C’étaient les vacances d’été et Pierre filait à bonne allure sur son balai volant. Les élèves les plus riches, ou plutôt les élèves les plus snobs, possédaient des chevaux ou des licornes ; mais ces élèves-là n’en avaient pas grand-chose à faire du bien-être de leurs montures. Avoir une bête de cette envergure en ville impliquait de la garder enfermée dans un box de cinq par deux foulées et de la nourrir majoritairement de foin. Si Pierre rentrait en balai, ce n’était pas parce qu’il était pauvre. Son père était éleveur de licornes, nom d’un marsupial ! Bon, louer un box en ville et payer le foin, ça coûtait cher. Mais surtout, il refusait d’infliger un tel traitement à des animaux. Un balai, on pouvait le garder sous son lit sans problème. Il suffisait juste de le dépoussiérer régulièrement pour éviter les combustions spontanées, et de le laisser exposé à la lumière de la lune pendant la nuit.
Le manoir du citoyen Vent se trouvait en bordure d’un petit village, à une dizaine de tireboulets de la capitale. Le trajet en balai prenait à peine six battements, contre quatre ou cinq à cheval : ça ne valait pas vraiment le coup d’investir dans un box. Pierre descendit de son balai et frappa au heurtoir de fer. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit sur une jeune fille de douze ans, au teint doré, vêtue d’une robe bleue et d’un tablier blanc.
« Pierre ! s’écria-t-elle en se jetant à son cou. Tu m’as manqué. Comment vas-tu ? J’ai eu Excellent à mon devoir d’astrologie ! Et on fait un gâteau avec maman, mais Liseron fait sa tête de mule. Oh, et je voulais te montrer ma nouvelle robe, quelle guigne, j’ai dû me changer pour la cuisine, mais tu la verras cet après-midi.
- Opale, laisse donc respirer ton frère ! »
La jeune adolescente laissa place à une femme de petite taille, peau diaphane, cheveux de jais retenus par un bandeau de soie, robe de fourrure et chaussures d’intérieur qui laissaient voir ses longs orteils. C’était une lutine pure souche, avec des traditions bien ancrées et un arbre généalogique remontant à quinze générations. Pierre lui ressemblait beaucoup, l’arbre généalogique en moins.
« J’espère que tu as fait bon voyage, reprit-elle. Ton père est dans le bureau. Tu peux aller le saluer, puis tu iras te laver les mains avant le repas. Opale, toi aussi, un passage à la salle de bains ne te ferait pas de mal ; regarde, tu as couvert ton frère de farine. »
Pierre remercia sa mère, puis s’épousseta sur le perron. Y avait-il une sensation plus désagréable que celle d’une petite sœur qui vous étrangle avec les mains sales ? Il laissa son balai dans l’entrée, salua Liseron – celle-ci lui rendit son salut d’un signe de la main, avec un sourire un peu forcé – et frappa deux coups à la porte du bureau pour annoncer son entrée.
« Bonjour, père.
- Bonjour, Pierre ! Comment vas-tu ?
- Bien, je vous remercie, et vous ? »
L’avantage avec Vent, c’est qu’il disait toujours les mêmes platitudes. Ainsi, Pierre n’avait pas à réfléchir beaucoup. Il lui suffisait de sélectionner la réponse appropriée parmi une dizaine de possibilités préparées à l’avance, et le reste du temps, il le laissait parler.
« Il a fait chaud ces derniers jours, heureusement tu nous rapportes une petite brise de l’est, il faudrait que tu rentres plus souvent, d’ailleurs tu n’as pas engraissé à l’université, même ta mère n’est pas si maigre, les filles nous préparent des gâteaux lutins, la cuisine des montagnes c’est toujours plus nourrissant que les perles de pluie et les soupes de fleurs, n’est-ce pas, enfin les licornes mangent bien du gazon, pourtant les dieux sont témoins qu’elles sont grosses et musclées…
- À propos de licornes, comment va Chipie ? » demanda Pierre, sautant sur l’occasion pour parler d’un sujet qui l’intéressait un peu.
