5. sanction (Marthe)

Cela faisait déjà deux octaines qu’Isabeau avait disparu. Marthe avait attendu toute la soirée. Le lendemain, elle avait bien dû retourner à la boulangerie ; après le travail, elle avait interrogé l’école, mais on n’y avait pas vu la blondinette de la matinée. Elle avait fait le tour du quartier, interrogé les amies de sa sœur. Toutes s’étaient montrées unanimes : Isa était allée à l’école la veille, puis était partie pour Nous Savons, comme d’habitude. On ne l’avait pas revue depuis. Marthe avait donc interrogé l’entreprise de nettoyage. Le contremaître avait accepté de vérifier les registres : Isabeau avait bien pointé au dixième carillon en arrivant et au douzième en repartant, comme d’habitude. C’était donc en rentrant à la maison qu’elle s’était volatilisée.

La sœur Rose avait accepté de passer une annonce au temple, pendant la prière du jour du Seigneur. Toute la communauté priait pour la fillette, mais personne ne l’avait vue. En dernier recours, Marthe s’était rendue au commissariat du district, pour demander l’aide des autorités féeriques. On lui avait ri au nez. Bien sûr. Les fées ne pouvaient pas s’occuper de toutes les filles d’esclaves qui se perdaient dans le quartier ouvrier.

Chaque jour, l’espoir s’amenuisait.

Malgré tout, elle n’abandonnait pas. Les fleurs des montagnes ne pouvaient-elles pas pousser dans les endroits les plus inatteignables ? Elle se répétait en boucle ce proverbe montagnard pour éviter de sombrer.

 

Ce fut d’un pas mécanique que Marthe se rendit au travail ce jour-là. Réveillée au premier carillon, elle arriva un battement avant le deuxième. Elle ouvrit la porte avec sa clé et enfila son tablier. Les patrons n’étaient pas encore là, ils lui faisaient suffisamment confiance à présent pour s’octroyer une plus longue nuit de sommeil. Épi-de-Blé lui avait confié qu’ils espéraient concevoir un héritier.

La pâte à pain avait bien gonflé pendant la nuit. Elle jeta quelques bûches supplémentaires dans le four, attisa le feu, puis passa son tablier de travail. D’abord, les petits pains, ceux qui pouvaient cuire dans un four encore tiède. Les domestiques passeraient les chercher au carillon suivant pour les servir aux notables du quartier. Puis les baguettes, les couronnes et les petites miches. Avec le temps, elle avait pris le coup de main et réussissait désormais à confectionner des baguettes convenables. Le patron se chargerait des brioches, des feuilletés et autres douceurs qui faisaient la renommée de la boulangerie. Marthe espérait savoir les préparer un jour, mais pour l’instant, elle n’avait clairement pas le niveau. Et puis sa tête était occupée par d’autres préoccupations.

Toutefois, se concentrer sur son travail la distrayait de ses soucis.

Elle ouvrit le four pour y récupérer les pains cuits ; au même moment, le patron entra dans la pièce. Tout s’enchaîna alors très vite. Marthe, déjà angoissée à cause de sa sœur et surprise par le bruit, eut un geste maladroit ; deux boules de pain roulèrent de la plaque et tombèrent dans le feu ; la chute projeta des étincelles, dont plusieurs atteignirent le visage et le cou de la jeune fille ; elle cria de douleur et lâcha le reste des pains. Mais pas le temps de s’occuper de ses brûlures, car la table avait elle aussi été touchée par les étincelles. Marthe attrapa un torchon et étouffa en vitesse les flammèches qui menaçaient de tourner en incendie. Ce faisant, elle fit trembler la table et le pot de beurre, posé au bord de celle-ci, perdit l’équilibre, tomba et se cassa sur le carrelage.

« Cette fois-ci, c’en est trop ! » lâcha le patron.

Il attrapa Marthe par le poignet, lança un « je te laisse la boutique » à sa femme et emprunta d’un pas ferme la rue principale. Les clients matinaux regardaient, médusés, le citoyen Épi-de-Blé tirer son employée à travers la ville. Ils ne mirent guère de temps à arriver dans le centre. Marthe, terrifiée, reconnut le bâtiment vers lequel il la dirigeait…

Le commissariat.

Le commissariat du district, accueillant tous les sujets de l’Empereur qui avaient lieu de demander l’aide des forces de l’ordre. Enfin, tous les sujets de l’Empereur… Marthe en avait fait l’expérience, une octaine plus tôt : ils se préoccupaient peu des non-citoyens. Encore moins des ogres. C’était déjà une fleur de la part de l’Empire que de les laisser libres, ils n’allaient pas en plus les aider dans leurs affaires personnelles !

