25. C’est un oiseau ? C’est un avion ?

Par Neila
Notes de l’auteur : Bon, j'ai décidé de couper le prochain chapitre en deux, parce que ça faisait quand même beaucoup de mots... En espérant que ça se digère bien. Je vais certainement poster le chapitre final très bientôt (genre, demain), comme j'aimerais envoyer le tout pour le concours Gallimard et, on sait jamais, si certains lecteurs peuvent m'aider à repérer les vilaines coquilles rescapées avant l'envoie...
Bonne lecture !

Hervé s’est séparé de moi et j’ai retrouvé la pleine possession de mon esprit. Ma réalisation a été la suivante : ça craint.

Enroulé autour de l’autel où se tenait Sunday, le dragon fantôme ressemblait à un gigantesque serpent auquel on aurait greffé deux ailes de chauve-souris et une paire de pattes. Ce devait être ce que le Baron avait appelé « une chimère ».

— Admirez le chef-d’œuvre ! a clamé Sunday.

Ses yeux révulsés brillaient de la même lueur phosphorescente que ceux de sa chimère.

— Un dragon ! a répété la Japonaise à quelques mètres de là.

— On dirait plutôt une vouivre, a commenté Théo, l’air aussi fasciné qu’effrayé.

— Super, a fait Sacha, un dragon, une vouivre, un poulet, qu’est-ce que ça change ?

— Eh bien, les vouivres et les poulets ne crachent pas de feu.

— Hervé, ai-je dit. Va te mettre à l’abri !

Hervé a bombé le torse.

— Non point ! J’ai juré de te protéger !

— Je te libère de ta promesse alors ! Pars !

Les sentiments d’Hervé m’ont frappé au ventre, mais je n’ai pas eu le temps de les comprendre.

— Dévore-les, ma belle ! a ordonné Sunday.

La vouivre a dévoilé ses crocs longs comme des épées. On s’est mis en garde, mais la tête du monstre nous a ignorés pour se tourner vers son maître. Une langue fourchue a glissé hors de son museau et s’est enroulée autour des crânes disposés sur l’autel. Ceux-là même qui contenaient nos souvenirs. La Japonaise et l’Australien les ont remarqués seulement à ce moment. La première a ouvert la bouche dans une exclamation muette et le second a lâché :

— Eh, mais !

En deux coups de langue, la vouivre a gobé les quatre crânes comme des Apéricubes. Sunday nous a adressé un sourire sournois. Sur son épaule, Schalk la peluche se tenait la tête en répétant « Oh la la le Seigneur va nous faucher… il va trop nous faucher… ! ».

Les émanations de la chimère n’avaient rien à envier à Baba Yaga ou au Cavalier sans tête. C’en était presque douloureux, désagréable comme un crissement d’ongles sur un tableau noir. Face à un esprit si puissant, la prudence était de mise. Tout le monde semblait d’accord là-dessus. Tout le monde ou presque.

Sabre au clair, la Japonaise s’est précipitée au-devant du monstre en hurlant :

— Recrache !

La tête de serpent a fusé. D’un bond de côté, elle a évité les mâchoires et abattu son katana sur le cou de la vouivre. J’ai senti l’impact d’ici, si meurtrier, si puissant qu’il aurait suffi à anéantir un esprit classique sans même toucher directement son âme. Sauf que cette vouivre n’avait rien d’un esprit classique. La lame a percuté les écailles sans les pénétrer. Sifflant de fureur, la vouivre a balancé sa tête, envoyant la Japonaise valser à travers la caverne.

Erlik a accroché mon regard et j’ai compris le message.

Couvrez-moi.

À son tour, elle s’est élancée en faisant tournoyer son collier comme un lasso. La vouivre a fait volte-face, gueule ouverte. Exécutant une gracieuse pirouette, la fillette a bondi dans les airs et déployé son collier. Avant d’avoir pu s’arrêter, la bête a foncé entre les perles. Erlik a atterri avec souplesse sur son dos et, d’une torsion de poignet, a resserré le collier. L’esprit a titubé, ses immenses ailes battant l’air sans le déplacer. Les écailles fumaient au contact de l’arme. L’ennui, c’est que cette bestiole avait le cou long.

