35. Retrouvailles

Par Slyth

Ils quittèrent les lieux sans faire de mauvaise rencontre – la croyant morte, leurs ennemis devaient célébrer la victoire à l'intérieur – et s'en retournèrent tant bien que mal à leur foyer. Les deux jeunes gens avaient chacun pris une main de la fillette qui se tenait entre eux. Ils progressaient lentement dans les bas quartiers, sans prendre garde aux regards effarés qu'on leur lançait, se soutenant mutuellement. Toute la tension qui s'était accumulée jusqu'ici s'était évaporée, mais c'est seulement en arrivant en vue de leur habitation qu'ils prirent conscience de leur état de fatigue mentale et physique. À tel point qu'ils crurent bien s'effondrer sur le seuil. Mais ils trouvèrent malgré tout la force d'entrer avant d'enfin s'autoriser à se reposer.

Saraï obligea son aîné à gravir les escaliers pour se rendre jusqu'à la salle d'eau. Ayleen les suivit, contrainte de contempler les estafilades sanglantes qui barraient le dos de son compagnon. Un sentiment de malaise l'envahit tandis que la culpabilité revenait la ronger. Il l'avait accompagnée là-bas, lui avait même sauvé la vie et que récoltait-il en retour ? Si elle s'était écoutée, elle serait intervenue pour exiger de nettoyer ses blessures elle-même. Mais, au moment de franchir la porte que sa cadette avait déjà passée, Shan se retourna : il plongea ses yeux dans ceux de la princesse et hocha gravement la tête. Devant son hésitation, il esquissa un maigre sourire qu'il voulait certainement rassurant. La jeune femme capitula et baissa les paupières avant de se retirer dans sa chambre. Elle avait compris. Le frère et la sœur avaient besoin de temps pour se retrouver. De plus, il y avait fort à parier que Saraï devait se sentir en partie responsable des meurtrissures de son aîné. C'était parce qu'elle s'était laissée abuser par l'assurance de Kerian qu'il avait foncé tête baissée jusqu'au château pour la retrouver. Bien qu'Ayleen fût triste d'imaginer que la fillette puisse ressentir cela, elle comprenait son envie de pouvoir prendre à son tour soin de celui qui s'était occupé d'elle jusqu'alors.

 

En refermant le battant derrière son dos, elle sentit aussitôt l'appel des plumes soyeuses qui garnissaient l'intérieur du matelas. Par automatisme, elle se dirigea donc à pas lents vers le lit, mais regretta bien vite sa décision : se retrouver en position allongée raviva le traumatisme qu'elle venait tout juste subir. Ne pouvant se résoudre à fermer les paupières, elle se trouva toutefois incapable de puiser suffisamment de force pour se redresser. Ses confrontations successives avec Kerian et le "Seigneur Sombre" ainsi que la tension qui en avait résulté l'avaient vidée. Ses larmes s'étaient taries, son corps avait donné tout ce qu'il pouvait. Ne subsistait plus que le besoin impérieux de récupérer et d'enfin se laisser aller dans un lieu où elle se savait en sécurité. Mais la peur la maintenait cruellement éveillée. Et il n'y avait rien à y faire. Malgré sa fatigue extrême, son esprit refusait de revivre le cauchemar du tombeau souterrain.

Les paupières obstinément ouvertes, elle se retrouva à observer le plafond, comptant les failles qui jalonnaient les poutres pour tromper son ennui. Ce faisant, elle espérait aussi secrètement abuser son esprit tourmenté afin qu'il rende les armes face à la monotonie de ce rituel. Mais les minutes s'égrenaient, interminables, et le sommeil se refusait toujours à elle. De plus, à force de s'obstiner à s'occuper la tête, la demoiselle ne parvint qu'à s'agacer toute seule. Elle se retourna rageusement sur le côté, marmonnant un juron. Décidément, il n'y avait rien à faire.

C'est à cet instant que quelques coups discrets retentirent contre le battant. Durant une seconde, elle crut qu'il s'agissait de Shan et, bien malgré elle, son cœur s'emballa à cette pensée. Heureusement, ce furent les joues roses et rebondies de Saraï qui se présentèrent à sa vue.

 

« Est-ce que... je te dérange ? s'inquiéta la fillette d'une toute petite voix.

