31 | Cours courage ! (2/2)

JULES.

J’ai couru. J’ai couru comme rarement j’ai couru. Ayant arrêté l’idéellation, ayant dévalé dare-dare les escaliers d’mon immeuble, j’ai couru sans plus penser à mon souffle ni à mes cuisses arrach’doulourées. J’pouvais pas m’autoriser l’frein. Moi j’jure que cette fois, oh cette fois, bordelasse j’y arriverai. Et là, justement ! Je m’y approche de la grande place avec plein de pavés et une grande statue et des gens qui fuient dans tous les sens et aïo des pires aïe ! Noir de bruit, un essaim d’abeilles s’attaque aux gens. Il bourdonne c’est si coupant, mes tempes chauffent ça migraine là-dedans. La nuée est immense, elle se sépare en deux, pis en trois, et chaque essaim grandit grossit, et se dédouble plein de fois. Une quatrième grappe poursuit un enfant criant et un homme pleurant. Là-bas, une femme se r’trouve encerclée, les insectes s’ruent sur son visage, elle hurle. Pis bientôt tout l’y monde cavale avec des abeilles assassines derrière lui. Et des cris et des cris, à la fois de douleur, de peur, et des appels à l’aide, est-ce que les gens sont piqués, est-ce que les gens ressentent les piqures tout comme si elles existaient ? Et toc toc toc sous le front, et bzz bzz bzz dans les oreilles. Les cris les cris les criiiiiiis, mais qu’on arrête les bruits du monde, s’il vous plaît ? Là c’est assez trop, trop, trop de tigré qui file le ciel les ailes qui sifflent les nuages les ailes. Bzz bzz. Ça fait mal. L’effréelle les essaims d’abeilles impitoyables. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait mal. Pas les piqures des abeilles qui, quoi ? ne me touchent pas, aucune bestiole autour de moi. Juste le bruit des insectes leurs ailes leur dard qui attaquent les cris des gens déguerpissants. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça fait… oh hey Jules ?! Tu te réveilles un peu et t’arrêtes de niaucher à cause de ta toctocaine ? C’est pas comme ça que tu vas ouais ?¡¡ Fichtre à la fin, rappelle-toi pourquoi t’es là. Concentre-toi. Ferme tes paupières. Pulse la volte-vitesse dans les veines. Ignore la douleur qui te fore le front. En fiche-toi qu’on te voit t’idéeller, de toute façon les gens sont trop occupardés à fuir. V’là comme ça…

C’est bien c’est… ça y est, tout est là,

j’y rouvre les yeux

tête moins souffr’toc-toquine

chair bleutine vertine

les ruisseaux d’eau les racines les fleurs qui germinent

Jules souffle elle pense

courage courage courage… courage !

sautille torpille l’adrénaline montille

vlam elle tourne houf elle part en quête de la proie

de l’Anima de Céleste

même si elle en sait archi rien où chercher

fichtre

elle va là-bas où l’essaim semble le plus gros

elle court elle court

cours courage !

évitant au passage les essaims les gens hallucinés

tout panique

des insectes arrivent droit sur elle

elle baisse le buste la volée passe au-dessus

l’écart les pieds saut de côté

elle préfère le trottoir d’à côté

où il y a moins de terrasses des tables qui la gênent

elle évite une voiture un vélo un container

elle sait pas si elle peut passer à travers eux

si ça fait mal de traverser les murs peut-être ?

elle court elle court

entre les arbres qu’elle seule peut voir

près des animaux sous les oiseaux

qu’elle seule peut voir

elle s’essouffle halète le souffle

où aller où aller où aller

prend une rue à droite non revient en arrière

où aller où aller où aller

à gauche la grande allée c’est sûrement mieux

où aller où aller où aller

ou sinon le boulevard là-bas au fond

où aller où aller où aller

elle tourne en rond et elle affole

à cause que comme la dernière fois elle y est au milieu

de l’effréelle mais ne trouve pas la victime

où aller où aller où aller

elle s’arrête pivote sur elle-même elle orage et c’est une voix

subite qui la sort de sa panique

— Salut !

elle sursaute elle se tourne et découvre

qui quoi l’autre idéelle

la deuxième celle qui avait été à côté de la première

au tout commencement

quand l’y avait les rats la nuit noire

celle à l’accoutrement étrange un poncho bleu

bleu comme un beau soir d’été

les fioritures sur le tissu dansent voyagent

coulantes broderies

filaments jaunes soleil

des jambes effilées et des jolies botines

Jules lève les yeux

des cheveux bleus et sur son visage

l’écoulement de la Mer l’écoulement du vent

c’est une peau de courants d’air et courants d’eau

qui maquillent ses traits

dissimulent ses traits

comme un masque de brise et de ruisseaux

qui le rendrait méconnaissable en tant qu’individu

s’il était humain est-ce qu’il est humain comme elle

ou... ?

