26. Le combo de la mort qui tue

Par Neila

Je ne pourrais pas dire combien de temps il nous a fallu pour sortir des catacombes, ni même par quel chemin on est passé. J’étais dans un état second. Je ne sentais plus mon corps – c’était soit bon, soit très mauvais signe. Les galeries et les salles ont défilé, les grilles, puis les escaliers. On a traversé toutes les cloisons qui nous barraient la route, tous les obstacles, jusqu’à émerger à l’air libre. L’odeur des pots d’échappement, le ronron des moteurs et les klaxons nous ont accueillis. Après l’obscurité des souterrains, Paris était éblouissante. Assourdissante.

En deux/trois bonds, je me suis hissé dans les hauteurs de la ville, sur les toits haussmanniens. J’ai avalé les pâtés de maisons à une vitesse surnaturelle, sautant au-dessus des rues et des cours avant de m’arrêter sur la mairie du cinquième arrondissement. Sacha, Erlik et la Japonaise sont venues se camper à mes côtés.

La vouivre avait trouvé refuge au sommet du Panthéon, enroulée autour du dôme. C’était une drôle de vision, rendue encore plus improbable par les gens qui filaient au pied de l’édifice sans accorder un regard à la grosse bête perchée dessus. Si les vivants ne voyaient pas l’esprit, ils percevaient néanmoins des bribes d’émanations. Ça les faisait se retourner, refermer leur veste et presser le pas. Dans les appartements, les chiens aboyaient ; dans les ruelles, les chats et les rats s’enfuyaient ventre à terre.

— Eh ben, on va trop vite pour toi ?

L’Australien, qui nous rejoignait tout juste, a brandi le majeur vers Sacha. Main serrée autour de Memoria, j’ai rabattu la capuche de mon manteau sur la tête, me soustrayant un peu plus au monde des vivants. Mon cœur battait un rythme lent, régulier. Je savais ce que j’avais à faire.

— Le premier qui la fauche a gagné ! a clamé l’Australien.

— Euh…

Il a sauté sur la place et la Japonaise a suivi en s’exclamant « ce sera moi ! ».

— Des gros débiles…

Sacha, Erlik et moi nous sommes empressés de les rattraper.

La vouivre a dardé sa langue et sifflé tandis que nous nous lancions à l’assaut du bâtiment. À peine a-t-on mis le pied sur le toit qu’elle a plongé. J’ai brandi ma faux, Sacha a braqué son revolver, Erlik a étiré son collier et l’Australien a levé ses poings. La Japonaise, bien sûr, a foncé à la rencontre de la vouivre. Celle-ci a changé de cap au dernier moment, zigzaguant comme une anguille pour s’enfuir dans les rues.

— Eh, reviens ! Laisse-moi te découper !

Bizarrement, l’esprit n’est pas revenu. On s’est lancé à sa poursuite.

Vif, il se mouvait à la manière d’un serpent, ondulant et galopant entre les immeubles. Sur son passage, les feux tricolores se détraquaient, les voitures se fonçaient dedans ou partaient dans le décor, comme déviées par une bourrasque. Une file d’embouteillage et de véhicules accidentés n’a pas tardé à se former.

— Faut la dégager des rues ! ai-je lancé en sautant par-dessus une cheminée.

J’ai pressé l’allure, accumulant tellement d’élan que je n’avais plus besoin de descendre sur les lampadaires pour franchir les avenues les plus larges. Je me sentais aussi léger qu’un esprit, les sens et les réflexes plus aiguisés que jamais. J’ai rattrapé la vouivre au moment où elle traversait un bus. Le chauffeur a perdu le contrôle et le véhicule a fait une embardée sur le trottoir. Les piétons se sont éparpillés en hurlant. Je me suis propulsé au sol, sans réfléchir au fait que je n’avais pas la force de Superman. La lueur des phares m’a avalé et…

Bang !

D’un coup de poing, l’Australien a renvoyé le bus sur la chaussée, non sans défoncer le pare-chocs.

— Alors ! C’est qui le meilleur ?

L’intervention aurait été stylée si elle ne s’était pas conclue par une tamponnade avec un fuyard et une chute dans le caniveau. J’ai levé le pouce.

— T’assures, ai-je dit, et j'ai repris ma course.

Erlik aussi avait regagné la rue. Collant au train de la vouivre, elle bondissait sur le capot des voitures. Son collier claquait de tous les côtés, retenant les véhicules détraqués avant qu’ils ne finissent dans une vitrine ou sur un passant. La route a débouché au bord de la Seine et la vouivre s’est engagée sur le pont Sully, en direction de la place de la Bastille.

Il fallait isoler l’esprit. L’attirer à l’écart des gens. Mais où ? Paris grouillait de vivants…

Mais plus de morts.