Alors que la tête amorçait un virage à cent quatre-vingts degrés, j’ai accouru, bondi et fendu l’air en criant :

— Eh ! Tête de nœud !

D’accord, je n’avais pas la répartie d’un catcheur. En attendant, le coup de faux a fait son effet. La pointe de Memoria a piqué sur les écailles sans réussir à percer le cuir, mais en réussissant à détourner l’attention de l’esprit. Vivace, il m’a bousculé d’un roulement de muscle et a fondu sur moi avant que j’aie pu reprendre ma garde.

Bang !

L’œil de la vouivre a éclaté comme une pastèque et ses crocs m’ont manqué d’un cheveu. Sacha et sa précision de sniper avaient encore frappé.

Le cratère obscur que la balle avait creusé se refermait déjà. L’esprit se reconstituait à vitesse grand V, mais le tir de Sacha avait mis en lumière un point faible : les yeux. J’ai plié les genoux, armé ma faux tandis que le serpent se dressait pour plonger. L’Australien m’a bousculé et, d’un magistral crochet du droit, a dévié la gueule de la vouivre.

— Laisse faire les grands, minus !

Il s’est mis à lui boxer la tête.

— Tu fous quoi, pauv’ tache ? s’est écriée Sacha. Dégage de là, t’es dans ma ligne de mire !

Mais l’Australien s’acharnait à coup de droites et de gauches. Entre lui et Erlik, qui s’efforçait de décapiter l’esprit avec son collier, la vouivre a perdu patience. Ses ailes se sont déployées et elle a décollé.

— Erlik !

Cette dernière n’a pas eu le temps de sauter. La vouivre a fait un plat dos contre le ciel de la caverne et le collier de perles qui enserrait sa gorge s’est volatilisé dans un nuage de fumée. Libéré, l’esprit a piqué vers nous, pattes tendues en avant à la manière d’un rapace. L’Australien et moi nous sommes écartés d’un bond.

— On peut savoir qui c’est, ce type ? a-t-il demandé en désignant Sunday qui souriait dans le giron de sa vouivre. Comment il peut faire un truc pareil ?

— C’est un nécromant, a répondu Sacha.

— Sérieux ? Comment ça se fait qu’il ait nos souvenirs ?

— Il travaille avec le Chevalier, ai-je dit tout en cherchant Erlik des yeux.

— Le Chevalier ?

Là-bas, un mouvement : quelqu’un se relevait à l’autre bout de la caverne. J’ai reconnu la veste blanche et les cheveux noirs de la Japonaise. Erlik, elle, n’était nulle part en vue.

— Sacha, est-ce que tu…

— Là ! s’est exclamé Sacha en pointant le plafond du doigt.

Deux pieds nus émergeaient lentement de la roche, suivis d’une petite silhouette vêtue de noire. Erlik avait traversé le plafond !

Libérée de la roche, elle a glissé vers le sol avec la légèreté d’une feuille. Évitant un coup de queue, elle a fait un saut périlleux au-dessus d’une aile, roulé sous la tête de la vouivre et nous a rejoints dans un dérapage.

Sa peau est trop dure. Nos armes ne peuvent pas la pénétrer.

— On vise les orifices, alors ? ai-je suggéré.

Sacha a braqué son revolver. Aussitôt, la vouivre a fermé ses paupières écailleuses, sa gueule et, pour faire bonne mesure, s’est abritée derrière ses ailes de chauve-souris. Le rire de Sunday a résonné dans la caverne. Ce sale type…

— Va falloir créer une ouverture. T’es avec moi ? ai-je lancé à l’Australien.

— Je suis avec moi, ouais ! a-t-il rétorqué avant de s’élancer.

Quoi ?

Pas le temps de réfléchir, j’ai couru à sa suite. Avec de la chance, les ailes étaient moins solides que le reste du corps. Arrivé à deux mètres, j’ai balancé ma faucille, l’Australien a envoyé un direct et… les ailes se sont déployées comme deux portes ouvertes à la volée. Des portes gabarit château fort. On se les ait prises en pleine tête.

La collision a été violente. La rencontre avec le sol, encore plus. La douleur a explosé dans mon dos et mon torse. Tout est devenu noir. Par chance – ou plutôt par instinct –, mes doigts sont restés verrouillés autour de Memoria.

