On cuisine ensemble, pour une fois. Ma grand-mère est une cuisinière hors pair. Rissolée de champignons, elle a dit, ou commandé, et je la suis. On se tient debout, hanche contre hanche, elle avec son tablier à fleurs revêtue pour l’occasion – quel cliché – et moi sans rien, mes vêtements de la veille, mes mains.
Coupe les oignons, non pas comme ça, passe-moi le bouillon et sous ses ordres je me sens plus légère, je ne réfléchis pas. Je fais. L’huile tressaute autour des morceaux d’ail, les épices se diffusent dans les vapeurs, les oignons attaquent si bien mes yeux et mon nez que je me sens couler, liquéfiée. Mes jambes me tiennent toujours, mes bras s’activent au-dessus des plats et je me laisse porter par cet état cotonneux des choses.
L’image me fait sourire, l’air n’est pas en coton. Et pourtant j’ai raison. Je jette un regard en coin, ma grand-mère a l’air très concentrée. J’aimerais lui expliquer, lui parler du coton, mais je me doute qu’elle ne comprendrait pas. Bon ou mauvais jour, ça n’y changerait rien. Alors, entre deux actions, j’augmente le volume sur mon téléphone : la musique se mêle aux vapeurs et relit tout – Nellie, moi, la cuisine, les plats.
On toque à la porte. Je me retourne mais ne reconnais pas la silhouette qui se dessine depuis la véranda. D’habitude, les inconnus toquent à l’entrée principale, à l’autre bout de la bicoque. J’essuie rapidement mes mains avec un torchon, m’approche. Et tandis que les traits et les couleurs de la femme en rouge se précisent derrière la vitre, je sens mes jambes se fragiliser un peu plus.
- Bonjour, vous êtes Victoire ? me demande-t-elle alors que je viens tout juste d’ouvrir la porte.
Elle me fait l’effet d’un coup de poing. Elle se tient là, devant moi, bien réelle, pas en rouge comme dans mon imagination mais en bordeaux. Un t-shirt défraîchi découvre une de ses épaules et coule sur elle comme du vin. Elle a parlé vite, je n’ai pas eu le temps d’ouvrir la bouche. À peine de respirer. Trop abasourdie, je me contente de hocher la tête.
- Super, enchantée ! Je suis Eugénie. J’habite pas très loin de l’Orangeraie, je suis du coin mais j’ai été absente quelques années et voilà, je suis de retour. Je veux pas vous déranger longtemps, je cherche du travail et on m’a parlé de votre grand-mère.
Je continue de hocher la tête, bêtement de hocher la tête, comme si ce simple mouvement du corps me permettait de mieux boire ses paroles - qu’elles décantent et que je puisse reprendre mes esprits. Elle a la voix enlevée. Pas aigue ni superficielle, juste envolée, d’une énergie aérienne qui soulève du sol.
Une pause, je déglutis. Et puisque je ne dis rien, que j’ai certainement l’air stupide, elle poursuit :
- On m’a dit qu’elle était pas très bien, Nellie. C’est pas de l’indiscrétion de ma part, allez pas croire ça, hein ! Vous savez comment c’est, à Soleuze tout se sait. Du coup, comme apparemment vous êtes écrivaine avec pas mal de travail, et que moi j’en cherche, justement, du travail… Je viens proposer mes services.
- Ah oui ?
- Oui. Pour être honnête, je n’ai pas de formation d’infirmière ou d’aide-soignante, rien de médical, quoi. Mais votre grand-mère serait pas la première personne dont je prends soin, elle serait entre de bonnes mains. C’est surtout du bon sens, en fait, et puis de la volonté. D’ailleurs, vous vous en occupez bien toute seule, de ce qu’on m’a dit ? Vous non plus, vous avez pas de formation.
C’était donc ça, je me dis en décalé, les bouts de papier sur lesquels elle griffonnait devant les boutiques : elle notait des informations, à la recherche d’un emploi. Rien de bien mystérieux.
J’ouvre un peu plus la porte, hésite à l’inviter. Sa silhouette s’étale dans tout l’entrebâillement et je retrouve ce contraste qu’elle offrait déjà à la plage : le bordeaux de son t-shirt par-dessus le bleu de la mer et du port, au loin. Il n’y a que sa chevelure noire et son regard sans couleur pour nous détacher du reste, du décor dont elle ressort. Une chevelure très épaisse et d’un noir de jais, qui auréole son visage, et un regard scrutateur qui ordonne ou caresse – je ne sais pas encore. Beaucoup, beaucoup de lignes et d’arrondis, beaucoup de couleurs et d’obscurité, aussi. De quoi saisir un crayon et dessiner, rapidement.