— Le cimetière ! Il faut l’emmener au cimetière !

Filant sur le garde-fou du pont, j’ai dépassé la vouivre, bondi devant la double file de véhicules à l’arrêt et lui ai envoyé un bon coup de faux dans le museau. Elle a riposté d’un coup de griffe. Je l’ai évité sans peine, mais le recul m’a amené droit sur la trajectoire de ses crocs. Un collier de perles noires est tombé du ciel. La gueule de la vouivre s’est prise dedans et j’ai eu le temps de m’écarter avant que ses mâchoires ne se referment.

Debout sur l’esprit, Erlik l’avait bridé comme un canasson. La lutte s’est transformée en numéro de rodéo. Mais la vouivre avait plus d’une arme mortelle dans son sac. Sa queue, pointue comme une lance, s’est retournée et a piqué. Avant que j’aie pu réagir, la Japonaise a surgi dans le dos d’Erlik et dévié la queue d’un coup de katana.

— Trop drôle ! Moi aussi je veux chevaucher le dragon !

C’était une motivation comme une autre. Pour les Parisiens, l’ambiance était moins à la fête.

Sur le pont, c’était un concert de klaxons. Les phares des voitures et tout ce qu’elles avaient de voyant clignotaient, les radios changeaient de stations toutes seules et les moteurs crachotaient. Un à un, les vivants descendaient de leur véhicule pour s’interpeler, effrayés, choqués, inconscients du danger. L’esprit était si dense, si puissant que sa présence prolongée se faisait ressentir sur la matière. Ses griffes commençaient à imprimer de longues marques sur le bitume.

Dans ses efforts pour désarçonner Erlik, la vouivre a titubé, sa queue a percuté un lampadaire et sa patte s’est abattue sur le capot d’une Ford Focus. La tôle s’est pliée et les vitres ont éclaté. Dans l’habitacle, la conductrice a hurlé. M’élançant de toute la force de mon âme, j’ai coincé Memoria entre la patte et le sol avant que le véhicule ne finisse broyé. J’ai ouvert la portière à la volée, arraché la ceinture de sécurité et tiré la femme de son siège. Elle m’est tombée dans les bras en me déchirant les tympans à grands cris pour finalement s’enfuir à toutes jambes, non sans taper dans une partie assez sensible de mon anatomie.

Plié en deux, je n’ai rien pu faire quand la deuxième pattes de la vouivre s’est élevée au-dessus d’un monospace, prête à aplatir toute la petite famille qu’il contenait. Heureusement, l’Australien était le champion des entrées fracassantes.

D’un coup de poing, il a envoyé la Fiat Doblo glisser jusqu’au garde-fou. Son héroïsme lui a valu de se faire piétiner. Des coups de feu ont retenti et la vouivre a reculé un peu plus sur le trottoir. Sacha a atterri sur le toit de la Ford et nous a décoché un regard plein de pitié.

— Ça va ? Vous faites une pause ?

Étendu sur le ventre, l’Australien a grondé :

— Elle est toujours aussi chiante ?

— Elle est plutôt sympa, là, ai-je répondu.

Ramassant Memoria, je me suis efforcé de desserrer les jambes et les dents pour repartir à l’attaque.

— Faut la faire décoller !

J’ai fendu l’air, agité ma faux sous les naseaux de la vouivre. Toujours sur son dos, couverte par la Japonaise, Erlik tirait de toutes ses forces sur son collier pour orienter le monstre vers le ciel. Sacha s’est mise à lui mitrailler les pattes. Acculé contre la balustrade du pont, l’esprit a écarté ses ailes et rugi. On y était presque !

L’Australien a roulé sous la vouivre et lui a asséné un uppercut qui l’a propulsée dans les airs.

— Bouge !

C’était l’impulsion qui lui manquait. Battant des ailes, la vouivre s’est élevée.

— Bien joué ! me suis-je écrié. Suivez-moi !

La vouivre planait en rond au-dessus des immeubles. Ses grondements résonnaient comme le tonnerre, accompagnés par le rire de la Japonaise. L’esprit était bel et bien annonciateur d’un orage. Les étoiles avaient disparu derrière une épaisse couche de nuages et le vent s’était levé, tour à tour chaud et glacial.

Prenant la tête du groupe, j’ai quitté le pont, regagné les toits et foncé en direction de l’est. Le cimetière du Père-Lachaise était par là-bas – à ce stade, je ne m’étonnais plus de ce genre de certitude. Dans le ciel, la vouivre a oscillé, puis filé à mes trousses. Diriger un monstre pareil devait demander un effort incroyable.

Tiens le coupai-je songé, sans savoir si mes pensées atteignaient Erlik.

