Kerian toisait son adversaire vaincue avec suffisance, un sourire triomphant étirant ses lèvres. Il avait tellement attendu cet instant ! Les échelons qu'il avait gravis durant sa carrière n'avaient servi qu'à attiser sa soif de pouvoir. L'attaque du palais, quelques mois auparavant, avait semblé être l'occasion idéale : la princesse ayant succombé, nul doute que les espoirs pour ramener l'ordre se seraient portés sur lui. Il ne doutait pas de pouvoir vaincre le mystérieux envahisseur ; il lui suffisait de bien se préparer et, en prime, il aurait l'avantage de la surprise. Il avait donc pris son mal en patience, établissant son quartier général sur une île isolée et recrutant des hommes partout où il le pouvait. Mais le retour d'entre les morts de la souveraine avait bien failli gâcher son plan : tous ses efforts réduits à néant ! Heureusement, il était parvenu à se reprendre, imaginant une nouvelle stratégie pour parvenir à ses fins. Sur le moment, séduire la demoiselle paraissait être une opération aisée. Hélas, son entêtement avait fini par avoir raison de sa persévérance. Il avait fallu employer des moyens plus radicaux. Et cela avait fini par payer.
À présent, le voilà qui se tenait debout, tenant la jeune femme à sa merci. Cette maudite obstinée avait fini par ployer devant lui et venait de lui céder tous les pouvoirs sur le royaume. Oh, elle avait beau essayer de masquer sa défaite en soutenant son regard, la souffrance qu'il lisait dans ses yeux le réjouissait au plus haut point.
« Merci pour cette confiance que vous m'accordez, ironisa-t-il pour enfoncer un peu plus le clou. Je saurai me montrer à la hauteur de ma tâche.
— Libérez-les, rétorqua Ayleen en cillant à peine. »
Il se redressa sans répondre. Durant une poignée de secondes, il imagina quelle serait sa réaction s'il refusait de tenir parole. Ses lèvres s'étirèrent en la voyant se raidir face à son silence. Toutefois, ce qu'il avait prévu à son intention promettait d'être intéressant. Et dire qu'elle n'avait aucune idée de ce qui allait arriver ! Il pouvait bien lui faire une dernière faveur, après tout...
Ayleen serra la mâchoire en constatant l'hésitation de son interlocuteur. Oserait-il rompre leur accord ? Si jamais ce devait être le cas, elle aurait vraiment tout perdu. Mais, après avoir éprouvé sa résistance, il finit par faire signe à ses hommes. La jeune femme se décontracta sitôt qu'elle vit les gardes libérer leurs prisonniers. Retrouvant un sursaut d'énergie, Saraï se précipita auprès de son frère demeuré agenouillé à côté de la colonne. Tremblante d'émotion, elle l'entoura prudemment de ses bras et se pelotonna contre lui. Les traits du garçon se détendirent et il ferma les yeux.
« Quel charmant tableau, commenta Kerian. Pour un peu, cela m'arracherait presque une larme. »
Ayleen se détourna de la scène, qu'elle-même observait jusque-là avec un faible sourire, pour affronter le chevalier. Le simple fait de l'entendre suffisait à la faire bouillonner de colère.
« La ferme, laissez-les partir, ordonna-t-elle.
— Oh, je crois avoir bien compris vos revendications, ne vous en faites pas. Mais ce serait tout de même dommage qu'ils ne puissent pas vous dire au revoir, non ? »
À ces mots, Saraï se détacha de l'étreinte de son aîné. Ses yeux exprimaient ce qu'elle n'arrivait pas à dire : on pouvait y lire un profond désarroi, une incapacité totale de croire à ce qui était en train de se passer, un refus complet d'abandonner celle qui avait été sa protégée. On ne laisse pas tomber ceux qu'on aime, semblait-elle dire.
Et, face à cette détresse, la jeune femme sentit son cœur se perdre. Les larmes lui montèrent aux yeux et elle s'efforça de soutenir le regard affligé de la fillette. Shan avait lui aussi tourné la tête dans sa direction : ses prunelles désolées l'observaient tandis qu'il tentait de réconforter sa cadette comme il le pouvait.
« Ça suffit, arrêtez ça, finit par murmurer l'ancienne souveraine. »
Elle ne pouvait davantage supporter ce stratagème. Le capitaine s'amusait à prolonger sa souffrance et ses regrets. Il fallait que cela cesse. Elle n'arriverait pas à tenir éternellement et refusait de s'effondrer devant eux.
« Vous avez raison, il est temps d'y mettre un terme. Mais je tiens à ce que vos si précieux amis soient aux premières loges. »
Fronçant les sourcils, elle leva sur lui un regard chargé d'incompréhension. Que voulait-il signifier par-là ?