- Alors, qu’est-ce que vous en dites ? reprend-elle franchement. Je peux vous fournir des références, quelques-unes.
Je me secoue. Ce n’est pas un personnage d’histoire qui se tient devant moi, que j’ai imaginé et que je laisse voguer à ma guise pour mon seul plaisir, mais une personne. Une vraie. Je réfléchis : l’aide ne serait pas de refus, c’est sûr. Mais je n’ai pas d’argent. Pas de quoi être une employeuse – sans parler de tout l’aspect administratif, faire signer des contrats, éditer des fiches de paie. Si on l’embauchait, son salaire viendrait de Jacob ou de Lionel. Et je sais qu’ils ne roulent pas sur l’or.
- Je suis désolée, je m’entends lui répondre, votre proposition me plait beaucoup mais ça me parait compliqué… On n’aurait pas de quoi vous payer correctement. Et puis, en réalité, j’arrive assez bien à m’occuper de ma grand-mère. En fait ce serait une dépense… en trop.
Je me mords la lèvre. Je vois son visage qui se décompose, ses yeux sans couleur qui se plissent. Elle recule d’un pas, balaie la maison du regard avant de constater :
- C’est une jolie baraque, que vous avez.
Je hoche la tête, encore.
- Vous êtes proprio ?
- Ma grand-mère, oui.
À son tour de hocher la tête, d’un air entendu.
- Mais vous n’avez pas assez d’argent, lâche-t-elle.
- C’est que… La maison est dans la famille depuis longtemps. Moi j’ai toujours été locataire, par exemple…
Ses yeux toujours plissés me fixent, je ne sais plus où me mettre. Elle soutient son silence et encourage le mien, consciente, j’en suis persuadée, de la gêne qui s’est installée et qu’elle maîtrise. Elle recule à nouveau d’un pas, la mer et le port prennent un peu plus de place derrière elle. L’image me serre le cœur sans que je parvienne à dire quoi que ce soit.
- Ok, finit-elle par cracher. C’est noté. Je t’emmerde pas plus longtemps. Bonne journée !
Et cette voix envolée refait soudain surface, ce bonne journée, point d’exclamation, qui balaie le froid tout en le confirmant – par contraste, encore un.
- Je suis vraiment désolée… je tente.
- Qu’est-ce qui se passe ?
Surgie de nulle part, ma grand-mère me pousse légèrement et prend ma place dans l’entrebâillement de la porte. Avant qu’on ait pu lui expliquer la situation, elle pose les yeux sur Eugénie et s’exclame :
- Haaa mais c’est la petite Defroix ! Enfin, t’avais un autre nom de famille quand t’étais petite, je me souviens de toi. Et de tes parents aussi, paix à leur âme. Je les aimais bien, même si on se connaissait pas trop-trop. Quel bon vent t’amène ? Tu sais, j’ai lu ce qui se dit sur toi dans les journaux, j’ai tout lu, tout. Et pas seulement ce que mon beau-fils écrit, tout, vraiment. Et ben je suis avez toi. De tout cœur. Je sais pas ce que t’as vécu, mais ce type que t’as tué, je me doute qu’il l’avait bien mérité. Qu’il aille au diable.
Elle frappe l’air du revers de la main et, sans reprendre sans souffle, elle continue :
- Entre personnes coupables, faut se serrer les coudes. Enfin, il y a coupable et coupable, hein. Toi t’es de la première catégorie, moi de la deuxième. Ou l’inverse. Mais je te comprends. C’est pas facile.
Je la saisis par les épaules avant qu’elle s’enfonce dans sa litanie absurde. Je lui chuchote quelques mots afin de la ramener à la réalité, mais elle semble tout juste réaliser ma présence.
- Merci Nellie ! Ça fait plaisir de te revoir, moi aussi je me souviens très bien de toi !