— T’es qui ?

aboie Jules tandis que les abeilles bourdonnent près d’ici

— Ou plutôt t’es quoi ?

se corrige Jules

gênée l’idéelle se gratte la nuque ouvre la bouche pour répondre

mais impatiente Jules claque

— En fait ? J’m’en fiche. On est en train de changer un vivème-là, t’aurais pas une idée de où est la victime ?

— Qu-oi ?

ses yeux à lui clignent un tas de fois surpriso et Jules l’est soulage

qu’au moins il parlote au contraire de

fichue Ekho

mais Jules l’est aussi gavée à cause que

il sait rien fichtre je roule les yeux au ciel

cet être qu’il soit une idéelle un Anima

un humain qui s’idéelle

m’est d’aucune aide je repars au pas de course

— Hé attends ! Tu vas où ?

— Aider la victime avant qu’il soit trop tard ! Tu veux que j’fasse quoi d’autre ?

et je panique panique à cause que si ça continue comme ça jamais j’arrive à temps

et je

— Je croyais que l’époque où on changeait les vivèmes datait de la Belle Guerre ! Que tout ça c’était terminé et que –

l’idéelle continuait la parolée mais un essaim fonce au milieu du trottoir

Jules et l’autre être-évanescence s’écartent

l’un à droite l’autre à gauche

il la rejoint et Jules souffle du nez d’indignation

elle arrive encore moins à se concentrer avec lui à ses côtés

et Jules

— Pourquoi est-ce qu’on changerait un vivème, pourquoi est-ce que –

elle s’arrête il s’arrête aussi

tout interloqué

elle pose ses poings sur les hanches et le foudroie du regard

— Écoute, j’ai vraiment pas le temps de te faire un cours d’Histoire maintenant. Tu m’aides ou tu m’aides pas ?

— Mais t’aider à faire quoi ?

et Jules grochonne et Jules se demande s’il le fait exprès ?!

— À repérer la victime bordelasse ! Tu sais celle qui a les yeux noirs et qui doit souffrir de ses morts et –

— Bein… c’est très certainement là-bas ?

— Là-bas où ?

il fronce ses sourcils d’étonnio

— Tu ne le sens pas ?

— Sentir quoi ?

— La douleur.

le garçon-idéelle tapote sa poitrine pis lève son bras montre derrière nous il ajoute

— On le sent. C’est condensé là-bas. Si la personne que tu cherches a mal, il y a des chances à ce que ce soit elle à l’origine de cet amas de souffrance, tu ne penses pas ?

— Eh… Ouais...

— Tu sens vraiment rien ?

— Pas vraiment, non.

— Ah. Bon. Il me semble pourtant que ça s’est accentué, comme un grand chagrin qui pèse sur son dos. C’est lourd, ça lui compresse la poitrine. En plus de ça, la personne a la migraine maintenant.

Jules mord sa lèvre

exige qu’il la guide alors il sourit de toutes ses dents et il dit

— D’accord ! Mais en chemin tu m’expliques ce qu’il se passe ! Parce que toi aussi tu n’es pas une idéelle, pas vrai ? T’es une humaine qui arrive à t’idéeller ?