« Vous venez de me confier le pouvoir suprême et vous m'avez autorisé à disposer de votre personne comme je l'entendais. Avouez qu'il serait plutôt déplaisant que vous refassiez surface pour révéler les dessous de mon accession au trône.
— Qu'est-ce que vous comptez faire, m'enfermer dans le donjon ? rétorqua-t-elle, blasée.
— Oh non, ce serait bien trop facile et je ne tiens pas à prendre de risques. Il faut que vous disparaissiez. Définitivement. »
Ayleen ne répondit tout d'abord rien, trop surprise par la tournure que cet échange venait de prendre. Puis elle repensa aux manières théâtrales du chevalier et décida de ne pas se laisser impressionner.
« Vous salir les mains ? Voilà une bien mauvaise manière d'entamer un règne, commenta-t-elle en simulant l'indifférence.
— C'est vrai, sauf que j'ai bien l'intention de rester spectateur. Je connais quelqu'un qui s'occupera de cette lourde tâche bien mieux que moi. Voyez cela comme... de la galanterie. »
La jeune femme sentit son assurance faiblir. Elle avait beau essayer de déceler une faille dans les propos de son adversaire, il paraissait sûr de lui.
Puis, ayant décidé qu'il avait suffisamment ménagé le suspense, il lâcha :
« La "Terreur Noire" est un allié de poids. »
Cette déclaration estomaqua Ayleen. C'était comme si les murs du château s'effondraient devant elle. Non, c'était...
« Impossible, conclut-elle. Ce n'est qu'une légende urbaine. C'est vous qui avez tout manigancé depuis le début.
— Ce serait tellement rassurant que ce soit le cas, n'est-ce pas ? Mais vous avez un autre ennemi qui s'est soigneusement dissimulé dans l'ombre. Je peux vous assurer qu'il est tenace, et immortel de surcroît.
— Je... je ne vous crois pas !
— Voyez par vous-même... »
Ce disant, il désigna le mur à côté de lui. La princesse le suivit du regard. Elle crut d'abord qu'il s'agissait de son ombre puis ses yeux s'agrandirent de terreur.
C’était comme… une silhouette informe qui se détacherait de son support. Ses mouvements oscillaient entre une lenteur quasi imperceptible et une vivacité bestiale. Cette brume sombre semblait composée des ténèbres elles-mêmes et posséder une vie propre. Car cette chose était vivante, il n’y avait pas le moindre doute. Et pourtant, c'était impossible à concevoir. L’esprit bloquait sur ce qu’il identifiait comme une hallucination et il fallait redoubler de volonté pour forcer ses yeux à croire ce qu’ils voyaient. Mais comment admettre l’existence d’une telle aberration ? C’était comme devenir fou tout en essayant de se convaincre de sa lucidité. Devoir se faire violence – quitte à altérer sa propre nature – pour accepter l’impossible.
La créature à la fois solide et effacée se fichait des lois régissant la physique de ce monde. Rien ne paraissait avoir d’emprise sur cet être. Il appartenait à son propre plan dimensionnel. Et, à présent, ce néant tangible s’étendait, grandissait jusqu’à emplir tout l’espace disponible. Ou peut-être n’était-ce qu’une impression. Comment savoir ? Comment être sûr de quoi que ce soit quand on ne parvenait plus à faire la différence entre illusion et réalité ?
Bouche bée, l'esprit déboussolé, Ayleen contemplait le "Seigneur Sombre" qui s'était matérialisé devant elle. Il parut pencher dans sa direction ce qui lui faisait office de tête, la toisant de ses yeux qui n'existaient pas. La jeune femme ne comprenait pas comment, mais elle savait qu'il la regardait.
La mère de tous les maux.
Aucune bouche n'avait prononcé ces mots. Ils étaient apparus directement dans sa tête, dans son corps tout entier en faisant vibrer chacune de ses cellules. Un sentiment de dégoût s'empara d'elle tandis qu'une soudaine nausée lui soulevait le cœur. Quelque chose qui ne lui appartenait pas venait de forcer brutalement le barrage de sa conscience. Elle se sentait envahie d'une noirceur sans commune mesure, d'un flot de haine inépuisable qu'elle ne pouvait contrôler.
« A... arrêtez ça, hoqueta-t-elle, frissonnant de tous ses membres. »
L'être millénaire demeura silencieux, mais la pression sur sa chair diminua légèrement. Un maigre soulagement qui s'effaça lorsqu'elle se sentit soulevée dans les airs. Une force titanesque dont elle ne pouvait distinguer les contours la maintenait au-dessus du sol. Exactement comme lors de l'attaque du château...
Alors elle sut que tout cela était bien réel. C'était la "Terreur Noire" qui l'avait étranglée dans la cour intérieure et failli mettre fin à ses jours. Aussi insensé que cela puisse paraître, c'était vrai.