« Oh, elle a mis bas il y a deux jours. Mais ne parlons pas de travail. Déjà que le tien te prend presque toute l’année, il ne faudrait pas que le mien vienne gâcher tes vacances, haha ! Allons, file te laver les mains pendant que je range mes papiers, ta mère ne va pas tarder à annoncer le déjeuner. »
Le père de Pierre avait exagéré, mais il fallait reconnaître que la cuisine des lutins était consistante. Pain complet aux noix, fromage de dahu, pommes de terre sautées, abeilles-dragons rôties et en dessert, de délicieux sablés à la fleur d’oranger. On n’aurait pas faim cet après-midi ! Les filles chahutaient, ce qui exaspérait Pierre, mais au moins cela lui évitait de devoir participer à une conversation ennuyeuse.
Enfin, Blanche apporta le lait de monoptère et Opale alla chercher le courrier.
« Deux lettres pour vous, Père. Celle-ci est pour Liseron…
- Passe-la-moi », intervint leur mère.
Blanche ouvrit la lettre de sa fille, la survola du regard, puis la rendit à sa propriétaire.
« C’est bon, c’est de ton amie Sérénité.
- Sérénité ! Elle m’a écrit ! »
Liseron se plongea aussitôt dans la lecture de sa missive. Vent parcourut rapidement son propre courrier, puis se leva pour aller les ranger : il s’agissait probablement de lettres de clients. Il restait une dernière enveloppe, destinée à Blanche. Celle-ci l’ouvrit, lut les premières lignes, puis soupira et la jeta au feu.
« Donnez-moi vos assiettes sales », dit-elle plus sèchement que d’habitude.
Pierre ne mit guère de temps à comprendre pourquoi. À coup sûr, elle avait reçu une lettre de sa famille. Sa famille…
Pierre avait peu connu sa famille maternelle et n’en gardait qu’un vague souvenir de neige et de foulards colorés. C’était pire pour Liseron et Opale, qui n’avaient jamais rencontré leurs grands-parents lutins. En effet, en apprenant que leur fille était tombée enceinte d’un fé, les parents de Blanche l’avaient séquestrée à la maison pour empêcher à tout prix leur fille de faire alliance avec l’ennemi.
Les lutins n’avaient pas été envahis par les armes comme cela avait été le cas pour les ogres. L’Empereur l’avait jouée diplomatique. Cela avait commencé par une alliance militaire, suivie, quelques décennies plus tard, par un accord de libre échange. Alors les fées s’étaient installées, des fonctionnaires tout droit sortis des universités d’administration avaient épousé les héritières des nobles familles lutines, les lutins les plus riches s’étaient vus offrir la citoyenneté ; et finalement, une fois les sujets de l’Empire bien installés dans les sphères politiques des basses montagnes, ils avaient fait acter leur assujettissement aux lois impériales. Mais malgré cette annexion lente et pacifique, il restait encore quelques irréductibles qui refusaient l’autorité de Sa Majesté Impériale.
C’était le cas de la famille de Blanche.
Pierre n’en savait pas plus.
Les vacances se passèrent. Entre Opale qui traînait des pieds pendant les promenades familiales, trois réceptions mondaines que Pierre et Liseron évitaient au maximum, la triste nouvelle d’un village près de la frontière qui avait été attaqué par des bandits, un gratin avec un goût de brûlé un peu trop prononcé, et un type louche qui demanda Liseron en mariage alors qu’il la connaissait à peine, l’octaine pouvait difficilement être qualifiée d’idyllique. Mais il y eut aussi de bons moments. Opale initia une soirée d’observation des étoiles. Chipie se portait très bien. Liseron demanda de l’aide à Pierre pour son devoir de mathématiques, et elle comprit tout de suite ses explications. Une troupe de ménestrels passa dans leur village, un bal s’improvisa sur la place principale, cela résonnait beaucoup moins qu’à l’opéra de la capitale.
Puis, à la fin de l’octaine, il fallut rentrer à l’université.
La capitale du district semblait être assoupie sous la chaleur estivale. La moitié des riches avaient quitté leurs maisons pour se reposer à la campagne, les autres se reposaient à l’ombre de leurs rideaux, et seule la grande entreprise de nettoyage, Nous Savons, s’activait. Il fallait dire que c’était la saison idéale pour laver à grande eau les demeures abandonnées.
