Quand Sorel rouvrit les yeux, une nouvelle flamme brûlait en lui.
Il tendit l’oreille, pour être certain de sa solitude. Il se releva, pantelant, épousseta sa veste, et sortit de l’arrière-boutique.
Il ressemblait à un automate, se dirigeant naturellement vers la station ferroviaire. Il ignorait comment, mais il savait où il devait se rendre : Sonatown.
Il retrouverait ses frères, et il ferait payer à Ravel son insolence.
C’en était assez des douces injonctions. Si ses frères persistaient à faire la sourde oreille, alors Sorel n’aurait d’autres choix que de recourir à des moyens plus... persuasifs.
Cézanne s’allongea sur le lit douillet. Voulant rester discret, Ravel avait emmené son frère dans un petit cottage qu’il avait loué. Sonatown étant un petit village perdu dans la campagne, il n’y avait aucun hôtel. Ravel avait donc loué ce cottage il y a des années, pour les jours où il voulait s’éloigner de la maison familiale.
— Redresse-toi, ordonna Ravel.
Cézanne obéit, et Ravel désinfecta le nez blessé de son frère. Il essuya le sang séché, nettoya son menton barbouillé de noir.
— Alors, dit Ravel d’un ton voilé, éclaire-moi : que cachait ta missive, derrière ses mots brouillés ?
Les yeux de Cézanne s’illuminèrent. Un sourire béat fleurit sur son visage.
— J’ai réussi, Ravel. Dans ma toile, j’y ai peint le monstre. Et le monstre est venu à la vie, et il avait le visage de père. Alors j’ai pris un poignard, et je l’ai tué. Il s’est effondré dans une fumée noire, sans même pousser un cri. Je peux peindre la vie, mon frère.
— Cézanne… Tu fais danser les flammes, et tu crois dompter l’incendie. Tout cela ne mène qu’à la cendre, au silence, à l’oubli. Et dis-moi : pourquoi, par tous les diables, ce monstre portait-il le masque de notre père que tu maudis ?
— Tu sais très bien pourquoi, répondit Cézanne en se renfrognant.
Il se releva, et vint se placer en face d’une fenêtre, les yeux rivés sur la campagne rougeoyante d’automne. Il frissonna en voyant des feuilles écarlates tomber lentement des arbres morts. La nuit commençait doucement à revêtir son sombre manteau.
— Cézanne, soupira Ravel. Je sais bien ce que tu penses de père, mais...
— “Mais” quoi ? s’emporta Cézanne.
Il se tourna vers son frère, les bras croisés.
— Ravel, tu ne me croyais déjà pas à l’époque, et je mettais ça sur le compte de ma jeunesse. Tu devais me prendre pour un gamin stupide, qui a mal vu, mal compris, qui a imaginé les choses. Mais aujourd’hui je suis un adulte, mon frère, et je maintiens l’histoire que je t’ai autrefois conté. Alors pourquoi ne me crois-tu toujours pas ? Après tout ce que père m’a fait subir — nous a fait subir — pourquoi refuse-tu de croire en moi ?
Ravel secoua la tête, haussa les épaules. Cette réaction fit bouillir le sang de Cézanne.
— Parle-moi ! s’écria ce dernier. Toi qui sait tant manier les mots et rimes, pourquoi restes-tu muet à mes suppliques ?
— Que souhaite-tu que je réponde ?! s'énerva Ravel d’un ton aux éclats grondant. Tu craches sur père, encore et encore, depuis tant d’années… Et tu crois, sans preuve, sans rien, que je plierai sous tes mots lancinants ?
— Donc ma parole vaut moins que celle de père, c’est cela ?
— Mes mots n’étaient pas ceux-là, tu les plies à ton combat !
— Alors parle-moi simplement !
— Tu accuses père sans preuve aucune !
Les frères s’étaient rapprochés, si bien que leur souffle saccadée se répercutait sur le visage de chacun.
Ravel serra les poings, Cézanne déglutit.
— Que comptes-tu faire ? murmura ce dernier. Me frapper ? Père t’a bien éduqué, à ce que je vois.
La gifle partit aussitôt. Cézanne trébucha en arrière, la joue déjà brûlante. Il leva un regard abasourdi.
Ravel repirait bruyamment, rapidement.
— J’en ai assez de tes divagations, mon jeune frère. J’ai consenti à te retrouver, à ne pas te ramener à la maison. Et même si je ne puis croire à tes accusations, j’ai accepté de laisser père derrière moi, de t’épargner sa présence et son ombre. Mais ma patience a ses bornes. Ta lettre parlait d’un meurtre, d’un homme que tu aurais tué — or ce n’était qu’un spectre, une chimère, le reflet de tes peurs passées. Tu m’as causé une frayeur vaine, un trouble stérile. Tu ne deviendras jamais un artisan comme père et moi : même après vingt ans, ton pinceau tremble encore, incertain, désarmé. Alors dis-moi la vérité, toute nue, toute crue : en peignant ces toiles pleines de cris et de silence... que cherchais-tu réellement ? Voulais-tu trouver la force de l’affronter ? Ou celle — dis-le — de le tuer ?
Il balança cette dernière phrase sur un ton de dégoût apparent.
Cézanne tremblait. Colère, peur, désespoir et humiliation hurlaient aux oreilles du peintre. Il baissa la tête, observant le bout de ses pieds avec un intérêt nouveau.
— Réponds-moi, ordonna Ravel.
Cézanne détestait les larmes qui perlèrent à ses yeux. De pleurer, il en avait assez. D’avoir peur, il voulait arrêter.
— Rien, répondit-il en grinçant des dents. Je ne cherchais rien...
— Ne me mens pas, mon frère. Regarde-moi.
Cézanne se fit violence pour relever les yeux vers son aîné.
En voyant les larmes du peintre, le visage de Ravel s’adoucit.
— Cézanne, chuchota-t-il, parle-moi. Quel était ton but, en venant à Chromawich ?
— Je... je voulais juste essayer de... de la faire revenir...
Sa voix se brisa, et il ne pu retenir ses larmes plus longtemps. Il s’effondra au sol, pleurant toute sa détresse, toute sa rancoeur.
— Elle me manque, c’est de ma faute... j’aurais pu la sauver, j’aurais dû la sauver ! C’est moi qui aurait dû mourir, pas elle. Je m’en veux tellement, mon frère, je veux juste la ramener. Je peux peindre la vie, alors pourquoi est-ce que je n’arrive pas à la faire revenir ? Maman me manque tellement...
Ravel s’agenouilla aux côtés de son frère, l’enlaça. Il caressa doucement ses cheveux, lui chuchota à l’oreille :
— Ce n’est pas de ta faute, Cézanne. Tu n’y es pour rien, c’était un accident. Ce n’est pas de ta faute...
Les frères restèrent longtemps ainsi, enlacés et en larmes, tandis que la nuit devenait reine.