Une éternité plus tard, l’air a retrouvé son passage jusqu’à mes poumons et la souffrance a reflué. J’étais étendu à plat ventre dans les ossements. Derrière les sifflements qui avaient envahi mes oreilles, j’ai entendu la vouivre gronder. Quelqu’un rigoler. J’ai inspiré et battu des cils pour y voir plus clair. Une silhouette s’agitait sous le long cou de la vouivre. Elle bondissait dans tous les sens, asticotait le monstre. Ses mouvements laissaient une traînée blanche dans son sillage. La Japonaise.

C’était la seule encore debout. L’Australien, Sacha et Erlik avaient été balayés eux aussi. J’ai voulu me relever, mais mon corps ne répondait plus. Mes muscles étaient comme déconnectés, tétanisés. La Japonaise a hurlé.

La vouivre avait abattu son énorme patte sur elle. Abritée sous la lame de son katana, un genou à terre, l’adolescente essayait de repousser l’esprit, mais le rapport de force ne jouait pas en sa faveur. Il fallait l’aider. Elle n’allait pas tenir. Au prix d’un effort surhumain, j’ai ramené Memoria contre moi, poussé sur mes bras. Un gémissement s’est échappé de ma gorge. Ma tête faisait la toupie.

Gaffe au voyant !

— Non !

C’était la voix de Sunday. Avachi contre Memoria comme un pépé, j’ai relevé la tête, à temps pour voir Théo abattre sa pelle sur l’autel. D’un swing, il a envoyé promener saladier et bougies, fracassant plusieurs bocaux au passage. Sunday a chancelé. La lueur phosphorescente qui habitait ses yeux et ceux de la vouivre s’est éteinte.

— Espèce d’idiot ! T’as idée de ce que tu viens de faire ?

— Mettre fin à ton numéro de nécromant ?

Sacré Théo. Sunday ne s’était pas soucié de lui une seule seconde et il en avait profité pour contourner la chimère et approcher par-derrière.

La vouivre s’est désintéressée de la Japonaise, la laissant s’écrouler de fatigue. Ses pupilles fendues se sont arrêtées sur Sunday et Théo. Dans le brouillard des esprits amalgamés, une pensée a émergé.

Tuer.

Schalk la peluche s’est cachée dans la nuque de son maître.

Gros, il va nous bouffer !

Sunday est resté figé comme un dresseur privé de son fouet qu’on aurait jeté dans la cage aux fauves. Des fauves affamés et bien décidés à se venger. J’étais tenté de les laisser faire, mais ce nigaud restait un vivant. Et puis Théo était juste à côté.

J’ai poussé sur mes jambes, forcé mon corps cassé à se remettre en mouvement. La vouivre s’est ramassée sur elle-même, prête à attaquer. Je lui ai envoyé ma faux dans le croupion. Elle s’est hérissée en crachant comme un chat mécontent. Mécontentement qui est allé croissant quand Sacha en a rajouté avec une rafale de balles. Il n’en a pas fallu plus pour que la bestiole décide que le jeu n’en valait pas la chandelle. Se propulsant dans les airs, elle a plongé dans le plafond et nous a plantés là.

Échevelé, vacillant, je suis resté quelques secondes à contempler l’horreur de la situation. Le dragon fantôme venait de s’envoler avec nos souvenirs. Droit vers la surface. Droit vers les vivants.

— Oups.

Toutes les têtes se sont tournées vers Sunday, qui a grimacé. Difficile de dire s’il s’inquiétait des dégâts que sa créature risquait de causer ou du sale quart d’heure qui lui pendant au nez.

— Rappelle ta bestiole ! a tonné Sacha.

L’oreille et le cou rouge de sang, elle tenait à peine debout. Ça ne l’a pas empêchée de braquer son revolver sur Sunday. Il a levé les mains, imité par sa peluche.

— J’ai bien peur de ne plus avoir d’emprise sur elle.

Je lui avais dit de pas faire ça !

— La peluche parle ! s’est exclamée la Japonaise.

— Fais-la disparaître, ai-je dit. Défais ce que t’as fait, libère les esprits.

Sunday a ri.