je suppose que je n’ai pas le choix

alors j’accepte même si c’est en râlant un visage bougonneux

pis comme ça on est partis à toute biture

les jambes accélérées on courait on courait

au début je disais rien mais l’idéelle m’a carrém’ forcé la main

total’ curieuse avec toutes ses questions et malgré moi

j’ai fini par ronchonner des réponses

comme ça je lui ai parlé de l’Anima de Céleste

qui veut faire grandir le Pandémonium

en défigurant l’esprit des gens

leurs rêves leurs espérances leurs croyances

leur raison de vivre

leur vivème quoi

faire qu’ils adhèrent à son idéologie des pires noirceurs

bien que ça soit contre leur gré

j’ai précisé que changer un vivème ça prend du temps

souvent la victime résiste les premiers jours

semaines mois années

ça dépend des gens

mais parfois il y a ce moment où elle en peut plus alors elle

flanche

et c’est quand elle est sur le point de fléchir face à Céleste

qu’une effréelle apparaît

je sais pas pourquoi ça se passe comme ça voilà c’est juste

comme ça

le garçon-idéelle a écouté

je me suis rendue compte qu’il n’était pas complètement ignare

non plus

il connaissait l’histoire du Pandémonium

avec Céleste et Océane

pis leurs enfants Noée Jules et Léon

juste il n’est pas à jour sur ce qu’il se passe

maintenant

on courait on courait

je lui ai parlé des deux idéelles que j’avais vues près des rats

il a hoché la tête

qui ont fondu dans le corps de l’homme aux yeux noirs

il a hoché la tête

je lui ai parlé des deux idéelles durant la nuit-sombrité

qui ont fondu dans le corps de la femme aux yeux noirs

je lui ai dit que c’était… vif coup d’oeil dans sa direction

nous je crois

comme une vision future de nous

qu’on voyait avant il y a longtemps déjà

ou j’en sais rien je ne comprends pas

en même temps nous idéelles ça semble aussi lié au passé

à Noée Elévie et Jules Orion

mais je sais pas c’est mon interprétation tu sais

nous sommes un mélange de passé

présent avenir

et je

saute par dessus une poubelle

pis j’évoque notre pouvoir d’idéellation

mais là franch’ ??

j’en sais rien je ne comprends pas

plus que toi

pourquoi nous mais pas les autres

et je savais pas pourquoi j’avais la parlotte ainsi

juste peut-être j’explose de l’intérieur à tout garder fermeturé

et pour une fois

pour une fois

je rencontre une personne au même pouvoir que moi

c’est trop inouï pour garder bloqué en moi

mes questions mes suppositions

et on

tourne à droite monte les marches grises d’une grande cour

et lui me sourit en me disant qu’il voit mieux

les choses merci bien

même s’il reste encore beaucoup d’interrogationnés

et qu’il me suit ! il va m’aider glisser dans le corps

avec moi

si on trouve la proie de Céleste à temps

et après

— Pourquoi ?

Jules lui demande avec suspicion

les yeux plisses

l’truc zarbé c’est qu’il parle de tout ça avec beaucoup

beaucoup trop de légèreté

comme si ça lui faisait pas peur

comme s’il ne prenait pas la mesure

de tout ce que ça

implique

changer un vivème

le danger que sont Céleste Ekho et tous les autres

— Je crois que je veux… savoir.

il répond avec flamme dans la voix

— Savoir quoi ?

— T’as dit espérer être confrontée à l’Anima de Céleste ?

— Oui. J’aimerais lui prouver que moi jamais je –

— Peut-être qu’elle pourra nous répondre et nous dire pourquoi on arrive à faire… ça ?

il montre leur deux corps il montre leur pouvoir d’idéellation

Jules brusquette

s’arrête

une nouvelle fois

et l’autre continue à courir époumoné

et l’autre ne s’en rend compte qu’après que Jules ne le suit plus

enfin il se stoppe aussi

il fait marche arrière se pose devant elle tout grand tout haletant

il souffle souffle

le front ridé

— Dis, tu viens ? C’est que… on a relative-ement peu de temps à perdre ?

il peine à reprendre ses poumons de respiration

et Jules croise ses bras lui jette un regard amer

— Non. Déso’ mais moi j’assiste pas une personne qui veut rien d’autre que profiter de la situation !

— Comment ça, profiter de la situation ?

— Bah poser ses questions à l’Anima de Céleste pis faire copain-copine avec elle !

l’idéelle cligne ses yeux sous la surprise

petit temps d’attente

respiration plus fluide

— Quoi ? Mais…

— Céleste l’est mauvaise !

— Oh mais arrête ! Ce n’est pas parce que j’aimerais l’interroger que je compte pactiser avec elle !

— Mon oeil ouais !

— Je ne veux pas changer de vivème plus que toi. Et qui te dit qu’elle est si mauvaise que ça ?

— Tu plaisantes, j’espère ?

— À l’élégrâce ! Je t’assure que je ne suis pas dans son camp.

— Mouais… C’est ça. Continue avec tes fichues foutaises, mais moi j’entre pas dans ton jeu. Et surtout j’te suis pas. Franch’, tu m’inspires pas confiance !

visage déconcerté chez lui

mine obscurcie

comme si la personne là-derrière était vexée blessée

il se braque

posture fermée

sa main tire son poncho

vers le bas

comme un mauvais tic

alors il dit

— Très bien. Je te demande rien, tu sais ? Pas obligée de me suivre ou quoi.

