Saraï doit être contente, elle pourra enfin faire quelque chose avec eux :P)
Oui, il y avait beaucoup de choses d'un coup pour elle je crois.
Je l'avoue, c'était plus "facile" pour moi qu'ils l'attendent à l'extérieur (je trouvais que ça rendait mieux niveau surprise et ambiance, même si ça peut paraître moins logique). Et puis, disons que ça leur permettait de prendre Ayleen de court alors qu'elle était vraiment sur le point de partir (et trouver la maison silencieuse l'aurait rendue confiante) et qu'elle ait moins la possibilité de protester et/ou de s'esquiver.
(oui, j'aime bien me trouver des excuses ! *sifflote*)
C'est un peu cliché mais j'avoue que j'aime bien ces scènes où on voit toute l'équipe réunie et en train de partir pour une mission importante ^^