Quand je referme la porte derrière moi et que je me retrouve dans le soir lumineux, en robe et petites chaussures d’été, je me sens étrangement légère. Rien à voir avec mon départ pour la plage, quand j’avais laissé Nellie entre les mains de mon père. Là, je ne sais pas – peut-être de la savoir auprès d’Émilie ?
J’ai enregistré le numéro de la femme en rouge, on a échangé quelques textos et, comme promis, elle m’a proposé de la rejoindre à l’Antidote. Je n’ai pas fait ma difficile. Émilie était heureuse de pouvoir garder Nellie à ma place, pour l’occasion. Que je passe mon samedi soir avec une ancienne détenue, une femme qui déclenche les rumeurs sur son passage, n’a fait que renforcer l’enthousiasme de ma cousine. Comme si elle suivait un feuilleton télé. Évidemment, j’ai pour ordre de lui rapporter le moindre début de ragot.
Si l’allée qui relie la bicoque au reste du monde est aussi silencieuse qu’à l’accoutumée, la descente vers le centre-ville se ponctue de coups d’éclats par-ci par-là, de plus en plus présents : une portière qui claque, une voix qui s’élève puis d’autres, de la musique qui attire et gagne en volume. De sas en sas, je m’immerge dans l’ambiance du samedi soir. Lumières des bars, grappes entières de gens, je remonte les artères de la ville et arrive devant l’Antidote, pas si différent des autres lieux de vie mais plus chaotique encore – le cœur. Il y a plus de monde que dans mon souvenir, les têtes, les voix et les verres débordent sur le trottoir et jusque sur une piste de danse improvisée à l’extérieur, donnant sur le port. Exactement ce qu’Eugénie avait décrit.
Je lui envoie un message, finis par la retrouver. Elle reste reconnaissable même au milieu d’une foule. Les lumières de la fête se déposent dans ses cheveux noirs et je remarque une barrette dorée coincée entre plusieurs mèches, un accessoire un peu tape-à-l’œil qu’on déniche dans les magasins à bas prix.
— Contente de te revoir ! s’écrit-elle, et je ne sais pas si elle me montre sa joie ou si elle se contente d’élever sa voix par-dessus la musique.
Je rebondis - moi aussi -, pas sûre qu’elle m’ait vraiment entendue.
Elle désigne le bar d’un signe de tête, je la suis. Elle donne coups de coude et coups d’épaule, se fraie un chemin aussi facilement qu’un serpent dans la broussaille. Je m’enfonce dans son sillon, on gagne le comptoir en un rien de temps. Elle me demande ce que j’aimerais boire, je réponds un comme toi affreusement basique. Eugénie commande, paie, me tend un verre de bière que je saisis à deux mains, comme une enfant.
Ça fait tellement longtemps que je ne suis pas sortie. La dernière fois devait être à Paris, avant mon retour à Soleuze. Avant la disparition de ma mère.
— On va s’assoir dehors ? propose-t-elle. Y’a un peu moins de bruit.
J’accepte, encore, et la suis à travers la marée, encore. Dehors, elle dégote une petite table pour deux à peine éloignée de la piste de danse, qui vient de se libérer et sur laquelle elle se jette. La musique est toujours forte, les voix des autres aussi - rien de désagréable, étrangement. On s’assoit, on trinque, je fais tout mon possible pour paraître naturelle.
— C’est pas ton élément, tout ça, hein ? me demande-t-elle en se penchant vers moi.
Je bois une gorgée avant de répondre :
— Si. Enfin pas en ce moment. J’ai moins l’occasion de sortir, ces derniers temps.
— À ta sortie de tanière, alors !
Et on retrinque, inutilement. Le geste m’arrache un sourire. Portée par un mouvement que je ne connaissais plus, celui de la musique, de la foule, je m’empresse de compléter :
— D’habitude j’aime bien sortir, mais avec Nellie et mon travail, je peux plus trop. J’ai presque oublié comment c’était.
— Ça fait combien de temps ?
— Quelques semaines… Deux mois.
Je hausse les épaules, Eugénie secoue la tête en signe d’acquiescement. Et puis je me rends compte de ma bavure :
— Enfin, je veux pas me plaindre, hein ! Je t’ai dit que je m’en sortais avec Nellie, je mentais pas. C’est juste que…
Elle se rassoit droite, me toise, boit une gorgée et m’offre un sourire en coin. Je la scrute, attendant qu’elle casse un potentiel malaise.
— T’en fais pas, me rassure-t-elle, je comprends. Enfin non, je suis pas au courant de tout, mais t’as pas à te justifier. Si je sais bien une chose, c’est que les femmes se justifient beaucoup trop, et pour rien. Alors avec moi, pas de prise de tête.
— Je veux pas que tu te sentes mal parce que je t’ai dit non…
Je veux pas que tu m’en veuilles m’a traversé l’esprit, mais je me suis reprise à temps.
— Je me sens pas mal, t’inquiète ! J’ai posé une question, t’as répondu, c’est tout. Je cherche du boulot, j’en ai vraiment besoin et j’en trouve pas. Je suis pas hyper qualifiée, j’ai pas de diplôme. Alors sortir de tout ce merdier, là, et tenter de retrouver une vie à peu près normale, pas évident. Mais je m’apitoie pas sur mon sort, je peux pas. Je trouverai, c’est une question de temps.
— Si j’entends parler d’une ouverture, je te dirai.
— C’est sympa, merci. J’ai écumé la ville, j’ai toqué à plein de portes pour plein de boulots. Des trucs, parfois… Mais humiliants, franchement. Personne veut de moi. Tout le monde fait son gentil, mais personne veut de moi.