— Désolé, mais la dégénérescence et la fusion des âmes sont un processus qui ne marche que dans un sens. On peut l’accélérer, le ralentir, peut-être le stopper, mais l’inverser ? Je n’ai pas ce pouvoir. Personne ne l’a. La seule façon de faire disparaître cet esprit, c’est de le faucher.

Mes oreilles ont bourdonné. Mes jambes m’ont porté en avant, vers Sunday, et son sourire a tressailli. Schalk s’est exclamé « Oh purée ! ». La faux s’est levée, il a reculé. Trop tard. Memoria s’est abattue. Les mains spectrales ont jailli du médaillon sur sa poitrine et les doigts décharnés se sont refermés sur la hampe de l'arme. Elle irradiait la mort. J’ai forcé, non pas avec mes bras, mais avec mon âme. Les mains se sont désagrégées et j’ai achevé de les balayer. La pointe de Memoria a accroché le médaillon et l’a arraché du cou de Sunday, qui a basculé dans la poussière et les ossements.

Comme dans un rêve, je me suis vu le saisir par col. L’envie de lui écraser mon poing, ou mon arme, sur la tronche, me dévorait. Des spasmes ont secoué ses épaules.

Il se marrait.

— Là ! Tu ressembles enfin à Thanatos ! Tu vas me faucher ?

Son sourire fendait son visage de part en part. Ses yeux avalaient le reste, ronds comme des billes injectées de sang, les pupilles dilatées à l’extrême. Il ne portait plus sa veste et son chapeau lui était tombé de la tête. Ses bras étaient barrés de coupures toutes fraîches et de cicatrices. C’est là que j’ai remarqué : son énergie vitale était faible, vacillante comme la flamme d’une bougie. Il était si jeune, pourtant. Rien qu’un gosse.

— Pourquoi tu fais ça ? Qu’est-ce que t’y gagnes ?

Ses narines ont frémi et il a relevé le menton.

— L’honneur, le prix ultime : l’immortalité.

Ça m’a laissé sans voix.

— Tu peux pas comprendre. Vous, les faucheurs… vous êtes là à traîner des pieds et à vous plaindre parce que vous pouvez pas mourir… bouhouh !

Il nous a lancé un regard dégoûté, à moi et aux autres.

— Mourir, c’est nul.

Il ne souriait plus. J’aurais dû en éprouver de la satisfaction. Le secouer et lui faire la leçon, peut-être.

Dis pas ça ! a lâché Schalk, qui s’était réfugié dans l’ombre de l’autel. Il va te tuer… le Seigneur va te tuer !

Un tic a agité les lèvres de Sunday.

— Vas-y. Fauche-moi.

À deux pas de là, Théo observait la scène, cramponné à sa pelle, l’expression indéchiffrable. J’ai lâché prise et me suis tourné vers les autres.

Ils n’avaient pas fière allure. Erlik saignait du nez, la Japonaise boitait et l’Australien gardait son bras droit contre lui. De gros hématomes violacés leur avaient poussé un peu partout. Je ne devais pas avoir meilleure mine. Malheureusement, le combat était loin d’être fini.

— Si on veut arrêter cet esprit, il va falloir qu’on s’y mette tous ensemble.

— Eh, a fait l’Australien, moi je suis pas venu là pour faire votre ménage.

— Ouais, on a bien vu, a dit Sacha. T’es venu là pour nous gêner.

— J’suis venu parce que l’autre minus a dit que mes souvenirs seraient ici, a-t-il rétorqué en pointant un doigt accusateur vers Erlik.

— Oui, et ils viennent de s’envoler avec le gros lézard, t’as pas remarqué ?

La Japonaise a gloussé et agité son sabre :

— Découpons le lézard !

Sunday a ricané. Couché de tout son long dans les ossements, il fixait le plafond d’un œil morne.

— Vous feriez mieux de vous dépêcher, le grand méchant Chevalier ne va pas tarder à arriver.

L’Australien s’est décomposé.

— Quoi ? Il est sérieux ?

— Oui, ai-je dit.

— Vous m’avez attiré dans un traquenard ! Il a jamais été question de se battre contre ce type ! Je me tire !

Sacha a arqué un sourcil.

— T’as les jetons ?