Sacha a apporté sa contribution, tirant chaque fois que l’esprit faisait mine de dévier de sa trajectoire ou de descendre. On a dépassé la place de la Bastille et la mairie du 11ème arrondissement. Les remparts du cimetière ont fait leur apparition. J’ai sauté sur une colonne Morris, sur un lampadaire puis sur la haute porte qui marquait l’entrée du cimetière – fermé, à cette heure-ci.

— Ça en fait des macchabées, a commenté l’Australien, venu se percher dans un arbre.

Le Père-Lachaise n’était effectivement pas un petit cimetière de quartier. Les monuments funéraires et les tombes s’étalaient à perte de vue entre les allées boisées. La vouivre a filé au-dessus de nos têtes en soulevant une bourrasque. On s’est élancés à sa suite le long de l’avenue principale, moi bondissant sur les toits des mausolées, Sacha courant dans l’allée, l’Australien se balançant dans les branches des tilleuls.

— Va falloir trouver un moyen de la clouer au sol ! a dit Sacha.

La Japonaise et Erlik étaient déjà sur le coup. La première s’est laissée glisser sur l’aile et y a planté son katana. La peau de l’esprit y était bel et bien moins solide : la lame a déchiré le cuir. Erlik, pour sa part, a sauté dans le vide, se balançant au collier coincé dans la gueule du monstre. Déséquilibré, ce dernier a piqué vers le sol. Le crash a été magistral.

La Japonaise a été éjectée. Erlik a lâché prise et rebondi d’une stèle à l’autre sur la pointe des pieds alors que la vouivre s’écrasait dans un méli-mélo de pattes et d’ailes. Elle a roulé sur plusieurs mètres et disparu derrière le mur du columbarium, soufflant toute forme de vie sur son passage. Arbres et pins ont perdu feuilles et épines. Certaines pierres tombales se sont fendues.

— C’est parti ! a clamé l’Australien.

— Eh, fais pas n’imp’, gros naze ! s’est écriée Sacha, sur ses talons.

Arrêté sur la tête d’une statue d’ange, j’ai balayé le cimetière des yeux à la recherche de la Japonaise. J’ai fini par repérer une forme blanche, échouée sur une pierre tombale, et me suis précipité.

Elle ne bougeait plus. J’ai posé une main sur son épaule.

— Eh, ça va ? Tu m’entends ?

Son katana gisait au pied de la tombe, à quelques centimètres de ses doigts écorchés. Le fait que ni son arme ni sa veste ne se soient volatilisées était bon signe. L’arme… si elle pouvait la toucher, ça la remettrait d’aplomb. J’ai hésité, pressentant qu’un faucheur n’aurait pas dû ramasser l’arme d’un autre faucheur. Mais je ne pouvais pas la laisser dans cet état et il y avait urgence. J’ai tendu le bras.

La main de la Japonaise a fusé pour empoigner le katana qui a fondu sur ma poitrine.

— Touche pas.

Dressée à quatre pattes, le cou tordu à quatre-vingt-dix degrés, l’adolescente me fixait derrière son rideau de cheveux noir. Ses prunelles étaient aussi vides d’émotion que celles d’un requin. La lame de son arme me mordait la peau ; l’âme. Mes muscles et mon esprit s’engourdissaient tandis que le froid se refermait doucement sur mon cœur. Je me suis efforcé de rester immobile et, surtout, très calme.

— Pardon, j’aurais pas dû. Je voulais simplement t’aider.

Sa tête s’est tordue dans l’autre sens, elle a cillé, puis gloussé.

— D’accord !

Elle a abaissé son arme et je suis retombé sur les fesses. Mon cœur s’est remis à battre avec plus d’énergie. Chaleur et sensations sont revenues crépiter au bout de mes doigts. La Japonaise s’est levée en titubant. Elle devait s’être ouvert le crâne, car elle avait la moitié du visage en sang.

— Ça va aller ?

Elle a gloussé de plus belle et s’est élancée dans une course chaloupée. Dire que les gens me trouvaient bizarre…

On a rejoint Erlik sur le toit de la galerie du columbarium : quatre ailes qui cernaient une place sur laquelle s’élevait une chapelle de style néo-byzantin. Sur les pavés de la place, Sacha et l’Australien avaient engagé le combat contre la vouivre. Assise en position du lotus, son collier de prière entre les doigts, Erlik méditait, sûrement pour retrouver des forces. Elle a soulevé une paupière.

Tu as un plan ?

— Euh… viser les trous ?

— Oui ! a dit la Japonaise en faisant tournoyer son katana. Faut faire des trous !

On n’a pas eu le temps d’élaborer. D’un coup de queue, la vouivre a envoyé l’Australien s’écraser contre une colonne du columbarium, puis a foncé vers Sacha, insensible aux balles qui ricochaient sur ses écailles. Je me suis élancé sur la place.