Pierre repensa à son premier été dans la ville. C’était deux ans plus tôt, à la fin du lycée, pour la préparation à l’examen de l’université. Nous Savons n’avait pas une si grande importance, à l’époque. Quand les gens voulaient faire nettoyer leurs maisons, ils le faisaient eux-mêmes, enfin leurs épouses ou leurs bonnes le faisaient. Ou bien ils se débrouillaient pour trouver de la main-d’œuvre parmi les travailleurs saisonniers qui n’étaient pas pris par les moissons. En tout cas, cela avait été une belle réussite de la part du citoyen Coq que de se charger de toute la gestion du nettoyage. Et à des prix, somme toute, parfaitement abordables ! Pierre ne savait pas vraiment comment il avait fait, mais après tout, il était administrateur, pas commerçant. Tant que les comptes tombaient juste à la fin, il pouvait bien s’y prendre comme il voulait pour recruter ses employés ou acheter du savon.
Tant que les comptes tombaient juste ?
Non, il devait se sortir cette histoire avec Ivoire et Ébène de la tête. C’était juste une bête erreur comme on en trouvait partout. Si les 52 glandors avaient mystérieusement disparu dans les poches d’on-ne-savait-qui, là, l’affaire aurait été suspecte. Mais de l’argent qui apparaissait tout seul, ce ne pouvait être qu’une erreur de saisie.
Le quinzième carillon n’allait pas tarder. Pierre se posta devant le commissariat en attendant qu’Olivier ait terminé. Il n’y avait pas grand monde, seulement une adolescente de race ogresse dont la petite sœur n’était pas rentrée du travail. L’étudiant la redirigea vers le bureau de censure des blagues vaseuses, constitué de tous les mauvais administrateurs que l’on chargeait des affaires sans importance ; puis il ferma l’accueil du commissariat et rejoignit son ami.
« Quelle plaie de ne pas avoir pu partir en vacances !
- Tu avais sept autres solutions pour valider tes points de service public, lui fit remarquer Pierre.
- Facile à dire, toi qui adores les comptes ! »
Les étudiants en administration avaient en effet un minimum de tâches à effectuer chaque année, des tâches qui n’intéressaient pas grand-monde, mais que l’on rechignait à confier au bureau de censure des blagues vaseuses. C’était pour cette raison qu’Olivier avait été coincé au commissariat pendant les vacances.
« Tu dois bien être la première personne de l’histoire de l’université, reprit Olivier, à valider tous tes points simplement avec la compta. Moi, honnêtement, entre les additions, le rangement de la bibliothèque, la recopie, l’imprimerie, qu’est-ce qu’il y a d’autre…
- Représenter l’Empereur pendant les cérémonies religieuses ?
- Alors là ! Ce doit être le pire de tous. Bref, je préfère quand même être de permanence. Au moins, au commissariat, je peux réviser quand personne ne se présente. Je n’ai pas eu de chance sur les horaires, c’est tout. »
Ils s’installèrent au Héron Tardif, l’une des rares enseignes toujours ouvertes. Olivier commanda un lait de monoptère glacé et Pierre, un nectar de fleur de courgette. Ils avaient du jus d’anémone, mais celui-ci n’avait pas exactement le même goût que chez Renard, donc Pierre préférait ne pas perturber ses papilles et commander quelque chose de complètement différent. En accompagnement, on leur servit des œufs de colibri avec une salade de graines de tournesol. Le père de Pierre avait raison : les repas étaient bien plus copieux chez les lutins. Mais cette petite salade lui convenait bien.
Alors qu’ils se racontaient leurs vacances respectives – Olivier s’était embrouillé avec un de ses camarades d’escrime, qui, selon ses propres aveux, battait sa femme – un prêtre en robe brune s’approcha de leur table. Il était interdit de démarcher les clients d’un restaurant ou d’un bar, mais les prêtres disposaient d’une dérogation. Les prêtres des dieux de l’Empire, évidemment : les religions annexes, comme les monothéistes des montagnes, n’avaient pas plus de droits que n’importe qui. On leur permettait d’exister et de pratiquer leur culte, c’était déjà largement suffisant.