— C’est quoi, tes qualifications ?
Je m’entends poser la question, et j’ai envie de me frapper. Qualifications, comme si cette conversation était un entretien d’embauche, et moi, une personne supérieure, capable de la juger.
— Aucune.
Nouvelle gorgée, je l’imite. Je ne sais définitivement pas, plus, comment me comporter. Les gestes sont pourtant simples, sourire, hocher la tête, discuter. Empoigner son verre, le porter à ses lèvres. Ne pas être décontenancée par la bière, les petites bulles qui envahissent le palais et remplissent l’estomac, au risque du trop-plein.
— Enfin bien sûr que si, j’ai des qualifications. J’ai fait plein de petits boulots, vendeuse, station essence, j’ai été caissière pendant des plombes. J’ai pas trop réfléchi, j’ai été conne. J’ai pas voulu faire d’études. Dans le fonds c’est pas que ça m’intéressait pas, j’aurais pas fait une super élève et j’aurais galéré niveau thunes mais j’aurais appris des trucs, j’aurais un diplôme. Autre chose que des boulots de merde.
Je me demande soudain quel âge elle a.
— Et toi, il paraît que t’es dessinatrice ?
Je laisse couler un peu de bière dans ma gorge. L’alcool se dilue dans mon corps, me réchauffe les joues et m’encourage à répondre posément. J’explique la première parution, la deuxième en cours. Le train de vie à Paris, entre la fin d’études, les petits boulots – moi aussi, mais dans le graphisme – et la consécration, être publiée. Eugénie a l’air impressionnée. Ou fait mine de l’être.
— Mais j’en vis pas ! je m’empresse de préciser. Je gagne un peu de sous, mais pas grand-chose. Alors à côté je continue mes activités de graphiste, en fonction des commandes qu’on me passe.
— C’est génial, quand même, d’avoir ce genre de job. Dans la création. T’inventes tes propres univers, quoi. T’as cette capacité-là.
J’enfonce une nouvelle rasade de bière dans mon gosier. Je suis toujours gênée quand les conversations tournent autour de cette partie de moi, l’artiste, avec les mots des autres : c’est bien, je t’envie ou combien tu gagnes - des remarques, les mêmes, qu’on me jette dessus, qui glissent sur moi et, parfois, s’incrustent.
J’en arrive à oublier pourquoi je dessine.
— Non ? T’aimes pas ton boulot, en fait ?
Je n’avais pas pris conscience de ce silence, le mien, au beau milieu de la musique.
— Si, j’adore ce que je fais. Je suis très contente. C’est juste que, dessiner, c’est bizarre de voir ça seulement comme un boulot. C’est d’abord un besoin.
À nouveau ses yeux qui se plissent. Peut-être que cet échange est superficiel, je me dis, construit, qu’elle louvoie entre les mots pour me faire réaliser qu’il me faut de l’aide, l’embaucher, me libérer de mes obligations et me consacrer entièrement au dessin.
— Les besoins comme ça, ça se discute pas, commente-t-elle avec fermeté. Encore une fois, les justifications, tu les oublies. Aux chiottes. J’espère que t’arrives à écarter tout ce qui t’empêche de dessiner comme tu veux. Y compris les remarques à la con que les gens comme moi pourraient te faire.
Elle accompagne ses dernières paroles d’un clin d’œil et mes suspicions retombent comme un soufflet.
— D’ailleurs je connais pas ta BD, mais je compte la lire ! J’ai entendu dire qu’elle était top.
Je souris maladroitement – plus une fissure en biais sur mes joues qu’un véritable sourire.
— Ça te gêne, hein ?
— Qu’on parle de mes créa ? Ouais, un peu.
— Non, qu’on parle de toi.
Sans attendre de retour, elle finit son verre et le repose ostensiblement sur la table.
— Ton verre aussi est vide. On s’en reprend une, ça te dit ?
Je m’affaisse, me rends compte que mes épaules, mon dos, étaient sous tension. J’accepte sa proposition, avec dans un coin de ma tête une question en suspens, pourquoi moi ? Simplement parce qu’Eugénie connaissait ma grand-mère ?
— Je prends la prochaine tournée, dis-je en me levant.
J’attrape nos deux verres et m’éloigne. Mes premiers pas me font tanguer, mes jambes sont endormies et mes doigts fourmillent. Alcoolisée, je n’y étais plus habituée. C’est agréable. Je me fraie mon propre chemin à travers la foule, sans effort, cette impression de glisser dans du coton – encore lui, il s’est échappé de la cuisine. J’atteins le comptoir, aussi fière de moi qui si je venais de gravir une montagne. Je commande, persuadée que mes mots n’ont aucune consistance, impressionnée que le barman me comprenne. Je repars avec deux verres pleins, froids, une insensibilité croissante remonte le long de mes bras. Le retour est tout aussi facile, démesurément facile. Les épaules et les coudes ne sont que du beurre, mon passage un couteau qui ne coupe pas.
J’aperçois Eugénie au loin, assise à notre table, le visage de trois-quarts. Elle dodeline de la tête au rythme de la musique, forçant les halos emprisonnés dans ses cheveux à se dandiner d’une mèche à l’autre. Au détour d’un groupe de têtes et de coudes, un homme de mon âge se met en travers de mon chemin. Je sursaute presque et suis bien obligée de m’arrêter devant lui. Il me regarde fixement du haut de son bon mètre quatre-vingt et je me dis, bêtement, qu’il n’aurait aucun mal à cracher dans ma bière si l’envie lui en prenait.
— Salut ! On se connaît, non ?