Ma grand-mère se débat en rouspétant mais me laisse reconquérir l’entrebâillement de la porte. Je reporte mon attention sur Eugénie : ses yeux sont grands ouverts, un large sourire dessine une lune sous ses cheveux épais. Je suis soulagée et en même temps dérangée. Cette complicité soudaine entre ma grand-mère et la femme en rouge me paraît étrange, irréelle. Elle signale, par la force, que le personnage que je dessine et dessine encore ces derniers jours existe réellement et a toujours existé, quelque part dans mon univers, dans ma vie. Une irruption sur le papier, d’abord, puis en chair et en os. Et l’impression de ne rien contrôler.
- C’est pas des paroles en l’air, dit-elle à mon attention, j’aime beaucoup Nellie. J’espère qu’elle ira bien.
Je hoche la tête – décidément, une manie. Je ne sais pas ce qui m’empêche de plonger pleinement dans cette rencontre, de profiter de cette familiarité inattendue pour créer un pont entre la femme rouge et moi. La faire sortir de mes croquis. Et peut-être, plonger pour comprendre ce qui, au juste, me fascine tellement chez elle. Je me fais violence et parviens à sortir deux ou trois mots de ma bouche :
- D’ailleurs, je sais pas si t’es au courant… Mais mon père a bien écrit quelques articles sur toi, sur… ce qui s’est passé.
- Je sais, répond-elle immédiatement.
- Je voudrais te dire, je déteste ses articles. Je déteste son travail. Je trouve ça toujours très… froid.
Le dire à voix haute rend mes critiques concrètes. À part quelques mots en famille, souvent mal exprimés et mal pris, mon opinion n’existait que dans ma tête. Eugénie me scrute, encore ce regard ambigu. Enfin, elle penche la tête sur le côté, gonfle la poitrine, et dit :
- Je peux te laisser mon numéro ? Pas pour la proposition de boulot. Il y a une fête samedi à l’Antidote, ça va déborder sur le port. Si ça te tente.
… Un peu, que ça me tente.
Ohhhh, le retour de la dame en rouge. Eh bien le moins qu'on puisse dire, c'est que son irruption est très intrigante. Elle dit vouloir Nellie, mais j'ai du mal à lui faire complètement confiance sans que je ne puisse vraiment expliquer pourquoi x) Elle est assez insistante avec Victoire, elle pose beaucoup de questions sur sa vie privée, elle est presque intrusive. J'ai vraiment l'impression qu'elle veut rentrer dans la vie de Victoire, mais quelles peuvent bien être ses motivations précises derrière tout ça ?
En tout cas, elle ne manque pas d'assurance, elle est charismatique, sûre d'elle dans ses prises de parole. C'est un personnage qui ne laisse pas indifférent !
Le début m'a touchée aussi, quand Victoire se sent "se liquéfier". Il y a de quoi l'imaginer, avec tout ce qu'elle encaisse en ce moment. L'image de l'atmosphère cotonneuse aussi, D'habitude c'est plutôt réconfortant, mais là il n'y a rien de cela, il y a vraiment un malaise général et on comprend que Victoire s'y disloque.
Je repasse très vite continuer ma lecture. =)
Des bisous !
Contente que les images de liquéfaction et de coton te parlent ! C'est toujours très important pour moi d'avoir des images dans tous les sens, mais encore faut-il qu'elles soient compréhensibles et qu'elles servent à l'histoire.
Rholala, j'ai rien à dire. Je trouve les atmosphères que tu instaures dans ce chapitre réussies ; la discussion avec Eugénie m'a fait attendre un truc sans même savoir quoi, j'ai vraiment eu la sensation d'être à la place de la protagoniste. J'ai particulièrement aimé comment tu avais introduit Eugénie, en jouant sur les couleurs, y a un truc sur les sensations que tu réussis bien, je trouve que la façon dont tu décris Eugénie ici lui donne non pas une apparence mais une présence, et je trouve ça ultra fort. Finalement c'est assez rare je trouve, souvent les gens se concentrent sur l'aspct physique, comme si décrire la forme du nez et la couleur des iris allait automatiquement donner une présence au personnage. (bien que tu donnes aussi qeuqlues infos sur son apparence, mais j'ai eu la sensation que c'était pas ce que tu voulais transmettre ou en tout cas pas ce qui primait dans la priorisation des infos à donner - je vais arrêter de déblatérer j'ai l'impression que plus j'essaie de clarifier, plus j'échoue !).
Bref.
La suiteeeeeeeeeeeeeeeeeeeee
Plein de bisous !