L’administrateur qui les reçut était un vieux fé à l’air las. Il portait un uniforme noir liseré d’argent et semblait noyé dans une montagne de papiers. Marthe vit qu’il s’agissait des escarmouches qui avaient lieu dans le district 9. Mais elle n’eut pas l’occasion d’en lire davantage, et de toute manière, cela ne l’intéressait pas.

« Votre Honneur, j’exige réparation de la part de mon employée. »

Son Honneur referma son dossier et reposa sa plume.

« Je vous écoute.

- Je suis le citoyen Épi-de-Blé, fils de Flamme. J’officie comme boulanger au numéro 93 de la rue principale, et j’emploie depuis quatre lunes la non-citoyenne Marthe ici présente.

- Attendez, attendez. B, C… Ah, E. Églantine, Émeraude, Équilibre, zut, trop loin ; Épanouie, Épeire, qui appelle donc son enfant comme cela, je vous le demande. Ah, voilà, Épi. Citoyen Épi-de-Blé, fils de Flamme. Pourriez-vous me confirmer votre identité en me donnant votre âge ?

- J’ai trente-cinq ans, Votre Honneur.

- Exact. Marié, sans enfants, casier judiciaire vierge ? Bien, continuez.

- J’emploie depuis quatre lunes la non-citoyenne Marthe ici présente. Ces dernières octaines, elle se montre négligente, peu assidue, mais aujourd’hui sa maladresse a causé un désastre. Laissant tomber au feu une fournée entière de pains, elle a déclenché un incendie dans la boulangerie. Le feu fut heureusement maîtrisé à temps, mais il a tout de même endommagé le matériel. Au vu de la catastrophe qui a manqué de se produire par sa faute, je demande une sanction sévère et une réparation conséquente de sa part. »

Marthe blêmit. Le tableau dressé par son patron avait l’air apocalyptique. Elle n’avait pourtant envoyé que quelques étincelles, mais il n’était pas faux que cela aurait pu déclencher un incendie. Aurait-elle une chance de se défendre ? Probablement pas. Que valait une jeune ogresse, non-citoyenne et dont les parents avaient combattu l’Empire, face à un homme adulte de race féerique, citoyen et fils de citoyens ? Pas grand-chose. Et les brûlures qu’elle avait au visage témoignaient que l’accident avait eu lieu et qu’elle en était bien responsable. Qu’allait-elle devoir endurer ? Une amende ? Au moins, elle avait l’argent de sa maison pour payer. Irait-elle en prison ? Elle préférait encore recevoir le fouet ; ce serait douloureux, mais ce serait vite terminé et elle pourrait reprendre sa recherche désespérée d’Isabeau.

Le commissaire ouvrit lentement la bouche. Marthe retint son souffle.

« L’avoir comme esclave pendant dix années vous conviendrait-il ? »

Non. Non, non, non, pitié, pas esclave. Sans compter sa dignité, un esclave n’avait pratiquement aucun droit, son propriétaire pouvait en disposer comme bon lui semblait. Le citoyen Épi-de-Blé pourrait la surcharger de corvées sans même la payer, la frapper comme bon lui semblait, voire même la tuer s’il trouvait un prétexte. Marthe n’aurait aucune liberté pour chercher Isabeau, et même si celle-ci finissait par être retrouvée, personne ne pourrait s’en occuper.

Mais ni Son Honneur, ni Épi-de-Blé ne se préoccupaient d’Isabeau.

« Cela me convient, Votre Honneur.

- Un instant. »

Celui qui venait de parler était un jeune homme aux allures de lutin. Assis au fond de la pièce entre trois gros livres, il n’attirait pas l’attention. Marthe nota qu’il était vêtu de blanc, et que seulement sa cape arborait les couleurs noire et argent, mais elle ne savait pas ce que cela signifiait.

« Elle a l’air bien jeune, cette fille. Elle a quel âge ?

- Bonne remarque, Pierre, dit le vieux fé. Femme, quel âge as-tu ?

- Quinze ans tout juste, Votre Honneur, balbutia-t-elle.

- Dans ce cas, nous ne pouvons pas…

- Elle n’a aucune preuve ! interrompit Épi-de-Blé.

- J’ai ma médaille de baptême. »

Elle détacha le collier qu’elle portait en permanence autour du cou. C’était une chaînette qui supportait une petite lune de métal. Sur celle-ci était gravée l’inscription : « Marthe, équinoxe d’automne, an de grâce 730. »

« Cela ne prouve pas grand-chose, grommela le vieux commissaire.