Je fronce les sourcils, creuse ma mémoire, me rappelle que j’ai bu et que mes capacités m’empêchent sans doute de me souvenir de son existence. Il me laisse hésiter avant d’embrayer :
— Si, je suis sûr qu’on se connaît ! Un beau visage comme le tien, ça marque !
Et je comprends que je ne l’ai jamais rencontré. Mes épaules s’affaissent sous le poids des verres et de l’agacement.
— Non, tu dois confondre.
Je tente de le contourner mais il pivote du torse et me suit, avec dans les yeux une lueur de satisfaction assurée. Il se tient la tête haute et le regard descendu sur moi, descendu de la montagne qui lui sert de corps, sans doute persuadé qu’un aller-retour de phrases banales suffira à me mettre dans sa poche.
— Alors on a qu’à apprendre à se connaître, ce sera fait !
— Désolée, ça m’intéresse pas. Je suis déjà avec une amie.
— Tant mieux ! Moi aussi je suis avec des potes, on peut mélanger nos tables ? Je te paie un verre !
J’en ai déjà un prêt à t’envoyer dans la gueule, je me dis très fort, et tout de suite je me détourne de lui – des fois que la tentation de lier le geste à la pensée prenne le dessus. Je vocifère un simple non par-dessus mon épaule, un non qui se noie dans la musique et n’atteint aucune cime. Je prends mes distances et me rapproche de la table. D’autres corps s’écartent et le visage d’Eugénie réapparaît. Je vois qu’elle nous regarde de ses habituels yeux plissés, et pour la première fois j’y perçois une masse glaçante. Quelque chose, une expression, que je jurerais pouvoir toucher du doigt au fond de ses prunelles, qui dégouline de ses traits comme une cascade se gelant au contact du monde.
— Elle t’a dit non, connard.
Elle se lève. Moi, toute pataude, je pose les deux verres sur notre table et m’assois comme si de rien n’était. La montagne insistante recule, les deux mains en l’air pour exprimer son inoffensivité. Oh mais ça va, je proposais juste, et il repart. Il suffisait donc de l’insulter, je constate, sachant pertinemment que ce genre de stratégies est risquée.
— Quel connard de merde, enfonce Eugénie. J’en peux plus des mecs comme lui. Franchement je te jure… Avec tout ce qui m’est arrivé, je supporte plus ça. Vraiment je supporte plus, ça me…
Elle écarquille les yeux, pince les lèvres et serre les poings fort, très fort sous son menton.
— La peur, y’a que ça qu’ils comprennent, siffle-t-elle. Ça me donne envie de les…
Elle marque un temps. De les buter, je me doute que la fin de sa phrase comporte ce genre de mots, buter, zigouiller, tuer. Mais qu’elle ne peut décemment pas les formuler à voix haute. Est-ce qu’elle se retient ? Est-ce qu’elle se sait entourée de gens qui n’accepteraient jamais ces mots-là, dans sa bouche à elle ?
— Ça me donne envie de les crever, complète Eugénie sans plus aucune hésitation.
J’en reste sidérée.
Elle prend une grande inspiration, ferme les yeux, les rouvre. Desserre les poings. Les resserre autour de son verre de bière, dont elle boit une longue gorgée.
— Et toi, reprend-elle, t’arrives à les envoyer bouler, ceux qui te font chier ? J’ai deux-trois techniques à te conseiller, mais ça serait pas très bien vu, tu sais.
Je secoue lentement, très lentement la tête – non, non. Une réponse tiède à une question qui n’en est pas une. Je vois soudain la femme en rouge, celle de mon imagination, se calquer sur la personne assise en face de moi. Sourcils froncés, lèvres pincées, regard en feu qui disent la colère, la rage, qui irradient de rouge. Je la vois dans toute sa vulgarité, sa violence, sa virulence, je vois ce qui choque, ce qui grignote et égratigne les autres, son franc parler, ne pas avoir la langue dans sa poche, oser dire ce qu’elle pense. Et je n’y trouve rien de mal. Au contraire. Je l’envie.
J’aimerais, tout à coup, l’inonder de questions. Faire comme elle, ne pas prendre garde à la portée de mes paroles. Je la noierais sous les points d’interrogations, un vrai torrent, on creuserait des rigoles autour d’elle pour étancher ma curiosité, tu l’as vraiment tué, qu’est-ce que ça fait, tu t’en veux, tu y as pensé longtemps à l’avance, c’est comment la prison, quelles sont toutes les émotions qui te traversent et arrives-tu seulement à les nommer ?
T’as quel âge ?
Pourquoi c’est avec moi que tu bois une bière ?
— Tu dis rien. Tu dis jamais rien, en fait ?
Je dois être plus pompette que je le crois, le temps se dilate. Pas ivre, mais les impressions tanguent, la sensation d’être dans une nacelle.
— Si, je lâche enfin, mais tu m’impressionnes.
Elle s’arrête de boire, d’un coup, et me regarde de ses grands yeux écarquillés, le verre suspendu. Ses épaules se mettent à trembler, les lucioles dans ses cheveux se secouent et j’entends un rire, un grand et long rire se déployer de sa gorge à la fête, rejoindre la musique jusqu’à la surplomber. Joie ou moquerie, je n’arrive pas à me décider. Elle rit si bien qu’elle s’essuie le coin des yeux.
— Allez, cul sec ! s’écrie-t-elle.
Elle finit son verre d’un seul trait. Je me laisse porter, ne pas réfléchir, la bière envahit ma bouche et brûle mon ventre. Je repose mon verre vide en essuyant les gouttes qui perlent à mon menton, j’ai bu trop rapidement.
— Et on va danser !