— Non. Bien sûr que non. »

 

Souriante, elle lui fit signe d'approcher. Les traits de la petite se détendirent aussitôt et elle ne se fit pas prier pour venir s'installer à ses côtés.

 

« J'ai préféré laisser mon frère se reposer seul, chuchota-t-elle. Et puis moi je... je ne pouvais pas...

— Moi non plus je n'arrive pas à dormir, lui confia Ayleen sur le ton de la confidence. »

 

Son interlocutrice esquissa un sourire, rassurée de savoir son malaise partagé. On sentait aussi qu'elle aurait voulu pouvoir lui confier tout ce qui la tracassait, mais les mots ne voulaient pas sortir. Ils avaient tous vécu des moments difficiles et, même si Saraï n'avait pas de blessure apparente, elle n'avait pas été épargnée pour autant. On lui avait fait douter des personnes qui comptaient pour elle et elle avait failli les perdre pour toujours. Un simple pion sur un échiquier. Oui, elle n'avait été qu'un vulgaire pion...

Les larmes avaient commencé à rouler sur ses joues sans qu'elle ne s'en rende compte mais, avant qu'elle n'ait eu le temps de dire quoi que ce soit, elle sentit les bras de la princesse l'entourer délicatement et la serrer contre son cœur. Elles demeurèrent ainsi enlacées durant plusieurs secondes, chacune profitant du réconfort que l'autre lui transmettait à travers cette étreinte.

 

« Je t'interdis de te sentir coupable, murmura Ayleen à son oreille.

— Mais... c'est à cause de moi si...

— Non. Pas à cause. Grâce à toi. »

 

La fillette se redressa, la regardant sans comprendre.

 

« Tant de bonnes choses sont arrivées grâce à toi. Tout, en fait. Moi, je ne serais pas là sans toi. Je serais retournée tête baissée au château à la première occasion et c'en aurait été fait de moi. Je n'aurais jamais découvert tout ce que j'ai appris si tu n'avais pas été là. C'est toi et seulement toi qui a rendu tout cela possible. Je suis peut-être une princesse mais c'est toi la véritable héroïne de cette histoire. »

 

La petite la dévisageait, visiblement émue par ces paroles. Ses larmes s'étaient taries, mais son regard brillait dans la pénombre de la pièce.

 

« Tu... tu crois vraiment ? finit-elle par chuchoter, comme pour se convaincre qu'elle avait bien entendu.

— Mais oui, pense à tout ce qui s'est passé depuis que tu m'as trouvée dans cette ruelle ! Tu as toujours été là pour moi, même si je ne te l'ai pas rendu comme tu le méritais. »

 

Radieuse, Saraï se pelotonna contre la jeune femme. Dire qu'elle s'était crue invisible pendant tout ce temps ! Elle n'aurait pas pu souhaiter mieux que cet instant privilégié qu'elles étaient en train de partager ensemble.

 

« Je suis si contente de t'avoir trouvée ! Au fond, je crois que j'avais un peu envie d'être une princesse moi aussi... lui confia-t-elle. »

 

Ayleen sourit, troublée par cette révélation. Puis elle se ressaisit et la taquina :

 

« Oh, qu'est-ce que Shan aurait pensé de ça ?

— Il aurait encore plus râlé que d'habitude ! pouffa la fillette avant de retrouver son sérieux. Mais bon, tu l'as plutôt bien fait changer d'avis ! »

 

Prise à son propre jeu. Bien que son sourire se fût légèrement crispé, Ayleen secoua la tête comme si tout cela l'amusait.

 

« Il s'est beaucoup inquiété pour toi, insista Saraï.

— Et moi j'ai eu très peur pour vous deux. Je ne veux pas qu'il vous arrive du mal par ma faute.

— C'est bizarre... je ne sais pas quand ça a changé, mais tu n'aurais jamais dit une chose pareille avant. En plus, vous vous disputiez tout le temps avec mon frère... je croyais que ça ne s'arrangerait jamais.

— C'est vrai qu'on s'entend mieux.

— Plus que ça même ! Vous vous êtes déjà embrassés ? »

 

Cette question sonnait tellement comme une affirmation que, durant un instant, Ayleen fut prise de court. Embarrassée, elle préféra l'esquiver.