PS : si tu veux pas que j'écrive des coms dithyrambiques t'as qu'à me donner des trucs à relever ;-P
Pas une apparence mais une présence, je suis très contente que c'est ce que tu en retires ! Dans ce roman en particulier, je n'ai pas envie de trop fixer les personnages avec des traits physiques précis, notamment parce que j'ai envie que tout le monde puisse s'identifier et les imaginer comme bon leur semble. Et en même temps, je tiens à l'incarnation des personnages et je reste une plume qui s'attache aux corps, aux gestes. Donc, en tout cas avec toi : banco !
PS : mais déblatère, déblatère ! <3
Il y a quelque chose dans l'évolution du chapitre qui me semble presque achevé mais pas tout à fait. Ce passage du travail à l'invitation à la fête, de la méfiance au pourquoi pas, pour le moment il m'a semblé un peu "loufoque", est-ce que c'était ton intention ? Est-ce que tu veux montrer Eugénie comme quelqu'un de complètement imprévisible ? Si oui, ça marche ! Si pas forcément, il y a peut-être deux-trois transitions minimes qui pourraient adoucir l'évolution.
Par ailleurs, et ça c'est vraiment lié au fait que je ne connais pas grand-chose à la sénilité, j'étais étonnée que Nellie soit aussi juste dans sa tirade, qu'elle soit complètement dans le réel (même si son obsession demeure). Peut-être qu'il me suffirait d'avoir une phrase de Victoire, qui se dit que bien sûr, pour une fois que Nellie se souvient de tout, c'est face à la femme en rouge pour lui ressortir ses pires souvenirs.
Coquillettes & co :
◊ "la musique se mêle aux vapeurs et relit tout" relie
◊ "Alors, qu’est-ce que vous en dites ? reprend-elle franchement." Cet adverbe m'a brossée dans le mauvais sens du poil, je dirais que c'est pas lui qui faudrait là.
◊ "votre proposition me plait" plaît
◊ "Merci Nellie ! Ça fait plaisir de te revoir, moi aussi je me souviens très bien de toi !" J'ai hésité une seconde sur qui parlait. Une micro-seconde de rien du tout, mais bon, peut-être que ça vaut le coup de mettre "s'exclama Eugénie".
◊ "Et cette voix envolée refait soudain surface, ce bonne journée, point d’exclamation, qui balaie le froid tout en le confirmant – par contraste, encore un." La deuxième moitié de la phrase me semble maladroite, même si j'aime ce que tu essayes de dire ; ça vaudrait le coup de reformuler peut-être.
Pour Nellie, je fais exprès de jouer sur plusieurs tableaux : des moments où elle est dans son monde et ça débloque, d'autres moments où elle est plus lucide. Et parfois, le mélange : elle paraît lucide mais on ne peut pas forcément se fier à elle.
PS : j'ai bien ri au "Coquilettes & Co", je trouve que ça ferait un super nom pour une vraie entreprise de BL !
Au passage, depuis le début j'ai toujours cru que la grand-mère vivait dans un appart, est-ce qu'il y a eu un changement en cours de route, des indices contradictoires ? (je pense notamment à la visite du père, mais j'ai la flemme de tout relire) ou c'est juste moi qui ait imaginé n'importe quoi ? ça a pas d'importance, je sais bien !
J'ai beaucoup aimé qu'Eugénie connaisse la mamie, je m'y attendais pas (mais je trouve sa remarque encore plus déplacée du coup, elle doit savoir que la maison est pas à l'héroïne, pourquoi la faire culpabiliser sur un bien qu'elle n'a pas ? Et ce alors qu'elle "aime beaucoup" la propriétaire ?). L'invitation aussi m'a prise par surprise :O ! Mais j'ai trop hate de voir ce qu'elle veut à l'héroïne, elle a l'air bien décidée à entrer dans sa vie ! Est-ce une romance qui se profile ? Ou bien quelque chose de plus ambigü ? peut-être un lien avec les articles du père ? Que de mystère autour de cette femme en rouge ! <3 !! C'est vraiment un perso qui crève le papier, et ce dès sa première apparition ! trop hate de la revoir (et un peu peur aussi) !
Nellie habite dans ce que Virginie appelle plusieurs fois une "bicoque" : une petite maison à étages à flan de colline avec vue sur le port. Assez confortable, du coup (on est pas dans un HLM), mais ça reste petit et un peu vieillot.