Cet enchaînement n’a aucun sens, elle et moi, de l’alcool, des insultes à un inconnu, mes silences dans la fête, et maintenant : danser. Je n’ai le temps de rien, Eugénie est déjà debout, me tire par le poignet et me pousse vers la foule. Elle s’enfonce dans la forêt de danseurs, s’arrête là où la piste se clairseme et se met à bouger. Ses hanches, d’abord, puis ses bras et sa tête. Ses mains ondulent dans le vide, suivant les vagues de notes qui s’épanchent depuis les baffles. La musique est forte et fait trembler mes os. Eugénie ferme les yeux, se laisse porter. Je la regarde, gênée, et me résous à l’imiter : le poids de mon corps sur la droite, le poids de mon corps sur la gauche, j’improvise comme je peux. Elle rouvre les yeux, me voit danser et, instantanément, me sourit.
Je ne m’en souvenais plus, mais j’aime danser. J’adore danser.
Plusieurs chansons passent, je n’en connais aucune et je gagne en confiance. Je prends de la place sur la piste. Mes coudes écartent les autres autour de moi et mes mouvements s’incrustent dans les vagues, je me sens nager comme un poisson dans l’eau. L’alcool se dissipe doucement – je n’avais pas tant bu que ça – et l’euphorie de la danse prend le pas.
Au détour d’un remous j’aperçois, perdu l’espace d’une seule seconde au milieu d’un vide, Jonathan. Sur la piste, à quelques mètres de moi, les deux jambes plantées dans le sol et un verre plein à la main. Il ne danse pas. Il se contente de sourire à d’autres personnes, son groupe d’amis, qui tourbillonnent autour de lui, braillent joyeusement, applaudissent, le frappent à l’épaule. Tout se passe si vite, je crois imaginer le grain de beauté qui se plie et se déplie à la commissure de ses lèvres, brinquebalé par les sourires qu’il décoche à ses amis. Aucun doute, toutefois, même si la piste continue de remuer : c’est bien lui.
Qu’est-ce qu’il fait là, je me demande aussitôt, à s’amuser sans danser, bien vivant, aussi réel qu’Eugénie ? Il existe bel et bien, donc, en chair et en os près de moi. À quoi rime sa présence ici ?
Un coup de coude me ramène à la réalité. En face de moi, Eugénie m’interroge du regard, tourne la tête, avise elle aussi le groupe de garçons. Elle met ses mains en porte-voix autour de sa bouche, crie quelque chose que je n’entends pas. Elle se penche alors à mon oreille :
— Y’en a un qui te plaît ?
Je secoue la tête, non, de quoi parle-t-elle ?
— Faut oser ! continue-t-elle, et dans la musique j’attrape d’autres de ses mots, les femmes, prendre les devants.
Je ne réagis pas, incapable de trouver les mots pour définir ce qui me lie à ce garçon. Trop tard, Eugénie m’agrippe par les épaules et nous entraîne toutes les deux dans un tourbillon de danse qui nous rapproche du groupe. Elle manque de se tordre la cheville, chancèle et se rattrape de justesse. Je me rends compte qu’elle est passablement éméchée. On atterrit au beau milieu des garçons, une vraie intrusion. Tout de suite, l’un deux saisit l’occasion : il s’avance vers Eugénie, tente de lui parler. Elle lui répond, me semble-t-il, et soudain mon regard croise celui de Jonathan. Il n’en finit pas de sourire, ne danse toujours pas. Un halo bleu passe sur son visage, puis un jaune, je sens monter comme une envie de vomir. En un rien de temps, son regard se détourne du mien et d’autres couleurs valsent sur lui. Je me promets de ne rien boire d’autre de la soirée.
— Ça te plait comme musique ?
L’un des garçons s’est penché sur moi sans que je m’en rende compte. Sous l’eau de Cologne flotte un brin de sueur. Je réponds d’un haussement d’épaules.
— D’habitude c’est un peu plus électro, continue-t-il en parlant fort par-dessus la musique, ce soir ils ont un peu changé. On vient ici souvent, et toi ?
Ma voix étouffée se faufile entre les notes et je l’entends comme si j’étais enfermée dans un sous-marin, plutôt en semaine. Je mens pour ne pas avoir l’air d’une fille coincée qui ne sort jamais. En miroir, la même scène se répète : Eugénie, son coude contre le mien, un autre garçon penché vers elle, une discussion banale. Je me tourne, aperçois deux têtes par-dessus les cheveux noirs d’Eugénie, deux garçons qui froncent les sourcils. À côté, Jonathan, toujours statique. Il vient de boire une gorgée de bière, son verre redescend au niveau de sa hanche.
— Je m’appelle Julien, toi c’est comment ?
— Eug… Victoire. Moi c’est Victoire. Ma pote c’est Eugénie.
— Elle me dit quelque chose ta pote… Vous êtes du coin ?
Je lui explique que je suis la fille de Mathilde, celle qui travaille à l’office du tourisme. Un dialogue de sourds s’ensuit, j’étais persuadée qu’il habitait Soleuze mais finis par comprendre qu’il ne vient ici que l’été. Je me garde bien de répondre à la place d’Eugénie.
— Je fais médecine à Marseille, m’apprends-t-il. Troisième année. On passe du bon temps ici, chez Jonathan. Presque tous les ans.
— Il est aussi étudiant en médecine ? Vous êtes tous en médecine ?
— Ouais ! On a besoin de décompresser un peu.
Il me lâche un clin d’œil inattendu.
— Et toi, tu fais quoi ?