La vouivre est arrivée sur Sacha, gueule grande ouverte. J’ai balancé Memoria et lui ai crocheté la bouche. La force de l’esprit m’a entraîné, mais j’ai réussi à le ralentir suffisamment pour permettre à Sacha de s’écarter. Avec un cri extatique, la Japonaise a bondi du toit et piqué son katana sur le dos de la chimère. La lame n’a pas pénétré, mais qu’à cela ne tienne, la Japonaise a levé une nouvelle fois son arme et a piqué encore et encore en s’exclamant « crève ! crève ! crève ! ». Les ailes se sont déployées. Erlik les a immédiatement emprisonnées dans son collier.

Sous Memoria, l’esprit fumait. J’ai tiré aussi fort que possible et la commissure de ses lèvres a commencé à se déchirer. Un coup de feu a retenti : un des yeux a éclaté. La vouivre s’est débattue avec fureur. Sa tête de serpent s’est dressée et mes pieds ont décollé. L’Australien est tombé du ciel et, d’un coup sur le museau, l’a renvoyée sur les pavés.

— Couché le lézard !

Retrouvant mes appuis, j’ai enfoncé Memoria plus loin dans le cou, plus profondément. Il fallait atteindre l’âme.

Ça va le faire ! me suis-je dit.

Ça ne l’a pas fait. La vouivre s’est mise à tourner comme une toupie. La queue a balayé l’Australien pour la seconde fois, la tête a percuté Sacha. Memoria s’est délogée, j’ai fait un vol plané et me suis écrasé contre les portes de la chapelle. Ne restait plus qu’Erlik et la Japonaise, cramponnées à leurs armes.

À force d’acharnement, la Japonaise avait fini par le faire, son trou. Son katana était enfoncé dans le dos de la vouivre. Si seulement elle avait pu atteindre l’âme… Celle-ci était difficile à localiser. C’était comme chercher une pièce dans une piscine de boue tourbillonnante.

— Sacha !

Elle avait atterri dans un parterre de fleurs. J’ai voulu me remettre debout, mais la tête me tournait et je suis retombé contre la porte. Sacha a trouvé la force de se relever avant moi. La démarche incertaine, elle a traversé le parvis et m’a rejoint sous le porche de la chapelle. Elle s’est écroulée en haut des marches.

— Merde !

— Sacha, son âme… t’arrives à la repérer ?

— Évidemment ! Elle est au plus profond de l’esprit, là !

Elle a pointé son revolver sur le poitrail de la vouivre en la suivant dans sa danse folle.

— L’ennui c’est que ses points faibles sont sur la tête et c’est trop loin ! On atteindra jamais son âme !

— Va falloir se faire un trou plus près.

— Et comment ?

J’ai désigné la Japonaise et son katana, sur le dos de la bête.

— En frappant tous ensemble au même endroit.

Le regard de Sacha s’est éclairé, puis à nouveau assombri.

— Faudrait déjà que ce truc arrête de bouger !

L’Australien est arrivé dans un dérapage.

— Vous jetez l’éponge ?

Il avait beau se moquer, il ne semblait pas pressé de retourner au charbon. Il avait perdu sa casquette et ses petites tresses retombaient sur son front perlé de sueur. Son épaule droite avait doublé de volume.

— J’ai une idée, ai-je dit. Les gars ! Revenez !

Aussitôt, Erlik a lâché prise, laissant les ruades de la vouivre la propulser en direction de la chapelle. Elle a amorti la rencontre avec la façade en se réceptionnant à pieds joints et a atterri près de nous.

— Est-ce que tu pourrais l’immobiliser complètement ? L’empêcher de bouger au maximum ?

Les traits déjà fatigués de la fillette se sont tirés un peu plus.

Je ferai ce que je peux.

Ni une ni deux, elle s’en est allée pirouetter autour de la vouivre comme une puce, capturant tête, ailes, pattes et queue dans les boucles de son interminable collier. La Japonaise, elle, était restée accrochée à son sabre, qu’elle s’efforçait d’enfoncer plus profondément avec un rire dément.

— Eh, la dingo ! a appelé l’Australien.

Pas de réaction.

— Izanami !

Le nom m’était revenu tout seul. Ça a paru l’atteindre, la tirer de sa transe meurtrière. Ôtant son katana de l’esprit, elle a bondi en haut de l’escalier.

— Quoi encore ? Je croyais qu’il fallait faire des trous !

— On va faire un gros trou, oui : tous ensemble. Faut qu’on se coordonne et qu’on frappe au même endroit. Sacha nous montrera où.

Sur le parvis, la vouivre a basculé, ficelée comme un rôti. Erlik la tenait.

— Laissez faire Sacha, ai-je dit, ensuite on…

— Eh, a fait l’Australien, pourquoi c’est toi qui donnes les ordres ? C’est moi le plus âgé, c’est moi qui ai le plus d’expérience.