« Une petite prédiction, citoyens ? »
Pierre était assez sceptique concernant les pratiques divinatoires. Oh, pas les vraies pratiques divinatoires, celles qui impliquaient des sacrifices, des observations astronomiques et des calculs précis. Celles-là, cela faisait des siècles que l’Empire y avait recours pour les décisions importantes ; si elles ne marchaient pas, cela se serait su. Non, ses doutes concernaient plutôt les devins de rue qui monnayaient leurs services au premier imbécile venu. Le citoyen moyen croyait sur parole n’importe quelle phrase un peu floue à laquelle on pouvait faire dire tout et son contraire. Mais il aurait été malvenu de refuser. Surtout qu’il portait sa cape d’élève administrateur. Les administrateurs n’étaient théoriquement pas obligés d’adhérer au culte officiel, mais en pratique, cela ne se faisait pas de rejeter la religion impériale.
Olivier avait déjà donné une pièce de dix centimes au diseur de bonne aventure. Celui-ci prit la main de son client, déposa une pincée d’herbes séchées dans sa paume et prit un air très concentré.
« Ayez confiance en vous, car les dieux vous réservent une grande destinée. »
Pierre soupçonnait le prêtre de mélanger flatterie et déductions à partir de son sens de l’observation. Olivier portait l’uniforme blanc à cape noire, avec une broche qui marquait son ascendance noble : lui prédire une grande destinée n’était pas un pari très risqué. Le demi-lutin soupira discrètement. Il lui faudrait, lui aussi, dépenser dix centimes pour ce genre de fables.
« Voici le message que les dieux ont pour vous : faites confiance à votre intuition. »
Et voilà ! Pierre devait faire confiance à son intuition et considérer que les pratiques de ce genre ne servaient qu’à tromper les crédules. Une fois le prêtre parti, l’étudiant fit part de sa réflexion à son ami, qui pouffa.
« Ne sois pas trop dur avec eux, ajouta cependant ce dernier. Ce n’est pas cher payé, et c’est nécessaire pour financer le temple. On a besoin de la religion, tu sais bien qu’elle se révèle souvent plus efficace que la police pour faire obéir le peuple. Et puis, les conseils qu’ils donnent sont suffisamment flous pour ne pas faire grand-mal.
- Tu dis cela parce qu’il t’a prédit un destin extraordinaire, se moqua Pierre.
- En attendant, toi, ça te donne un excellent prétexte pour sortir des sentiers battus ! Et si on te réprimande : ce sont les dieux qui t’ont dit de suivre ton intuition. »
Pierre leva les yeux au ciel. Non, il ne suffisait pas de dire « les dieux m’ont dit de le faire » pour justifier tout et n’importe quoi. Surtout si l’on n’avait aucune trace écrite de l’oracle, comme ici. En revanche, il était vrai que les oracles divins servaient parfois à éviter les ennuis en cas de légère incartade.
« Je me demande parfois si tu en as une, d’intuition. Tu es tellement précis, tellement rigoureux, tu refuses toujours de faire des suppositions tant que tu n’as pas de preuve… Et puis parfois, tu comprends tout de travers, tu interprètes ce qu’on te dit dans son sens littéral alors que c’était évident qu’il y avait un sous-entendu.
- En attendant, dans l’administration, il ne faut pas aller chercher de sens cachés là où il n’y en a pas.
- Tu as raison. Dans notre métier, la raison vaut mieux que l’intuition. »
Mais Pierre avait une intuition. Une intuition qui lui tournait dans la tête et que, malgré ses efforts, il ne réussissait pas à ignorer. L’intuition qu’il y avait quelque chose de louche sous le succès apparent de Nous Savons.
Enfin, on pourrait s’en occuper plus tard. Olivier et lui avaient un programme bien chargé pour la soirée : ils avaient prévu d’aller à l’opéra. On y donnait Le Prince pourpre, et pour rien au monde les deux amis n’auraient manqué la représentation.