Une légère bousculade m’empêche de répondre. Je me tourne à nouveau, Eugénie continue de discuter avec les deux sourcils froncés. Elle tient difficilement debout, recule de plus en plus contre moi.
— Je sais à qui tu me fais penser ! reprends tout à coup Julien, me détournant d’Eugénie.
J’attends qu’il lève le mystère qu’il vient de poser. Il joue avec le temps, me tient volontairement en haleine. Ses lèvres se tordent, on dirait plus un rictus qu’autre chose. Je pense à l’expression sourire jaune et tout se tient, ses cheveux blonds aiguisés par le soleil, les halos de lumière qui se succèdent sur son visage aux traits imprécis. Je l’imagine en blouse blanche, dans un hôpital, penché vers ses patients comme il se penche vers moi, enrobé d’une confiance acquise grâce à ses connaissances médicales et que personne dans la pièce ne partage avec lui.
— À la fac où j’étais avant, y’a des graffitis et une grande fresque. Y’a un personnage de meuf, je trouve que t’as la même tête.
Je plisse les yeux, cherche des indices. Je crois savoir de quoi il parle, et je ne comprends pas s’il cherche à me complimenter ou à me rabaisser. Il ne lâche rien de sa contenance, pour lui tout est normal. Brusquement ses deux potes le poussent. Je ne sais pas ce qu’ils ont entendu de notre conversation.
— Laisse-la, arrête de parler de toi ! lance l’un d’eux en riant.
Le second glisse quelque chose à l’oreille de Julien. J’en profite pour me détourner d’eux et me rapprocher d’Eugénie. Je balaie du regard le groupe, puis la piste, et enfin tout ce qui s’offre à moi : personne. Je ne la vois nulle part.
— Elle est partie, ta copine.
Je sursaute et me retourne. Ce n’est ni Julien ni les deux garçons aux sourcils froncés, mais Jonathan.
— Elle vient de partir, précise-t-il.
Je scrute une nouvelle fois la piste, troublée qu’Eugénie ait pu quitter la fête sans même me prévenir. Ça ne lui ressemble pas, je pense, et immédiatement je secoue la tête, me sens bête, stupide : je la connais à peine.
— Ça va ?
Jonathan pose sa main sur mon épaule, je sursaute une nouvelle fois. Folle, je dois passer pour folle, si ce n’est pas bourrée, arriérée, complètement bête et stupide. Incapable de parler.
— Je vais demander un verre d’eau, me propose Jonathan, tu veux venir avec moi ?
Je m’efforce de paraître la plus normale possible, tente la moitié d’un sourire et souffle, bonne idée. Jonathan se dégage aussitôt de ses amis, prends les devants et traverse la piste en jetant parfois des coups d’œil par-dessus son épaule : je le suis, aussi sûrement que je suivais Eugénie, avec une pointe de soulagement dans le creux de la poitrine. On arrive au comptoir, Jonathan s’avance vers le barman. Même accoudé, le corps cassé sur le côté, il surplombe tout et reste reconnaissable entre mille. Ce n’est donc pas son visage qui est marquant, mais sa posture, sa façon de se poser dans le monde.
La foule des fêtards se presse, il faut attendre avant d’obtenir des verres d’eau. Je reste à l’écart, insensible aux coups d’épaule que des inconnus ne cessent de me donner, je sors mon portable de mon sac et vérifie mes messages : un texto d’Eugénie.
« Dsl meuf je suis partie, ces mecs me saoulaient et j’avais plus la force. Pour toi c’est pas cool. Dis-moi si ça va et préviens quand t’es bien rentrée stp »
Je range mon téléphone, referme mon sac. Quand je relève les yeux, Jonathan me tend un verre d’eau et, d’un simple coup de menton, me propose de s’éloigner de la cohue.
— Ça te va si on se pose là-bas ? demande-t-il. Je commence à en avoir marre du bruit.
On ressort de l’Antidote côté rue, et non côté piste. La fête continue de déborder de partout, la musique résonne au loin mais ne cogne plus aux oreilles. Je ressens enfin l’air plus frais de la nuit, l’obscurité apaisante qui se cache dans les interstices des maisons et des voitures garées - l’idée que la ville et les gens vivent leur nuit autrement, ailleurs. Dessiner Soleuze comme un énorme arbre aux ramifications qui ne se connaissent pas, j’imagine, et une certaine sérénité m’envahit soudain.
— Santé, dit Jonathan en levant son verre d’eau.
Sa voix me paraît douce, comme sortie de nulle part. Rien à avoir avec ces conversations hurlées par-dessus la musique. On trinque, amusés par ce geste absurde.
— Désolé pour mes potes, ils peuvent être lourds. Surtout en soirée.
— J’ai pas tout compris, c’est quoi cette histoire de fresque ? Julien a dit que je ressemblais à une nana dessinée sur les murs d’une fac.
À le voir se décomposer, je comprends que mes soupçons étaient fondés. J’ai plusieurs fois entendu parler de ces étudiants en médecine qui peignent des images pornographiques dans leurs réfectoires, en prenant grand soin de montrer des femmes sexuellement soumises au désir des hommes. J’en tremblerais de rage si le calme de la rue ne m’avait pas déjà cueillie.
— Rien, il pensait pas à mal, justifie Jonathan. Il est juste con, quoi. Faut pas faire attention.
Je ne réponds rien, occupée que je suis à comparer mon métier à ces fresques sexistes. Quels dessins ont le plus d’impact ? Quelle vision du monde laisse réellement une trace ?
— Au fait, moi c’est Jonathan.
J’aimerais répondre je sais, jouer la carte de l’honnêteté, mais je ne me le permets pas. Je me contente de boire un peu d’eau, histoire de tuer toute trace de malaise sur mon visage.