— L’expérience de tout foirer ? a lancé Sacha.

Ça n’a pas raté. Il l’a empoignée par le col, elle lui a collé le canon de son revolver sous le menton.

— Lâche-moi ou j’te fais sauter le caisson.

— Arrêtez !

Je les ai poussés chacun d’un côté et me suis tourné vers Sacha, l’expression suppliante. Ça ne l’a pas attendrie, au contraire.

— Comment tu peux t’en remettre à eux ? Ils viennent de débarquer, on les connaît même pas !

— Bien sûr que si, on les connaît. On se connaît tous.

Mon regard est passé de Sacha à l’Australien à la Japonaise, aussi perplexes et réticents les uns que les autres.

— On est des faucheurs. On est pareils. Y a personne qui pourra mieux nous comprendre ni nous connaître.

Les épaules se sont relâchées, les armes se sont abaissées et les regards se sont échangés. Ça semblait les frapper, comme ça me frappait, moi. On avait beau parler des langues différentes, venir d’endroits différents, on se comprenait, parce que le vécu, les sentiments, étaient les mêmes.

Enzo… !

La détresse d’Erlik m’a traversé comme une flèche. Pendant qu’on se chamaillait, elle retenait l’esprit à la seule force de son âme. Son collier n’allait pas tarder à craquer, c’était maintenant ou jamais.

— C’est pas un ordre, mais un appel à l’aide, ai-je lancé aux deux autres, et je me suis détourné. Sacha ?

Elle a sauté au bas des escaliers, s’est décalée pour trouver le meilleur angle et a ouvert le feu. Elle a tiré sur le même point, à la base du cou, encore et encore. J’ai attendu, attendu. Jusqu’à sentir une brèche apparaître.

Là !

Je me suis élancé. En espérant que les autres me suivraient.

Sacha a suspendu ses tirs à la dernière seconde. Avant que le trou n’ait pu se reboucher, j’ai piqué Memoria et fendu avec tout ce qu’il me restait de force. La faux a déchiré le poitrail de la vouivre. L’âme était au fond de ce gouffre, tout au fond. Elle grinçait de souffrance.

Le katana de la Japonaise a filé au ras de mon oreille et plongé dans le gouffre jusqu’à la garde. L’esprit a perdu sa cohésion, se transformant en nuage au cœur duquel grondait la plus instable des tempêtes. L’âme hurlait. J'ai retenu Izanami qui poussait pour l’atteindre, mais le tourbillon d’esprits nous repoussait. L’Australien a accouru et frappé sur le manche comme un marteau sur un clou.

BANG !

Le katana a fusé et traversé l’âme de part en part.

L’esprit a éclaté en fumée. Un bon millier de personnes, leurs peurs, leurs regrets, leurs tristesses m’ont explosé à la figure et se sont délités. Mes genoux – et ceux des autres – ont heurté les pavés. On est restés comme ça quelques secondes, effondrés côte à côte, le souffle court et le corps tremblant.

C’était fini. Tous ces esprits ne connaîtraient peut-être pas l’au-delà mais, au moins, ils ne souffraient plus.

Izanami a tendu le bras et son katana s’est matérialisé dans sa main.

— T’as frappé mon arme.

L’Australien a eu un mouvement de recule. Elle a relevé le visage vers lui et s’est fendue d’un sourire surexcité.

— C’était trop stylé comme enchaînement !

— Ah… ah bon ? a-t-il bafouillé, avant de se recomposer une mine pleine d’assurance. Ouais, évidemment !

Il s’est redressé, a ramassé sa casquette et a passé une main dans ses tresses.

— On dirait bien que j’ai gagné.

Izanami a fait la moue.

— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est Chôwa qui l’a fauché.

— Eh, j’ai donné le coup de grâce !

— Tu parles d’un exploit ! a lâché Sacha affalée à quatre mètres de là. On avait déjà fait tout le travail !

J’ai rigolé, mais pas trop longtemps. Maintenant que l’adrénaline retombait, je commençais à reprendre douloureusement conscience de mon corps. Erlik m’a tendu la main pour m’aider à me relever, les lèvres barbouillées de sang, mais souriantes.

— Merci, ai-je dit. D’être venue.

Merci à toi. C’est peut-être l’aube d’une nouvelle ère.

— Il y a un vivant qui nous regarde, a dit Izanami.

Un garçon en costume cravate et pardessus noir nous observait à l’angle du columbarium, lampe torche à la main.

— C’est Théo !

Il avait dû courir et sauter dans un taxi pour nous rattraper. Le pauvre, on l’avait abandonné dans les catacombes en compagnie de Sunday et de sa peluche. Pas cool. Heureusement, il n’avait pas l’air blessé. J’allais lui faire signe quand Sacha nous a rappelés à des préoccupations plus urgentes.