À demi-consciente, elle entendit quelqu'un crier sans pouvoir l'identifier. Cela aurait pu tout aussi bien être elle-même, pour ce qu'elle en savait.
« Je suis certain que vous comprenez la position délicate dans laquelle je me trouve, lui parvint confusément la voix de Kerian. La vôtre en revanche... je crains qu'elle ne soit précaire et bientôt définitivement statique. Mais, au moins, elle sera fleurie. »
Ces paroles, qui lui parvenaient à moitié assourdies, n'avaient aucun sens. Et, de toute manière, elle était trop fatiguée pour comprendre. Elle sentit que son ravisseur éthéré se déplaçait sans qu'elle ne puisse trouver la moindre volonté de s'y opposer. C'était comme si son énergie vitale diminuait un peu plus à chaque pas qu'effectuait le "Seigneur Sombre" (mais était-ce vraiment ainsi qu'il se déplaçait ?).
Sans qu'elle ne parvienne à s'en rende compte, ils quittèrent les lieux. Avait-elle pu dire adieu à ses anciens hôtes ? Les avait-elle seulement vus ? Tout s'embrouillait dans sa tête. Plus rien n'avait le moindre sens si ce n'était cette marche inexorable vers son destin. Une issue dont elle ignorait la forme mais à laquelle elle ne pouvait échapper. Et même si elle l'avait voulu... oh non, elle se sentait bien trop lasse pour cela. Il fallait juste que ce cauchemar s'arrête. Si seulement il existait un moyen de mettre un terme à tout cela pour qu'elle puisse enfin se reposer !
Tu ne connaîtras jamais le repos. Tu ne devrais même pas oser le demander. Les souffrances que tu as causées te poursuivront au-delà de ce monde.
Une nouvelle vague de douleur la submergea. Des images vinrent violemment agresser sa rétine avant de rester marquées au fer rouge dans son esprit. Un mur de pierre qui s'élevait au fil des ans. Des rois et des reines qui se succédaient sur un trône composé d'ossements.
« Ce n'est pas moi ! s'écria-t-elle faiblement. Je... je ne suis pas la seule. »
Toi. Tes ancêtres. Cela n'a pas d'importance. Une lignée. Un coupable. Vous avez amené le chaos. Je rétablirai l'ordre.
Les visions s’accélérèrent, l'agressant sans le moindre répit, la tuant à petit feu. Des gens qui fuyaient. Des gens qui trébuchaient. Des gens qui suppliaient, pleuraient, hurlaient. Des gens qui mourraient. Par milliers. Sans merci. Dans l'indifférence. Des hommes, des femmes, des enfants. Exterminés, sans distinction. Un peuple entier. Les Demis.
Ayleen hurlait elle aussi. À s'en décrocher la mâchoire. Ses mains agrippaient chaque côté de sa tête. La secouaient, la griffaient, la frappaient. Pour ne plus voir. Ne plus sentir. Pour oublier. C'était trop, beaucoup trop. Il fallait que ça s'arrête. Pour toujours. Il fallait qu'elle meure. Sinon...
Un grand choc mit fin à ses souffrances. Ses paupières vinrent se refermer sur ses yeux écarquillés. Un voile noir engloutit tout.
La paix. Enfin.
Toujours pas de suggestions aujourd'hui, j'étais trop occupée à pleurer et à trembler je crois ^^ (Mais j'ai eu tellement peur, comme par exemple quand Kerian laisse croire à ta demoiselle pendant quelques instants qu'il ne libérera pas les deux autres... Tu joues avec mes nerfs là, pas bien xD)
Et alors quand le capitaine parle de la tuer... J'en étais à te supplier à mi-voix de ne pas avoir fait ça derrière mon écran ! Et puis le retour de la Terreur Noire... Même si je n'arrivais pas à croire qu'elle n'existait vraiment pas, tu m'avais quand même fait douter... Et là non, bam, la revoilà, puis réelle que jamais. Très belle description d'ailleurs, horrifique à souhait ! (Ça me rappelle un extrait lu pendant un PaNo il y a looooonnnnngtemps, je crois que c'était plus ou moins le premier jet de cette description :P)
Et la fin... elle était glaçante. La force qu'on ces petits bouts de phrase, qui s'enchaînent sans trêve... Wah.
Et, en même temps, bien que ce soit horrible, c'est encore une fois très flatteur de savoir que je suis parvenue à générer de telles réactions.
Vui, le "grand méchant" apparaît enfin. On peut dire qu'il a soigné son entrée le bougre ! ^^''
C'est juste oui, j'avais écrit ce passage à l'occasion de ma participation au PaNo (la première d'ailleurs si je ne m'abuse). Hem... voilà qui témoigne bien de ma lenteur à écrire et à publier ! xD
Rho merci pour cette magnifique dernière phrase, contente d'être parvenue à donner cette impression !