— Parfait. À cause que jamais j’fais ça.

— Parfait.

— Adios.

— Adios toi-même.

et l’idéelle se retourne la mine froissée

elle reprend la course de manière effrénée

et Jules part dans l’autre sens mais

très vite trop vite

Jules réalise

elle peste et jure et grogne violento

elle pivote le rejoint

il soupire à sa vue et dit

— Bon alors. Tu pars pas ?

elle grommelle une réponse de silence

— Ah mais c’est vrai !

qu’il s’exclame en se tapant le front et se moquant

— C’est que ma tendre amie ici ne sent pas la douleur de la victime et ne peut pas la trouver sans moi…

je grinche

rougiole de honte et de rage

le hic ¡ il a raison

Jules a beau se concentrer elle ne sent

absolum’ aucune

émotion que l’autre boulet piste

ce creux ce vide ça la désempare

et désaxe au milieu des gens qui fuient

qui hurlent les abeilles poursuivantes

elle peut pas s’empêcher de se dire qu’elle est pas suffisante

qu’elle l’a jamais été même quand elle le veut

fichtre

l’autre idéelle baisse son regard

petits ses yeux ambre

il sourit comme s’il était satisfac’ de lui

ou amusé par la situation

Jules fronce-nez et lui tire la langue

il rit alors en secouant sa tête

même si c’est en s’époumonant la respir’

ils courent ils courent

mais de plus en plus lentement

foutre pourquoi qu’on ralentit ça siffle à côté

sa respir’

soudain il s’immobilise Jules forcé’ aussi

— Pourquoi qu’on s’arrête ?

elle jappe

— Excuse-moi… j’ai besoin d’une… p-pause et…

— T’es sérieux ?

— Ça fait beaucoup à gérer dedans ! La… peur et la douleur sont assez partout ? Laisse-moi ju-uste… concentrer.

Jules mord sa joue

tapote son pied d’impatience à cause qu’elle est rien essoufflée du tout

elle

et qu’elle voit pas pourquoi qu’on le serait

lui ferme ses paupières

haleté il est courbé et se tient le ventre

Jules triture ses doigts

se dandine d’un pied à l’autre

grugnonne pour bien lui faire comprendre

qu’il se dépêche quoi

enfin amen il relève le buste les yeux

— Je crois c’est plus au sud. Viens ! Faut qu’on se dépêche.

et l’idéelle s’élance sur la route mais bien trop vite

Jules hurle

— Attention, la voiture !

l’idéelle se décale ça freine rudement

crissements de pneu klaxon âpre le son

ils prennent une ruelle à droite

zigzaguent entre les sacs-poubelle

vilain l’odeur les mouches

heureusement pour Jules il y a les plantes grimpantes

et un renard

qui enjolivent le méchant béton

— Au fait ?

qu’il demande

— Quoi encore ?

— Comment tu t’appelles ?

s’il croit que je vais donner mon nom !

jamais de la vie bordelasse

ce pouvoir d’idéellation l’y a trop de gens qui

voient ça d’un mauvais oeil

et bien sûr lui c’est pareil mais il pourrait quand même

me dénoncer à je sais pas qui

les Grisœils de l’Observatoire

— J’te dirai pas.

— Bon. Ton nom d’emprunt alors ?

je le regarde sans comprendre

avec les jambes qui crèvent malgré tout

et le souffle qui se mâche

un chouille

— Quoi ! Faut bien que je t’appelle d’une certaine manière !

il s’explique

je réfléchis

et en fait

je réfléchis pas longtemps

— Elévie.

il s’arrête brusquo

Jules continue la course et maugrée

en hurlant

— Si tu me dis que t’as besoin d’une nouvelle pause, j’te jure que –

— T’es Noée Elévie ?

— T’es boulet ou quoi ? Toi-même tu l’as dit ! C’est un nom d’emprunt.

et soudain il est de retour là et il sourit

beaucoup trop jovialément

— Bon alors moi je vais prendre Orion !

mais fronce subito ses sourcils

de réflexion

ils courent ils courent

— En fait ? Je préférerais Orée.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est elle et il et iel en même temps.