— Où sont les souvenirs ?

On a tourné sur nous même. Sacha les a repérés la première.

— Là !

Les quatre crânes avaient fini au bout de la place. Elle s’est précipitée. À son approche, la lueur qui brillait dans l’un d’eux s’est intensifiée et des filaments de lumières se sont échappés des orbites. Sacha s’est penchée pour le ramasser. Submergé par un mélange d’excitation, de fascination et de crainte, je n’ai pas tout de suite prêté attention à la silhouette, sur le toit du columbarium. La même que cette nuit où tout avait commencé.

— SACHA !

Courbée en avant, la main posée sur le crâne, elle a tourné la tête dans ma direction. J’ai accouru, mais le Chevalier était déjà derrière elle. La lance a piqué.

Me dépassant, le collier d’Erlik a claqué comme un fouet et heurté la hampe. Le cri de Sacha m’a transpercé les tympans.

La microseconde suivante, j’étais à portée. Memoria a filé vers le casque du Chevalier. Il a esquivé la faucille, puis a paré le coup de manche qui a suivi. Assourdi par les boum boum boum ! de mon cœur, j’ai risqué un regard vers Sacha. Elle se tenait l’épaule en gémissant, à genoux sur les pavés. Vivante.

J’ai enchaîné les attaques, forçant le Chevalier à reculer toujours plus. La faux et la lance tournoyaient comme des bâtons de majorette, se percutaient à droite, se repoussaient à gauche. Comment j’arrivais à suivre ? Aucune idée. Mon corps était comme possédé : possédé par Memoria. En fait, ce n’était pas moi qui maniais l’arme, c’était l’arme qui me maniait.

Pendant un instant, Memoria et moi avons mené la danse. Alors qu’elle remontait vers l’aine de mon adversaire, la lance a intercepté la faux. Avant que j’ai le temps de changer ma prise ou de me désengager, le Chevalier a entraîné Memoria dans un mouvement qui m’a tordu les bras et j’ai lâché. La faux a volé au loin.

Je n’ai pas paniqué, même pas tourné la tête. Renvoyant l’arme au néant, j’ai attaqué comme si elle était toujours là. Parce qu’elle était toujours là. Elle s’est rematérialisée entre mes doigts à la dernière seconde. Le Chevalier ne s’y était pas attendu. Il n’avait pas repris sa garde. La faux a déchiré son plastron.

Je l’avais touché.

Ça nous a laissé tous les deux sur les fesses. Le Chevalier s’en est remis plus vite que moi. Il m’a envoyé son pied dans le ventre et je me suis écrasé dans les fleurs – mortes, comme tout le reste de la végétation qui nous entourait. Le choc m’a coupé le souffle. L’entaille, dans l’armure du Chevalier, se refermait déjà, mais elle était la preuve que même des prématurés comme nous pouvions lui tenir tête.

— On va te faucher !

Erlik et Izanami sont passées à l’attaque. La première a enroulé son collier autour de la lance et la seconde a foncé au contact. Le Chevalier a esquivé le katana, puis tiré sur son arme. Emportée, Erlik est partie s’écraser contre Izanami. L’Australien, lui, s’était rué sur ses souvenirs. Le Chevalier s’est téléporté devant lui et lui a brisé le nez d’un coup de botte. Sacha, recroquevillée à deux pas de là, s’est écartée en rampant. Izanami et moi avons chargé en même temps, elle sur la droite du Chevalier, moi sur la gauche. Nos lames ont fauché le vide.

Il avait disparu.

Il est réapparu sur le toit de la chapelle.

— Tu peux pas tous nous affronter, ai-je dit, le souffle court.

— Arrogant. Un vrai faucheur.

Sa lance a frappé le fronton sous ses pieds. Un étrange nuage noir s’est détaché du ciel. Une nuée d’oiseaux. Les sluaghs.

Piaillements suraigus, battements d’ailes et relents de charogne ont déferlé sur le parvis. Je me suis planté devant Sacha, prêt à faucher dans le tas. Les esprits ont virevolté autour de nous sans attaquer. Ça a duré deux secondes, puis ils se sont regroupés au-dessus du Chevalier.

J’ai tourné la tête. Tout le monde semblait indemne. Ou, en tout cas, pas plus amoché qu’avant. Les crânes, en revanche, n’étaient plus là. Les esprits les avaient emportés.

— J’aurais pu vous détruire n’importe quand. Si vous vivez encore, c’est seulement parce que je le veux bien.

J’ai aidé Sacha à se relever. Son épaule était rouge de sang. Elle avait un teint de craie et ses paupières semblaient peser une tonne. Erlik et Izanami se sont mises en garde à nos côtés. Le nez en sang, l’Australien a reculé.

