Ravel s’était rendu au cimetière, poussé par un pressentiment, une note sourde dans la poitrine, un appel ténu. Il longea les tombes sans un mot, effleura des stèles moussues, franchit un porche discret dissimulé derrière une rangée de cyprès.
Une arrière-boutique. Pas un bruit. Pas un souffle. Rien qu’un silence épais, comme étouffé sous le velours d’un rideau oublié.
Il poussa la porte. Une odeur de gouache le saisit à la gorge. Lourde, acre, presque douceâtre, mêlée à celle de la poussière et du papier jauni. L’air lui sembla figé, englué, suspendu.
Les murs étaient tapissés de toiles. Des dizaines. Peut-être des centaines. Rouge et noir. Toujours les mêmes couleurs. Le même contraste féroce. Et au centre de chacune, une silhouette noire — tordue, noyée, atroce.
Certaines étaient lacérées, d’autres griffées, d’autres à peine entamées. Mais toutes vibraient. Comme si quelque chose y dormait.
Son regard fut happé par l’une d’elles.
Une toile plus simple que les autres : un unique trait rouge, droit, précis, tracé à même la toile blanche. Mais ce trait bougeait. Il ondoyait, comme l’eau d’un lac que le vent aurait frôlé. Il vibrait au rythme d’un cœur encore chaud.
Ravel s’approcha.
Et il entendit.
Des voix. Des cris.
— J’EXISTE AUTANT QUE VOUS !
Un frisson le traversa. Il tendit la main, sans réfléchir. Son bras s’allongea, s’inséra dans le trait rouge comme dans une blessure vive.
Il savait ce qu’il cherchait. Alors sa main trouva.
Du fil écarlate, il extirpa un corps. Lentement, mais fermement. Cézanne, prisonnier du pinceau et du passé, revint à lui.
Mais au moment de le tirer hors de la toile, Ravel sentit une résistance. Quelque chose — non, quelqu’un — s’agrippait au tibia du peintre. Une présence étrangère, accrochée à la jambe comme un spectre réticent, un souvenir haineux refusant de disparaître.
Les cadres tremblèrent. La pièce vibra.
Ravel raffermit sa prise. Et ses doigts, souples et sûrs, tirèrent plus fort, en rythme, en silence.
Les trois hommes tombèrent au sol, emportés par la force de Ravel. Ce dernier se releva rapidement, tendant la main à Cézanne pour l’aider à faire de même.
Le deuxième homme, l’air confus, eu plus de mal à se remettre sur pieds.
— Mon frère ! s’écria Cézanne en enlaçant Ravel.
— Mon frère, répèta Ravel en repoussant Cézanne.
Il observa le visage du peintre : son nez saignait, son menton était barbouillé de noir, et ses yeux rougis révélaient des larmes récentes.
— Cézanne, dit fermement Ravel. Que s’est-il passé ? Ta lettre m’a terrifié ! Voilà des jours que je te cherchais ! L’homme que tu as mentionné, l’as-tu vraiment tué ?
Le visage de Cézanne se referma, et ses yeux évitèrent soigneusement ceux de son frère.
— Eh bien, c’est que... à vrai dire, je... je pense bien que-
— Assez ! gronda soudain le troisième homme.
Ravel tourna la tête vers cet individu indésirable, qui se tenait entre les frères et la porte.
— J’en ai assez de tout ce cirque ! Vous allez m’écouter, tous les deux, et rentrez à la maison !
— Qui êtes-vous ? demanda simplement Ravel. Je ne puis me souvenir d’une précédente rencontre. Votre visage m’est étranger, comme une ombre qui se montre.
Cette fois, l’homme hurla en pointant un doigt accusateur vers Cézanne et Ravel.
— Par tous les écrivains, je suis SOREL, votre frère ! Pourquoi ne me reconnaissez-vous pas ?
Ravel éclata d’un rire cristallin, puis se tourna vers Cézanne. Ce dernier secoua la tête, haussa les épaules.