— Victoire.
— T’es la fille de Mathilde et la petite-fille de Nellie, c’est ça ?
— C’est ça. Mais je croyais que tu vivais pas à Soleuze.
— Moi non mais ma famille, oui. Et apparemment, la tienne est connue comme le loup blanc.
— Plein de rumeurs dégueulasses, j’espère ? je réponds en plaisantant, pour ne pas alourdir l’atmosphère.
Il hausse les épaules, un peu pataud. Il entame lui aussi son verre, l’air de réfléchir aux prochains mots qu’il va dire. Puis :
— J’ai juste compris que ta grand-mère était malade et que ta mère avait… disparu.
Je reste interdite. Est-ce qu’il nous a reconnues, dans la rue ? Est-ce qu’il se souvient de la crise de Nellie ?
— Je veux pas te mettre la pression ou quoi, poursuit-il, je préfère que tu saches que… Ben, que je suis au courant. Je vous connais pas, j’ai juste entendu parler de ta famille et c’est la première fois que je te vois, je crois. Mais je veux pas faire genre je sais rien alors que c’est pas vrai.
Je respire un peu mieux. Aucune gêne à avoir, il ne sait pas à quoi ma grand-mère ressemble et ne se souvient probablement pas de cette folle qui le pointait du doigt au milieu de la foule. Je le rassure aussitôt :
— T’en fais pas, tout le monde est au courant. Mais c’est sympa de ta part, merci.
Je sens brusquement mon corps s’affaisser sous le poids de la fatigue. Il doit être tard, mes journées sont longues, l’alcool a fait son effet. Je me bascule d’un pied sur l’autre, je veux que rien, résolument rien ne se remarque. Mes muscles répondent à peine, mes jambes sont endolories d’avoir tant dansé. Avant de ne plus tenir du tout, je décide de m’asseoir le plus naturellement du monde sur le trottoir, les pieds sur la route. Jonathan n’y voit que du feu et se contente de s’asseoir à mes côtés. Au loin, je vois un chat sauter sur un toit et disparaître dans le silence. Dans la cacophonie de mes pensées, il me semble soudain que les jours et les nuits se succèdent avec âpreté, que j’avance en catimini sur une terre brûlante, asséchée, posée là par d’autres avant moi à coups de pelletées hasardeuses et qui menacent de tout ensevelir. Maman, mamie, la famille, le travail, vivre, maintenant Eugénie et ce garçon, tout est démesurément épuisant.
— Je crois que je vais rentrer chez moi, je finis par énoncer.
Ma tête est encore sur la piste de danse, mes oreilles sous les baffles : je n’entends pas ma propre voix. Malgré cette résolution, je reste assise à fixer les toits.
— Tu m’étonnes, finit par dire Jonathan après quelques secondes, moi aussi je suis crevé. Est-ce que… Ça te va si on échange nos numéros ? Histoire de prendre un vrai verre avec moins de musique ? Seulement si ça te dérange pas, hein.
Je ris. D’abord un sourire, la poitrine qui se soulève, puis un vrai petit rire qui s’échappe de ma gorge. Pendant ce temps-là, un autre chat bondit quelque part dans l’obscurité et fait du grabuge. Jonathan me regarde rire, un peu perdu. Il croit sans doute que je me moque de lui, que je m’apprête à le rejeter. Impossible de lui expliquer la raison de mon rire, encore moins d’expliquer ce que je trouve drôle : je ne le sais pas moi-même. Je mets fin à son supplice :
— Avec plaisir.
Je lui dicte mon numéro, qu’il note consciencieusement dans son téléphone.
— Je t’envoie un texto tout à l’heure, dit-il, que tu saches que c’est moi.
Un nouveau rire menace, mais mes jambes se rappellent à moi tandis que je tente de me relever. Je vacille un peu, me raccroche à l’idée de mon lit pour ne pas tomber tout à fait. Jonathan m’aide gentiment, pose une main sur mon coude pour m’aider à me tenir debout. Puisqu’on se quitte, il en profite pour se pencher vers moi et me faire la bise.
— Au revoir alors. À bientôt !
Avant qu’on ne s’éloigne l’un de l’autre, je demande tout à coup :
— Au fait, pourquoi tu traînes avec tes potes, si tu les trouves lourds ?
Il ouvre de grands yeux étonnés. J’en sais rien, répond-il en un souffle pas très confiant. Je hausse les épaules, cette explication me semble plate, tiède. Inutile. Je le quitte pour de bon, éreintée.
Je traverse les rues avec la sensation de glisser sur un tapis de supermarché. Je marche vite et mal, mes pas cassent le bitume, désordonnés. Devant la bicoque, avant de tourner la clef dans la serrure, j’envoie rapidement un texto à Eugénie. Un message rapide, pour lui obéir : rien d’intéressant à raconter.
Ouiiiiii, on a revu Eugéniiiie !!! Je partage l'enthousiasme de nombreuses plumes à propos de ce personnage. Non pas parce qu'elle inspire confiance, au contraire, mais parce qu'elle flamboie, elle se découpe nettement parmi la foule et au final on ne voit qu'elle, il n'y a que elle. Du rouge, du rouge. Je partage la fascination de Virginie. C'est vraiment de cette couleur que je la vois.
Difficile de savoir, en tout cas, si cette relation est bénéfique pour Virginie, ou non. Je ne sais pas si se confier à elle lui offrirait une alliée ou la jetterait direct dans la gueule du loup. A voir. Cette ambiguïté constitue grandement à la beauté du personnage <3
Sinon, comme toujours, super immersion dans l'histoire, dans les scènes qui se jouent. J'en viens à envisager complètement la scène, le contraste des couleurs (motivés par Eugénie), les bruits ambiants de rires et de verres qui s'entrechoquent sous la musique trop forte. Juste waaaw !!