— Vous voulez récupérer vos souvenirs ? a dit le Chevalier. Très bien, je vous les rends. En échange de Thanatos.

Les visages de la Japonaise et de l’Australien se sont tournés dans ma direction. Appuyée contre moi, Sacha s’est redressée de toute sa hauteur. Malgré les tremblements qui la secouaient, elle avait l’air plus féroce que jamais.

— Tu nous prends pour des débiles ? Vous laissez pas avoir, a-t-elle lancé aux autres. S’il tient tant à mettre la main sur Enzo, c’est parce qu’il a besoin de lui ! Il a besoin d’un de ses souvenirs perdus pour libérer un monstre et ce sera la fin de la mort.

Le Chevalier n’a pas moufté, mais j’aurais parié qu’il était contrarié qu’on en sache tant sur ses plans.

— La fin de la mort ? a répété l’Australien.

— C’est qui, Enzo ? a demandé la Japonaise.

— Je n’ai pas besoin de lui pour tous vous exterminer, a dit le Chevalier. Thanatos et moi avons un vieux compte à régler… ça ne vous regarde pas.

À nouveau, le malaise est venu ramper dans mes entrailles.

— Le choix est simple : soit vous mourrez en vous interposant, soit vous repartez avec vos souvenirs.

— C’est ça ! Comme si t’allais…

Le Chevalier a levé la main. Un crâne est tombé du nuage d’oiseaux. Il l’a rattrapé, puis lancé au bas de la chapelle. Le crâne a rebondi sur les marches et roulé à nos pieds.

— En voilà un.

Les filaments arc-en-ciel se sont tendus vers Sacha. Ses lèvres se sont entrouvertes, ses yeux se sont agrandis et la lumière est venue s’y refléter. Elle a fait un pas, a jeté un coup d’œil au Chevalier. Les souvenirs de ses vies antérieures étaient juste là. Elle m’a lâché pour faire un pas supplémentaire, a changé son arme de main et les a ramassés. Le Chevalier n’a pas bougé.

Il n’en a pas fallu plus pour semer le doute. Je n’en revenais pas. Après tout le mal qu’il s’était donné pour faire de nous des prématurés sans souvenirs, voilà qu’il était prêt à les rendre ? Il n’espérait quand même pas que Sacha, Erlik, la Japonaise et l’Australien acceptent tous ses termes ? Non, bien sûr… Ce qu’il voulait, c’était qu’on se dispute. Il attendait l’instant où on se retournerait les uns contre les autres pour attaquer. Avec ses souvenirs dans la main, Sacha ne pouvait plus refuser l’offre, à moins de passer pour une hypocrite aux yeux de l’Australien et de la Japonaise. Leurs lèvres se tordaient déjà dans une grimace qui hurlait à l’injustice.

Mais Sacha avait-elle seulement l’intention de refuser… ? Le regard plongé dans les orbites du crâne, elle semblait incapable de se détacher de la lueur arc-en-ciel. L’idée qu’elle puisse hésiter m’a froissé le cœur, puis je me suis mis à sa place. Elle avait enduré tant d’épreuves pour les retrouver, ces souvenirs. Je savais ce qu’ils représentaient : pas seulement le moyen de devenir plus fort, mais une part de nous ; notre histoire, tous les gens qu’on avait aimés, tous ceux qu’on avait étés.

Le pincement dans ma poitrine s’est relâché. Ça n’était pas grave, qu’elle hésite. Ça n’était pas juste de lui demander de choisir entre moi et ses souvenirs. Je n’avais pas envie de lui imposer ça, ni à elle ni aux autres.

— D’accord, ai-je dit. T’as gagné. Rends leurs souvenirs aux autres, laisse-les partir et je te suis.

Si la décision venait de moi, personne n’aurait rien à reprocher à personne. Il n’y aurait pas de débat, pas de trahison et le Chevalier serait forcé d’honorer sa part du marché. Erlik m’a saisi la manche.

Non, Enzo ! Tu as oublié ce qu’a dit Baba Yaga ? S’il t’attrape…

C’est pas le plus important, ai-je songé en retour. Il sera pas trop tard pour l’arrêter. Allez trouver les autres et, quoi qu’il arrive, restez ensemble.

La Japonaise et l’Australien me dévisageaient comme si j’étais maboule. Je leur ai adressé un sourire que j’espérais confiant avant de me détourner. Le manteau a glissé entre les doigts d’Erlik. J’ai abaissé ma faux et avancé en m’efforçant de ne pas penser à mon père et à la promesse que je m’apprêtais à briser.