 

« Bon, il serait temps d'essayer de dormir, tu ne crois pas ? »

 

Saraï se redressa de nouveau et l'observa, le front plissé, pas dupe. Mais, devant l'air buté de son interlocutrice, elle finit par lever les yeux au ciel, acceptant d'abandonner la partie.

En son for intérieur, la princesse soupira de soulagement. Puis, tandis que toutes deux s'installaient plus confortablement, elle réalisa que son angoisse s'était dissipée, remplacée par une fatigue bienfaisante qui rendait ses paupières lourdes. Le calme environnant, seulement interrompu par la respiration paisible de la fillette, lui promettait un repos revigorant. Elle se sentait à l'aise, en sécurité. Il n'y avait plus qu'à se laisser emporter par le sommeil.

 

Quelque part dans les brumes encore en éveil de son esprit, elle crut entendre Saraï murmurer :

 

« Moi en tout cas, je suis sûre qu'il t'aime beaucoup. »

 

§

§    §

 

Une noirceur d'encre avait englouti son monde. Des ténèbres sans fin, intangibles, et qui pourtant donnaient l'impression de la compresser de toutes parts. Une menace planait en ces lieux, si monstrueuse qu'elle en était palpable. Le "Seigneur Sombre", la "Terreur Noire", le "Néant". Il l'avait retrouvée.

 

Tu m'as échappé.

 

Cette voix sortie de nulle part. Ce timbre froid et sans âme qui résonnait jusque dans ses os et la paralysait tout entière.

 

Et à présent, tu veux te venger. Je le sens.

 

Le ton s'était fait plus menaçant mais conservait malgré tout un calme inquiétant.

 

Cette entreprise est vouée à l'échec. Nulle lame ne peut m'atteindre. Nulle attaque de quelque sorte que ce soit n'aura raison de moi.

 

Elle aurait voulu pouvoir dire quelque chose, protester, mais sa voix était tout aussi pétrifiée que le reste de son corps.

 

Je suis né des cris, des larmes, de la peur et de la violence. Le désespoir du peuple a fait de moi ce que je suis. Une noirceur qui me constitue tout entière et me nourrit. Rien de ce qui en provient ne peut m'atteindre. J'ai surgi du néant pour rétablir l'équilibre ici-bas. Ni alliée ni ennemie, je suis la justice impartiale. Le monde doit me craindre, car nul n'est à l'abri.

 

Elle écoutait sans tout à fait comprendre le sens de ces paroles.

 

Toute résistance est vaine. Aucun repos n'est possible. Ni pour toi, ni pour tous ceux auxquels tu tiens. Je vous engloutirai et la souffrance disparaîtra.

 

Il se rapprochait, l'encerclait, s'apprêtant à bondir sur elle.

 

Bientôt, tu m'appartiendras !

 

Ayleen se réveilla en sursaut, la gorge sèche et le cœur battant. Dans sa tête résonnait l'écho des dernières menaces du "Seigneur Sombre". Elle avait beau essayer de se convaincre qu'il ne s'agissait que d'un affreux cauchemar, l'intensité de ce prétendu songe lui paraissait bien trop réelle.

Incapable de rester allongée, elle se redressa en prenant malgré tout bien soin de ne pas réveiller Saraï qui dormait à poings fermés. La pénombre de la pièce commençait tout juste à s'atténuer : il devait être très tôt. La jeune femme s'étira et se dirigea vers la porte. Elle sortit avec précaution, plissant les yeux face à la clarté matinale avant de se diriger vers la salle d'eau. Là, elle se désaltéra et se rafraîchit le visage, espérant chasser les mauvaises pensées qui la taraudaient encore. Puis, son estomac lui ayant rappelé qu'elle était affamée, elle descendit les marches grinçantes de l'escalier. Quand elle se retourna une fois parvenue en bas, elle fut surprise de découvrir Shan déjà attablé. L'ayant entendue arriver, il leva la tête.

 

« Déjà debout ? la questionna-t-il.

— Et toi alors ? rétorqua-t-elle avant de hausser les épaules. J'avais faim. »

 

Il eut la sagesse de ne pas répondre, se contentant de secouer la tête. Levant les yeux au ciel, la princesse se détourna pour aller chercher de quoi se sustenter. En revenant s'installer avec une grosse tranche de pain, elle sentit à nouveau le regard de son compagnon posé sur elle.