Remarques diverses :
- "(...) se faire un chemin aussi facilement qu'un serpent dans la broussaille." J'ai trouvé que le terme "broussaille" gâchait un peu la phrase dans ce qu'il évoque ; et dans l'aspect musical aussi, je trouve qu'il n'a pas sa place. Mais j'avoue, on est ici au niveau du chipotage ^^
- "Le retour est tout aussi facile, démesurément facile. Les épaules et les coudes ne sont que du beurre, mon passage un couteau qui ne coupe pas." J'aime beaucoup ces deux phrases, et cette métaphore à propos <3
- Je voulais aussi parler de la ville de Soleuze. J'ai l'impression que tu voulais en faire un personnage à part entière mais pour le moment, je ne le sens pas encore trop dans toute son ampleur, sa lourdeur soleilleuse. Mais peut-être qu'il a plus sa place au second rang, vu tout ce qui occupe déjà le premier. A toi de voir, ce n'est pas un problème, je tenais juste à t'en faire part au cas où.
Bonnes inspirations à toi ! <3
Pluma.
Tu as raison pour "broussaille", non seulement on ne circule pas facilement dedans, mais la sonorité est elle aussi bloquante. Je modifie (probablement pour "désert") !
J'ai lu dans un commentaire suivant qu'au fil de ta lecture Soleuze avait "gonflé". On peut considérer la ville comme un perso à part entière, ou plutôt comme un élément de décor suffisamment fort et homogène pour que l'histoire et l'ambiance en soient fortement chamboulées. Je ne voulais pas trop pousser le bouchon, ne pas faire du ton sur ton entre des personnages alourdis par leur quotidien dans un paysage lui-même alourdissant. Pour moi Soleuze est écrasante, mais il y a aussi de belles images, le bord de mer, etc. En lien avec le titre du roman, presque une oxymore !
Eh bien, déjà je dois dire que j'aime beaucoup le personnage d'Eugénie, il claque, surtout avec le moment où elle disparaît, en plus du reste, je sais pas, elle m'intrigue beaucoup moi aussi et ça pique ma curiosité de savoir quelle relation elles vont parvenir à tisser, c'est vraiment un personnage très fort que tu nous présentes là, avec sa couleur rouge, ses mouvements d'humeur, sa colère, bref, je la kiffe !
Je sais pas trop quoi penser de Jonathan encore, mais est-ce que tous deux ils sont pas en train de revivre l'histoire de la grand-mère ? Tu m'étonnes que Victoire rigole, il y a de quoi :')
J'ai également beaucoup aimé l'atmosphère, l'ambiance de l'Antidote, de l'ivresse, j'ai beau lire ça au milieu de la journée, on s'y croirait !
Bref, un très bon chapitre encore héhé qui renforce un peu plus le mystère et l'attachement aux personnages, très hâte de découvrir les noeuds de ces secrets <3
Moi aussi j'aime beaucoup Eugénie, je trouve très jouissif de la pousser de cette manière sur le papier. J'avais pas mal d'appréhension autour de ce personnage, elle pèse quand même son poids. Mais au final, je suis plutôt satisfaite de ce que j'ai réussi à créer avec elle (là où d'autres persos me donnent peut-être un peu plus de fil à retordre...).
Merci beaucoup et à très vite !
◊ "une portière qui claque, une voix qui s’élève puis d’autres, de la musique qui attire et gagne en volume" J'aime beaucoup cette énumération qui nous plonge dans l'atmosphère de la scène. Pour la voix, je crois que j'aurais préféré un qualificatif plus spécifique que le "puis d'autres", par exemple un timbre de voix, ou une dispute qui devient un rire.
◊ "une barrette dorée coincée entre plusieurs mèches, un accessoire un peu tape-à-l’œil qu’on déniche dans les magasins à bas prix" Subjectif et détail au possible, mais je me dis qu'en écrivant "qu'elle avait dû dénicher dans un magasin à bas prix", tu nous donnes l'image de la femme en rouge dans un de ces magasins, contrairement au "on" qui est plus abstrait.
◊ "Contente de te revoir ! s’écrit-elle" Sauf erreur de ma part, il me semble que c'est "s'écrie-t-elle".
◊ "Si je sais bien une chose, c’est que les femmes se justifient beaucoup trop, et pour rien." Lalalalalalala.
◊ "Je veux pas que tu m’en veuilles m’a traversé l’esprit, mais je me suis reprise à temps." Joli. Ça maintient la tension entre les deux femmes, ce ressenti que j'ai d'un jeu de séduction entre elles, d'une fascination de la part de Victoire qui se mue en chassé-croisé un peu.
◊ C'est chouette, cette description que tu fais de la difficulté à parler du métier d'artiste. De sa pratique, de ses raisons d'être. De ce que ça donne en conversation sociale ("c’est bien, je t’envie ou combien tu gagnes - des remarques, les mêmes, qu’on me jette dessus, qui glissent sur moi et, parfois, s’incrustent"), qui est à mille lieux parfois (toujours ?) du ressenti.
◊ J'adore qu'ici le désir (qu'il soit sexuel, romantique, d'amitié, d'approbation, peu importe, cette sorte d'attirance que Victoire éprouve) apporte le questionnement de "pourquoi moi", de la confiance en soi, de l'intimité (accepter qu'on parle de soi, c'est accepter d'être vu, d'une certaine façon). C'est un renversement très réel et courant : la rencontre avec l'autre vient interroger le rapport à soi.