Sur le toit de la chapelle, le Chevalier se tenait aussi figé qu’une statue. Sur le parvis, Sacha frémissait de la tête aux pieds, le nez baissé sur le crâne. J’ai posé une main sur son épaule – celle qui ne saignait pas – et elle s’est contractée. Je l’ai serrée doucement histoire de lui faire savoir qu’il n’y avait pas de malaise, que tout allait bien, puis je l’ai dépassée sans me retourner.

Ce serait entre moi et le Chevalier. J’ai pris une profonde inspiration… Quelque chose a filé au-dessus de ma tête en laissant une traînée arc-en-ciel et j’ai été tiré en arrière.

Sacha m’avait attrapé par la capuche. Elle m’a poussé dans son dos, dans les bras des autres.

Gong ! a fait le crâne en percutant le casque du Chevalier, qui n’a pas bougé d’un pouce.

— Mets-le-toi là où je pense ! a rugi Sacha. Tu me fous la haine ! Non seulement tu nous prends pour des débiles, mais tu nous prends aussi pour des ordures ?

— Oui.

Ça avait le mérite d’être clair. Sacha exultait.

— On n’a pas besoin de ces souvenirs pour te tenir tête. On a déjà tout ce qu’il faut ici.

La déclaration a soufflé tout le monde. Tenant son arme a une main, Sacha l’a pointée sur le Chevalier.

— Tu veux Enzo ? Viens le chercher, pour voir.

Les doigts bardés de métal ont soulevé la lance, mais il n’a pas attaqué. La retenue du Chevalier a sonné comme un aveu de faiblesse et la détermination de Sacha a contaminé les autres. Erlik a étiré son collier et s’est mise en position de combat. Izanami a levé son katana entre son sourire et ses prunelles de requin.

— Ouais, viens. On va te montrer notre combo de la mort qui tue.

Resté jusque là en retrait, l’Australien a avancé à notre hauteur et entrechoqué ses poings américains. Le Chevalier a sifflé d’amertume.

— Je n’ai rien à craindre de vous ou de votre petite réunion. Allez-y : allez donc trouver les autres. Ils se contenteront de se renvoyer les blâmes. Trop arrogants pour croire que quoi que ce soit puisse les menacer, trop égoïstes pour se soucier du sort de leurs semblables. C’est ce que vous êtes tous. C’est ce que vous redeviendriez avec ces souvenirs. Toi la première, Morena.

Le bras de Sacha a momentanément vacillé.

— Sans mon intervention, vous ne seriez même pas capable de vous tenir côte à côte.

— Merci, alors, ai-je dit.

Aucun cri n’aurait pu être plus assourdissant de haine que le silence qui a suivi.

— Comme vous voudrez.

Il a frappé la pierre avec sa lance et les sluaghs ont fondu vers le sol. Pas sur nous, mais sur le crâne abandonné. Sacha a tiré, fauchant un, deux, trois esprits avant que la nuée se résorbe sur elle-même. Les oiseaux se sont volatilisés. Pouf.

Les quatre crânes sont retombés sur les pavés. Ils étaient vides.

— Hé ! s’est exclamé l’Australien. Qu’est-ce que t’as fait de nos souvenirs ?

— Les sluaghs les ont emportés avec eux. Dans l’au-delà.

— Les… les esprits errants peuvent pas rejoindre l’au-delà, a objecté Sacha. C’est pour ça qu’on est là.

— Même les esprits errants ont un pied dans l’au-delà. Ils ne peuvent pas s’y enfoncer, ils ne peuvent pas y rester, mais ils peuvent passer. Où croyez-vous qu’ils aillent, lorsqu’ils ne sont plus dans le monde des vivants ?

C’était une très bonne question, une que je n’avais pas pris le temps de poser à Hervé.

— Vous voulez vos souvenirs ? a poursuivi le Chevalier. Allez donc les chercher, pour voir.

Ça aurait pu passer pour une mesquine revanche, une façon de nous priver définitivement de nos souvenirs, sauf qu’aller dans l’au-delà n’avait justement rien d’impossible et cette provocation n’était pas anodine. Elle confirmait ce que je soupçonnais depuis plusieurs heures.

— C’est ça, le secret dont tu veux absolument t’emparer.

Tous les regards ont convergé sur moi.

— Tu veux savoir comment ouvrir l’au-delà.

Sacha a entrouvert les lèvres. C’était la seule chose qui me différenciait des autres. J’étais le seul faucheur à savoir comment ouvrir l’au-delà. Ce qui signifiait que l’entité qu’il voulait délivrer se trouvait là-bas.

À travers la fente en V du casque du Chevalier, j’ai senti la morsure de son regard.

— Tu as compris ? Tant mieux. Le souvenir ne t’en reviendra que plus vite. Quand ça arrivera, je serai là pour te l’arracher. Dans cette vie ou la prochaine.

— Pas si on t’anéantit avant, a dit Sacha.

Elle a tiré, mais le Chevalier s’était déjà volatilisé.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez