36. Dernière chance

Par Slyth

Il marchait d'un bon pas, désireux de ne pas se retourner. Il était conscient que la moindre hésitation risquait de le faire renoncer. Mais il ne voulait plus fuir. Non, il fallait qu'il affronte cette situation, même s'il savait que ce ne serait pas facile. Il se rendait donc dans l'une de ces auberges qu'il connaissait trop bien pour son ultime rendez-vous. Il ignorait ce qu'il allait pouvoir dire à cette femme qui avait fait appel à ses services, mais il fallait que le message passe : il arrêtait tout, point final. S'il n'honorait pas sa part du marché, il savait que la rumeur allait rapidement se répandre et que personne ne demanderait plus après lui. Plutôt simple en apparence.

Oui, sauf qu'il avait peur. Peur de ce qui arriverait ensuite. Peur de l'inconnu. Car il allait quitter un environnement familier et qui, malgré son côté sombre, lui avait offert un sentiment de sécurité. L'assurance de savoir qu'il pourrait subvenir aux besoins de sa petite sœur, la seule famille qui lui restait. En prenant la décision de fuguer autrefois, il avait su qu'il lui faudrait travailler plus dur que tous les autres pour réussir. Et, malgré les difficultés rencontrées, il avait pris sur lui et refusé de baisser les bras. Une détermination sans faille qui l'avait pourtant conduit à s'enfermer dans un cercle vicieux. Une situation impossible de laquelle sa fierté l'avait empêché de sortir. Et la crainte aussi. Car, s'il abandonnait, qu'allait-il arriver ? Il n'était pas assuré de trouver un autre travail rapidement et refusait d'imaginer que Saraï doive vivre dans la rue. Certes, elle était débrouillarde et saurait très bien se procurer de quoi se nourrir, mais ce n'était pas une existence pour elle. Elle méritait infiniment mieux que ça.

 

Mais, déjà, le voilà qui arrivait en vue du bâtiment miteux. Et ses doutes le reprenaient. Avait-il raison de faire ça ? De prendre un tel risque ? Et pour quel résultat ?

Pouvoir enfin te libérer de tout ça et vivre en paix avec toi-même, crétin ! se sermonna-t-il intérieurement. Troublé, il se remémora l'émotion d'Ayleen et la confiance qu'elle avait placée en lui. Il ne pouvait pas trahir cela. En découvrant son secret, elle l'avait mis face à une vérité qu'il pensait avoir enfouie au plus profond de son cœur : son dégoût de lui-même et sa peur de ne jamais être à la hauteur. Et, en réagissant si fort, elle avait montré qu'elle tenait à lui. Tout comme c'était le cas pour Saraï. Inconsciemment ou non, elles comptaient sur lui. Il n'avait pas le droit de les décevoir, mais il se le devait surtout à lui.

 

C'est finalement d'un air décidé qu'il pénétra dans les lieux. Tout en se dirigeant vers les marches qui menaient à l'étage supérieur, il entendit les murmures s'élever sur son passage mais refusa d'y prêter attention. Beaucoup connaissaient la raison de sa présence ici. Ou plutôt, croyaient la connaître. Mais cette fois-ci, ils se trompaient. Il ne serait plus cette marionnette qu'on avait fait de lui. Tout cela était bel et bien terminé.

En arrivant en vue de la chambre, il perçut un bruit d'éclaboussures qui le rassura. Il était en retard et sa cliente avait certainement préféré se relaxer en l'attendant. Cela lui laissait un peu de temps pour réfléchir aux mots qu'il allait employer. Il entra donc discrètement, notant au passage les vêtements pliés sur une chaise qui confirmèrent son hypothèse. Puis, son regard dévia sur la commode et se posa sur le collier qui s'y trouvait. C'était un ouvrage magnifique, fait de perles de corail blanc : le genre de bijou que seule une personne suffisamment aisée pouvait se permettre d'acquérir. Ce qui ne l'empêchait pas de se sentir délaissée au point de faire appel à ses services. Toutefois, la parure était incomplète : l'une des sphères nacrées manquait et son absence était cruellement visible au milieu de toutes les autres.

Le souffle de Shan se coupa net à cette vision et son pouls s'accéléra. Sa main se porta à hauteur de sa mèche tressée et de l'ornement qui servait à la maintenir en place. Une perle de corail blanc qu'il avait arrachée au collier de sa mère des années auparavant. Dans une autre vie.

Le dégoût le submergea brutalement et la nausée lui tordit le ventre lorsqu'il songea à ce qui aurait pu arriver s'il était venu un peu plus tôt. Sa propre mère... Non, c'était insoutenable ! Vacillant, il se retint de justesse à l'embrasure de la porte. Bon sang, qu'était-il en train de faire ? Qu'avait-il osé faire toutes ces années durant ? Il fallait qu'il quitte cet endroit au plus vite ! Sa décision était prise mais sa belle résolution venait de voler en éclats : plus question de long discours ou de pathétiques justifications. Il devait s'en aller.

Et il serait parti aussitôt, comme un lâche, si une pensée ne lui était pas venue. Aussi abominable que fût cette situation, elle lui offrait une occasion unique : celle de pouvoir enfin tourner la page de ce passé qui le hantait. Il savait qu'il ne serait pas assez fort pour l'affronter en face, mais il restait malgré tout une chose qu'il pouvait faire. Il s'efforça de prendre une longue inspiration et tira son poignard de sa ceinture.

 

Lorsqu'il quitta l'auberge, il était libre. Et, derrière lui, dans cette chambre sinistre, il abandonnait le poids qu'il avait traîné toute son enfance. Sur la commode reposait désormais une mèche de cheveux ornée d'une perle qui manquait toujours à un collier. Et, juste à côté, quelques mots tracés sur un morceau de parchemin :

 

J'en ai fini.

 

Oui, il était libre. Pour de bon. Il ne savait peut-être pas ce que l'avenir qui se profilait devant ses yeux lui réservait, mais il était certain d'une chose : il ne tenait qu'à lui d'en faire ce qu'il voudrait.

 

§

§    §

 

Saraï accueillit son aîné avec enthousiasme. Si elle remarqua immédiatement son changement capillaire, elle ne marqua qu'un bref temps d'hésitation avant de l'enlacer. Un salut qu'il lui rendit avec un plaisir non dissimulé. Sans le savoir, c'était comme si la fillette avait perçu la légèreté renouvelée de son frère. Voilà longtemps qu'ils n'avaient pas partagé pareille étreinte.

 

« Et voilà l'homme de la maison, méconnaissable ! tonna une voix bourrue. »

 

Le concerné nota la présence d'Algonn, attablé aux côtés d'Ayleen. Comme d'ordinaire, les yeux bleus du forgeron pétillaient de malice.

 

« Je me suis dit qu'il était temps de changer, répondit Shan en souriant. »

 

Ce faisant, son regard se porta sur la jeune femme. Le corps tendu, elle paraissait nerveuse comme si elle se retenait de se lever pour aller à sa rencontre. Mais, en l'entendant, elle sourit à son tour et se détendit. Tout allait bien.

 

« Bon, viens par là ! Vous allez pouvoir me dire où est-ce que vous étiez passés tous les deux ! »

 

Ils s'installèrent autour de la table. Les jeunes gens étaient surpris que l'on se soit inquiété de leur sort : tout s'était passé si vite !

 

« J'étais venu vous voir pour qu'on mette au point un plan et je trouve la maison vide. Puis, je reviens aujourd'hui et je découvre que vous avez ramené la petite ! Qu'est-ce qui s'est passé ? »

 

Le ton n'était pas accusateur, on sentait même pointer une certaine fierté. Malgré tout, les sourcils froncés d'Algonn semblaient indiquer qu'il leur reprochait ce départ précipité.

La princesse et son compagnon échangèrent un bref regard avant de se lancer dans une explication plus ou moins confuse. Ils ne tenaient pas à s'attarder sur certains détails, mais la mine de leur interlocuteur s'assombrissait au fur et à mesure de leur récit. Inconsciemment, tous les trois s'étaient aussi rapprochés les uns des autres, comme pour se soutenir. Saraï serrait fort les mains de ses deux aînés.

 

« Vous vous êtes mis dans une situation dangereuse, commenta le forgeron après les avoir écoutés. Vous avez eu de la chance de vous en tirer, ça aurait pu être bien pire ! »

 

Ce disant, il lança un regard appuyé à Ayleen. Elle ne s'était guère étendue sur sa confrontation avec la "Terreur Noire", mais il avait bien senti qu'elle avait failli y succomber.

 

« Je vous secouerai bien pour avoir délibérément décidé de ne pas m'écouter, mais je crois que vous en avez déjà assez vu.

— Mais nous avons échoué, avoua la demoiselle en baissant la tête. L'ennemi est toujours là, plus fort que jamais.

— Alors ce n'est vraiment pas le moment d'abandonner ! Il me semble t'avoir fait une promesse récemment... »

 

Elle étudia avec suspicion l'air confiant d'Algonn. Il lui envoya un clin d’œil avant de lui rappeler le discours qu'elle avait prononcé face au peuple de Kaïs. En entendant ces mots, Saraï s'enthousiasma aussitôt : elle n'avait pas encore eu vent de cette partie de l'histoire. Ayleen, de son côté, était plus sceptique : cela lui paraissait déjà si loin ! Et il ne s'était rien passé, aucun signe avant-coureur permettant de supposer que les habitants du royaume aient finalement décidé de lui apporter leur soutien.

 

« Ils ne nous aideront pas, soupira-t-elle. C'est peine perdue.

— Détrompe-toi, Altesse ! Il leur manque seulement une occasion et je suis prêt à parier qu'ils vous suivront tous.

— Qu'est-ce que vous proposez ? demanda Shan. On s'est déjà introduits dans le château une fois, qu'est-ce qu'on peut faire de plus ?

— Recommencer ! »

 

Saraï laissa échapper une exclamation de surprise tandis qu'un ricanement nerveux secouait la princesse. Il ne pouvait pas parler sérieusement ! Leur première tentative avait failli être un fiasco total et elle-même avait manqué de ne jamais en revenir. C'était de la folie pure !

 

« Ça n'a pas de sens ! rétorqua Shan une fois remis de son étonnement. Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

— Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire dans ce cas ? riposta-t-il. Tout abandonner et vivre dans la peur pour le restant de vos jours ? »

 

Ils demeurèrent silencieux, conscients de ne pas pouvoir répondre par l'affirmative. Ils souhaitaient tous que cette situation cesse, cela ne pouvait pas continuer. Mais l'obstacle paraissait insurmontable...

 

« Écoutez, finit par reprendre Algonn. C'est possible, faites-moi confiance. Je raconterai que vous avez défié le "Seigneur Sombre" au sein même de son antre et que vous vous apprêtez à recommencer. Vous savez bien comme les rumeurs se répandent vite ! Ces gens voudront faire partie de l'histoire. »

 

Il paraissait si sûr de lui ! Ayleen ne demandait qu'à le croire mais elle ne pouvait s'empêcher de penser au destin funeste auquel elle avait échappé de justesse. Pourquoi les choses se passeraient-elles différemment cette fois-ci ?

Inquiète, elle se tourna vers Shan, mais il avait l'air tout aussi indécis qu'elle. Pourtant, ils ne pouvaient pas rester sans rien faire...

 

« Vous allez nous aider, n'est-ce pas ? murmura Saraï.

— Bien vu ma belle, s'exclama-t-il joyeusement. Il est temps que je retourne au château donner une bonne leçon à ce sale prétentieux de Kerian ! »

 

La princesse se redressa, revigorée. Voilà qui changeait une partie de la donne. Ayant fait partie de l'armée royale, Algonn devait posséder de bonnes capacités tactiques et connaître les moindres recoins du palais. En vérité, plus qu'une nouvelle attaque, il voulait plutôt mener une sorte de mission de reconnaissance. Du moins, ce fut ce qu'il leur expliqua ensuite. Il paraissait persuadé du fait que tout adversaire possédait un point faible. Le tout était de le trouver.

 

« Et ensuite, si on montre qu'on peut les battre, le peuple nous suivra. Vous verrez. »

 

L'assurance qu'il dégageait faisait chaud au cœur. Il semblait savoir ce qu'il faisait. Et, à voir les sourires de Shan et de sa cadette, il n'avait pas eu trop de mal à les rallier à sa cause. Déjà, ils se penchaient vers lui, prêts à échafauder un plan.

Pourtant, Ayleen ne se sentait pas complètement rassurée. Bien entendu, elle se rendait compte qu'il fallait mettre un terme à ce règne de terreur. Mais l'écho de son terrifiant cauchemar résonnait dans son esprit. Et si aucune attaque n'était suffisante ? Et si leur immatériel ennemi ne pouvait tout simplement pas être vaincu ?

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