 

« Quoi ? soupira-t-elle, s'efforçant de demeurer patiente.

— Tu ne t'es pas occupée de soigner ça ? »

 

Suivant la direction de ses yeux, elle remarqua les écorchures sur le dos de ses mains, vestiges de sa lutte souterraine. Elle avait oublié. Elle se souvenait vaguement avoir ressenti quelques picotements au moment de passer à la salle d'eau mais n'y avait pas prêté plus d'attention. Dire qu'autrefois, elle aurait hurlé. C'était étrange de contempler sa peau égratignée et de prendre conscience que c'était dû à un combat pour sa survie.

Le temps qu'elle se dise qu'il serait bon de faire quelque chose, elle réalisa que son interlocuteur s'était levé et revenait tout juste avec des bandages. Il s'assit sans rien dire et elle lui tendit ses mains tout aussi silencieusement.

 

« Merci, finit-elle par murmurer tandis qu'il recouvrait délicatement ses blessures. Pour m'avoir sauvé la vie. Encore. »

 

Il restait concentré sur sa tâche, mais le ton de sa voix le fit sourire.

 

« Tu ne vas vraiment plus vouloir te passer de moi, à force ! »

 

Il la taquinait bien sûr, mais le bleu de ses prunelles scintillait d'une lueur beaucoup plus sérieuse. Tendre aussi. Un regard si bienveillant qu'elle ne put s'empêcher de sourire à son tour.

À cet instant, un brusque craquement les fit se retourner : Saraï devint cramoisie en voyant leurs regards posés sur elle. Gênée, Ayleen ramena ses mains vers elle. De son côté, le garçon secoua la tête en pouffant avant de se redresser. En passant à côté de sa cadette, il lui passa affectueusement une main dans les cheveux.

 

« Il faut que j'y aille, annonça-t-il.

— Vraiment ? demanda la petite. »

 

Si cela n'avait tenu qu'à elle, elle aurait préféré qu'il reste plus longtemps et qu'elle puisse – au choix – reprendre son observation ou le bombarder de questions.

 

« Oui, c'est pour le travail. »

 

À l'entente de ces mots, Ayleen sentit l'inquiétude la reprendre : comment ça, le travail ? Elle était pourtant sûre qu'il en avait fini avec tout ça. C'était impossible qu'il puisse envisager de poursuivre une telle activité !

Elle se retrouva debout avant même d'avoir réfléchi aux mots qu'elle allait employer. Saraï était déjà remontée à l'étage : la confiance qu'elle portait à son aîné la rassurait suffisamment pour qu'elle ne pose pas plus de questions.

 

La princesse rattrapa Shan comme il était sur le point de franchir la porte. Elle posa la main sur son bras pour le forcer à se retourner.

 

« Tu peux pas y aller. Je t'ai dis que tu valais mieux que ça. »

 

Il l'observa, l'air surpris, puis son regard s'adoucit.

 

« Et que je trouverais un autre moyen. J'y compte bien.

— Ah... ah bon ?

— Oui, je veux juste mettre les choses au point comme il faut.

— Alors tu ne vas pas...

— Non. Je vais faire cesser ça une bonne fois pour toutes. »

 

Embarrassée, Ayleen se frotta la nuque : elle se sentait tellement bête de réagir de cette façon alors qu'il savait très bien ce qu'il faisait. Qu'aurait-il pensé si elle lui avait fait part de ses inquiétudes suite à son rêve ? Quelle imbécile, décidément !

Le jeune homme sourit, amusé, avant de prendre sa main dans la sienne.

 

« Ne t'en fais pas, tout ça sera bientôt derrière moi. Et ensuite, je chercherai un boulot honnête. Je n'ai plus envie de mentir à Saraï et je veux à nouveau pouvoir me regarder en face. »

 

Il avait l'air si sérieux et déterminé qu'elle ne put qu'acquiescer. Il lui sourit une dernière fois puis se détourna. Il sortit sans un regard en arrière, visiblement pressé d'en finir.

Laissée seule, Ayleen referma le battant en essayant de se convaincre que toute cette histoire se terminerait bien.

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