— Cet homme me pourchasse, me menace pour que je rentre. Il prétend être notre frère, et il possède la lettre que je t’ai envoyé. Pourquoi est-ce lui qui a la lettre ?
— Dès l’instant où ton mot m’est parvenu, j’ai quitté la maison, le coeur à nu. Je l’ai laissé, sans grande précaution, sur le coin de mon bureau, sans suspicion. Père a dû la dénicher.
— Donc cet homme... ce Sorel, il travaille pour père ?
— Je le pense, oui.
— Je suis là ! pesta Sorel. Et je ne travaille pas pour père, puisque je suis son fils !
— On devrait peut-être lui dire, murmura Cézanne.
— C’est inutile, rétorqua Ravel. Comme pour tous les autres, il n’écoutera pas. A nos raisons il restera sourd, et nos mots se perdront sans recours.
— Me dire quoi ? interrogea Sorel.
— Rien de bien important.
Sorel serra les poings, s’avança vers eux. Ravel se plaça devant Cézanne, levant un bras protecteur.
— Ne faites pas un pas de plus, ordonna Ravel.
— J’en ai assez de votre folie, gronda Sorel.
— Alors rebroussez chemin, et laissez-nous.
— Je suis l’aîné, Ravel. Je suis le plus fort. Je te ramènerai à la maison, dussé-je t’y traîner.
— Nous sommes deux, monsieur, deux âmes en défense. Croyez-vous vraiment pouvoir entraîner deux esprits en résistance ?
Sorel respirait bruyamment, le regard fou.
— Ravel, chuchota Cézanne. Je ne pense pas qu’il arrêtera, tu sais. Ces gens-là ne s’arrêtent jamais.
— Tu dis vrai, mon frère. Puisqu’on ne peut le tuer... je vais le faire sombrer.
— Pardon ? s’étrangla Sorel. Me tuer ? Mes frères, avez-vous perdu la tête ?
Sourd à ses questions, Ravel sortit de son veston une longue flûte dorée, et la porta à sa bouche.
D’abord confus, Sorel fit un pas, puis deux. Il sentit soudain une impulsion étrangère en lui, qui lui intima... non, qui lui ordonna de ne pas laisser le jeune homme jouer de sa flûte.
Sorel bondit alors vers son frère, mais ce fut trop tard. Ravel avait déjà commencé les premières notes.
Sorel tomba à genoux, soudain alourdi d’une fatigue qu’il ne pouvait expliquer. La douce mélodie parvenait jusqu’à ses oreilles, douce et mielleuse, avant de s’infiltrer en lui. Elle détendait ses muscles, engourdissait ses membres, ralentissait son fil de pensées.
Doucement, Sorel ferma les yeux, se laissa tomber sur le flanc. Avant de sombrer dans le sommeil, il entendit une denière fois la voix de Ravel :
— Considère-toi chanceux, frère de misère. A ceux qui me traquent, j’offre d’ordinaire la douleur pour prière. Mais poursuis-nous encore... et c’est au rythme de mon requiem que ton âme se perdra.
Dans un manoir tenu à l’écart de Plumaville, un homme enrageait. Au plus profond de lui, il savait. Il l’avait senti. Il descendit dans l’atelier, où nombres de toiles barbouillées de rouge et de noir patientaient.
Il prit le petit poignard qu’il gardait toujours à sa ceinture, et se mit à écorcher les peintures en hurlant :
— Ainsi as-tu fait de notre famille, Cassandre ! Des tréfonds des enfers où ton âme brûle, regarde ce que nos fils sont devenus !
Une fois les oeuvres détruites, il regagna le salon. Là, il souleva le piano qui tônait en son centre, et le renversa par sa seule force.
— Je les ramènerai ! continuait-il de hurler. Je ramènerai tes pauvres enfants ici, et alors... alors, je pourrai enfin les éduquer à ma façon.