◊ "Je me fraie mon propre chemin à travers la foule, sans effort, cette impression de glisser dans du coton – encore lui, il s’est échappé de la cuisine." Est-ce que c'est une référence à une image de coton qu'il y a eu précédemment ? Si oui, mettons mon oubli sur le compte de la lecture morcelée.
◊ "Il me regarde fixement du haut de son bon mètre quatre-vingt et je me dis, bêtement, qu’il n’aurait aucun mal à cracher dans ma bière si l’envie lui en prenait." Hahahahahaha, tout à fait le genre de pensées qui me traverserait aussi.
◊ Forte et juste, la scène du gars lourd et d'Eugénie qui vient au secours de Victoire. C'est épuisant de vérité comme vignette.
◊ "Cet enchaînement n’a aucun sens, elle et moi, de l’alcool, des insultes à un inconnu, mes silences dans la fête, et maintenant : danser." Je ne suis pas certaine que t'aies besoin de cette phrase, parce que je ressens cet enchaînement avec cette même absurdité, cet à-côté, ce déferlement un peu.
◊ "Pourquoi c’est avec moi que tu bois une bière ?
— Tu dis rien. Tu dis jamais rien, en fait ?
Je dois être plus pompette que je le crois, le temps se dilate. Pas ivre, mais les impressions tanguent, la sensation d’être dans une nacelle.
— Si, je lâche enfin, mais tu m’impressionnes. "
J'adore ce moment suspendu.
◊ Ça me fait plaisir de voir Victoire danser. J'aime beaucoup ce morceau de phrase "je me sens nager comme un poisson dans l’eau".
◊ C'est magique qu'elle se présente presque comme Eugénie et se rattrape de justesse. Ça en dit long en un tout petit détail.
◊ "reprends tout à coup Julien" reprend
◊ "enrobé d’une confiance acquise grâce à ses connaissances médicales et que personne dans la pièce ne partage avec lui." Je pense que je vois ce que tu veux dire, cette attitude, mais quelque chose me chiffonne dans cette tournure de phrase. C'est surtout le "connaissances médicales" qui me turlupine. Je sens qu'il y a une manière de boucler cette phrase de façon plus efficace et coupante, d'une certaine façon.
◊ "prends les devants" prend
◊ "Dessiner Soleuze comme un énorme arbre aux ramifications qui ne se connaissent pas, j’imagine, et une certaine sérénité m’envahit soudain." J'aime beaucoup cette image, je la trouve belle. J'ai l'intuition qu'un autre verbe que "connaissent" marcherait mieux. Pas sûre que t'aies besoin du "certaine", mais sans lui il faudrait reformuler cette fin de phrase du coup.
◊ "Dans la cacophonie de mes pensées, il me semble soudain que les jours et les nuits se succèdent avec âpreté, que j’avance en catimini sur une terre brûlante, asséchée, posée là par d’autres avant moi à coups de pelletées hasardeuses et qui menacent de tout ensevelir." Chébô, tout ce paragraphe est beau.
◊ "Un message rapide, pour lui obéir : rien d’intéressant à raconter." Perplexe par ces derniers mots. Est-ce que c'est ce qu'elle envoie littéralement ? Auquel cas est-ce que ça ferait sens de le mettre en italique ? Ou est-ce que c'est ce qu'elle pense vraiment ? Mais ce n'est pas possible, parce qu'elle sait que sa conversation avec Jonathan est intéressante, non ?
◊ Beaucoup aimé ces diverses choses que tu racontes du sexisme. Les fresques à l'école de médecine, les hommes lourds, Eugénie qui part. Je remarque que j'ai encore une vraie pudeur avec ces sujets-là, peut-être la conséquence d'avoir autant entendu que c'était dans ma tête. C'est décomplexant et un soulagement de les lire dans tes mots.
◊ AHLALA tous les fils sont noués, ça avance, ça se complexifie, ça s'intensifie, hâte de lire la suite.
Je réponds tard (la faute à un certain Marais et à certaines pieuvres, qui ont accaparé mes dernières semaines). Mais sache que je lis toujours attentivement tes commentaires dès que tu les postes, et qu'ils me permettent de passer au crible chaque chapitre.
"C'est décomplexant et un soulagement de les lire dans tes mots." : et c'est encourageant et même fort de lire ce genre de retour ! A l'inverse de toi, sans doute, ce sont des thématiques que j'ai beaucoup travaillées, voire trop pour ma propre santé mentale. De les coucher dans un roman me fait du bien, et ça explique sans doute que j'y aille avec ce niveau de détails. Et puis tu sais bien maintenant que je déteste cacher la poussière sous le tapis...
A très vite, autour des dragons, de Soleuze ou d'une tasse de thé !
" Avant de ne plus tenir du tout, je décide de m’asseoir le plus naturellement du monde sur le trottoir, les pieds sur la route. Jonathan n’y voit que du feu " -> mais oui mais oui xD
Jonathan a l'ai sympathique, c'est l'épicier qui va etre content :p !
L'amitié qui se profile avec Eugénie a l'air intense, déséquilibrée et pas vraiment bienveillante. J'aime beaucoup les histoires d'amitié malsaine alors je suis ravie haha xD on verra ou sa mene.
Je l'ai deja dit mais tres bon chap, au niveau des sensations, ressenti d'ambiance (c'est un de tes points forts je trouve)
Merci pour tes mots ! Je te laisse avec tes impressions des personnages jusque-là, mais t'inquiète que je sais où je vous embarque et que je récolte vos impressions en me frottant les mains, héhéé...