— Le trouillard ! a surenchéri la Japonaise. Il a peur du Chevalier !

Le coup est parti, le katana s’est levé. Le poing américain a buté contre la lame et l’air a semblé se charger d’électricité. L’Australien et la Japonaise se sont lorgnés par-dessus leurs armes, la même intensité dans le regard.

— J’ai pas peur, okay ? Mais je suis pas fou, j’ai besoin de mes souvenirs pour l’affronter.

Elle continuait de sourire. Sous les mèches de sa frange mal coupée, ses yeux, eux, ne souriaient pas.

— Moi, je vais le trancher.

L’Australien a reculé.

— T’es tarée.

La risette de la Japonaise s’est effacée.

— Et toi, t’es nul.

— Répète ça !

— Enzo ?

J’avais tourné le dos au groupe pour m’éloigner d’un pas chancelant. On n’avait pas de temps à perdre en dispute.

— Je vais arrêter la chimère. Vous êtes pas obligés de me suivre. Je comprends.

La décision leur appartenait. Moi, j’avais pris la mienne. J’ai voulu m’élancer vers la sortie, mais j’ai vu trente-six tunnels et me suis étalé face contre terre.

Les ossements ont craqué sous les cavalcades de plusieurs pieds. M’appuyant de tout mon poids sur Memoria, je me suis remis sur mes jambes. Mes muscles flageolaient comme des élastiques sur lesquels on aurait trop tiré.

— T’es pas en état de te battre ! a dit Sacha, tout près de moi.

— Faut… que j’y aille…

Ma voix était aussi faiblarde que mes guibolles. Bah. J’ai fait ce que chacun fait quand sa voiture refuse de démarrer : j’ai enfoncé l’embrayage et redoublé d’efforts pour mettre le contact. Un pied après l’autre, j’ai avancé.

— Arrête, tu tiens pas debout ! Laisse tomber, faut qu’on se replie !

— Vous n’aurez jamais le temps de récupérer vos souvenirs avant l’arrivée de ce Chevalier, a ajouté Théo, quelque part sur ma gauche.

— C’est pas le plus important, ai-je dit. On peut pas laisser cet esprit courir… c’est dangereux… les vivants…

J’étais intervenu trop tard pour Giulia. Hors de question que ça se reproduise.

— C’est toi qui va crever si tu continues ! a tonné Sacha en me barrant la route.

— Mais elles souffrent…

Mon regard embué s’est hissé jusqu’au sien.

— Toutes ces âmes… tu l’as senti, toi aussi ? Faut qu’on les aide… faut qu’on les libère.

Les mots, les émotions, ont semblé se heurter, s’emmêler dans la poitrine de Sacha. Elle n’a pas essayé de me retenir quand je l’ai contournée. L’univers, en revanche, ne s’est pas privé pour se renverser. Le sol a foncé vers ma tête. Une main m’a attrapé le bras avant la collision.

Ce n’était pas Sacha, mais l’Australien.

— Tu fais trop pitié, mec. Mais t’as raison… faut apaiser les wawu.

— Tu pleures ?

Le sourire de la Japonaise a envahi mon champ de vision. Ses dents se chevauchaient.

— Trop mignon ! Moi, je veux bien t’aider.

Elle a levé le nez vers le plafond et son expression s’est faite sérieuse, mélancolique.

— C’est vrai qu’il crie fort.

La place des esprits est dans l’au-delà, a approuvé Erlik.

Voilà un point sur lequel il n’y avait pas à débattre : l’importance de notre mission. Pas besoin de souvenirs pour le savoir, on y revenait toujours.

Il fallait aider les esprits errants à regagner l’au-delà. Il fallait faucher les mauvais esprits. Jusqu’à mourir, et revenir, et continuer, dans cette vie et la prochaine. C’était un instinct, comme celui qui pousse un prédateur à courir après une proie. Un instinct façonné par des millions d’années, si vieux, si profondément ancré que mon pauvre corps fatigué ne pouvait pas l’arrêter. C’est remonté du fond de mon âme et ça m’a submergé. Ça nous a tous submergés. Sans échanger un mot de plus, on s’est élancés comme un seul faucheur dans le dédale des tunnels. Vers la surface.

Vers cet esprit qui hurlait d’agonie.

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