Jules ça la comprend pas trop dans son ventre

elle lui jette un regard en biais

et l’idéelle explique qu’elle se sent pas toujours garçon

parfois c’est fille pis aussi il y a des jours c’est aucun des deux

Jules réfléchit

c’est la première fois qu’elle est confrontée à ça

elle réfléchit

examine ce corps de garçon à côté d’elle

pourquoi dedans ça devrait forcément être pareil

elle réfléchit encore

pis s’dit que dans l’fond c’est pas son problème

Jules lui demande quand même

comment elle doit l’appeler à part Orée

est-ce qu’elle doit dire elle ou il ou iel

il répond comme je veux !

avec une telle lumière dans ses lèvres

que Jules ça la déstabilise un court instant

sérieux c’est quoi ces gens qui sourient tout le temps

est-ce qu’ils arrêteraient pas parfois un peu

ou est-ce que même quand ils dorment

ils explosent la joie ?

Jules répond d’accord

il prend une ruelle à gauche plus petite

il ralentit

— Enchanté, Elévie.

— Ben… Pas vraiment enchantée, Orée.

— Au moins, t’es honnête.

— J’aime pas les mensonges et j’aime pas les hypocrites.

— On est vraiment tout près maintenant.

Orée marche sous l’ombre des puanteurs des bruits sombres

Elévie derrière lui trouve sa haute et fine silhouette tendue

son long poncho s’est assombri

il fioriture moins

sûrement que le vêtement raconte l’humeur d’Orée

dur à dire

comme on s’approche de la victime c’est plus tendax à gérer

sa souffrance ?

les murs étriquent le couloir

les deux idéelles arrivent dans une cour intérieure

les abeilles ne sont pas là pas encore

en revanche les habitants de l’immeuble sont là

quelques-uns dehors beaucoup aux fenêtres observent

ce vieillard qui se recroqueville au sol

gémissant remuant faiblement

les yeux ouverts virés noirs

petit souffle douloureux qui s’échappe de sa bouche ridée visage fripé

respiration saccadée comme s’il était pris dans un mauvais rêve

et au-dessus cette colonnade de lettres qui plane

c’est son vivème mais illisible tout est brouille

Orée s’arrête un instant il ne peut plus bouger

bloqué dans une forte émotion

et les gens ont vu Orée et Elévie ils les observent chuchotent

Elévie le bruissement lui monte à la tête

Orée inspire il s’avance il s’approche examine le vieillard

jette un regard à Elévie

et Elévie voit dans ses yeux pâles la profondeur du mouillé

Orée vertige et porte le chagrin

de l’homme ancien

Elévie vertige et porte l’oscillation

des points de non-retour

l’envie de déguerpir

et Orée ose un sourire

timide désolé

il n’y peut rien

personne n’y peut rien

jamais personne

à Elévie il lui fait un petit geste de la main

tu viens ?

et Elévie se demande d’où ça lui vient

ce sourire cette confiance

comme si tout ça n’était qu’un jeu d’enfant et que ce qui allait se passer

ce serait facile

puis il se couche près du corps le vieillard

gesticule encore sur les pavés

Orée le regarde un moment

trouble palpitant

et soudain l’enserre

comme on sert un vieil ami longtemps perdu

enfin retrouvé

instinctivement Orée a coulé avec extrême délicatesse dans son corps

Orée n’est plus là

Elévie est là

elle hésite hésite

frileuse subito

Elévie s’agenouille final’ dans l’herbe haute qui rayonne

elle n’aime pas pas pas être observée de partout

les regards des femmes et des hommes à la fenêtre

elle inspire expire

elle boulotte dans le ventre

ça ravine ravine ravine

elle n’aime pas ses mains qui tremblotent

se couche tombe dans les yeux tachés de sombre et

sait sait sait elle doit y aller elle aussi elle ne peut

pas pas pas pas l’abandonner

le vieillard

Orée

elle s’approche toujours plus près

roulante dans une si jolie prairie

prairie imaginée

touche les épaules de l’homme meurtri

d’emblée l’être d’Elévie avale le froid

le coeur

c’est comme si elle serrait

la peur du monde

le chagrin du monde

lorsqu’elle glisse dans la fente qu’elle sent dans le corps

c’est sa brisure sa faille

elle a coulé

elle a entendu

le triste vieil homme

ses souvenirs sa vie hurler derrière ses rides

elle a fermé les yeux

elle s’est laissée bercer par la peine l’ennui

c’était une plainte comme jamais elle n’avait entendu de plainte

un archaïsme vieux comme le premier cri

jeté dans le ciel par-delà la terre

nos horizons déclinants

tombée à l’envers

mais tout n’a toujours été qu’un malheureux accident

depuis la première fois

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