- Si, intervint le jeune. Ceux qui comptent en « ans de grâce », ce sont les montagnards rigoristes. Si elle est montagnarde rigoriste, alors elle a été baptisée à trois ans. Dans le calendrier montagnard, nous sommes actuellement en l’an 742. Cela signifie, ou bien qu’elle dit vrai, ou bien qu’elle est allée elle-même se faire forger et graver ce médaillon simplement pour nous entourlouper. Cette dernière hypothèse étant extrêmement improbable, il me semble raisonnable de considérer qu’elle est mineure.

- Comment sais-tu tout cela, toi ? s’étonna le vieil homme. Tu n’es pas de religion montagnarde, au moins ?

- Évidemment non, Éminence. Simplement, nous venons d’étudier leurs rites en cours d’Histoire et Sociétés. »

Éminence, ou Son Honneur – Marthe s’y perdait – hocha la tête.

« Bien ! Elle n’a donc pas encore seize ans. Il va falloir revoir la punition. Mise en danger involontaire d’autrui, et détérioration de matériel ? Le fouet et un paiement de la réparation suffiront, je pense.

- S’il vous plaît, Éminence, intervint encore une fois le jeune administrateur. Je pense que le citoyen Épi-de-Blé exagère. Regardez, seule la fille a été brûlée, lui n’a aucune marque. Me permettez-vous de me rendre sur place afin d’évaluer les dégâts ? À moins que vous ne souhaitiez le faire vous-même.

- Vas-y si tu veux, Pierre. Je te laisse décider de la sanction, j’ai confiance en ton intégrité. Tu reviendras simplement me faire ton rapport. Pour ma part, j’estime que les rebelles du district 9 requièrent davantage mon attention qu’une quelconque affaire de boulangerie. »

Le vieux fé se replongea dans ses papiers, et le dénommé Pierre rejoignit l’entrée du commissariat. Épi-de-Blé ne semblait pas satisfait de la tournure que prenaient les événements. Il conduisit tout de même le jeune administrateur à la boulangerie. Une fois devant l’objet du délit, le jeune lutin éclata de rire.

« Quelques pains tombés par terre, un chiffon roussi et un pot de beurre cassé ? C’est cela que vous appelez un « désastre » ou « endommager le matériel » ?

- Elle aurait pu incendier le quartier !

- En attendant, la seule brûlée, ici, c’est elle. Je note au passage que, pour une employée négligente et peu assidue, elle a confectionné une belle quantité de pains. Non, n’essayez pas de prétendre que c’est vous : vos mains sont immaculées, contrairement aux siennes. Je remarque également que le four, bien que parfaitement ramoné, par les soins de votre employée je suppose, n’est pas équipé d’une grille de sécurité. Vous ne semblez pas si préoccupé que cela par la prévention contre les incendies, citoyen.

- C’est-à-dire que… »

Pierre, charitable, ne le coupa pas alors qu’il tentait de se justifier. Au contraire, il le laissa se ridiculiser tout son soûl devant son épouse et quatre clients qui assistaient à la scène, amusés.

« Le commissaire m’a laissé son aval pour décider de la sanction, reprit l’administrateur ; voici donc mon verdict. J’estime que renvoyer votre employée sans son salaire de la journée est une punition suffisante pour ce léger incident. D’autre part, je vous colle une amende de cinq glandors pour avoir fait perdre leur temps aux représentants de l’autorité. Que cela vous serve de leçon. »

Épi-de-Blé s’exécuta de mauvaise grâce. Le jeune homme empocha l’argent, fit signer un papier au boulanger, puis se tourna vers les spectateurs.

« Voici ce que l’on risque, quand on invente de toutes pièces des accusations envers ses employés, dans le simple but de se les voir offrir comme esclaves de la part de l’Empire. Certains d’entre vous pensent peut-être que nous ne vérifions jamais la parole d’un citoyen contre un non-citoyen ? Ils se trompent lourdement. La loi de l’Empereur n’est pas là pour être ajustée à votre convenance ! »

Et sur cette déclaration, il quitta la boulangerie. Marthe ôta son tablier, l’accrocha au porte-tablier, et sortit elle aussi.

« Je voulais vous remercier, monseigneur…

- Citoyen, rectifia-t-il sans méchanceté. Je ne suis pas noble, juste un étudiant en administration. Et il n’est nul besoin de me remercier. Je me suis contenté de faire appliquer la loi, conformément au serment que j’ai prêté envers l’Empire. »

Il fit mine de s’en aller, puis sembla se souvenir de quelque chose et se retourna vers elle.

« En fait, si tu veux me remercier, j’aurais un service à te demander. »

Marthe recula d’un pas, craignant le pire.

« Tu n’es pas obligée d’accepter, se hâta-t-il de préciser. Tu connais Nous Savons ? J’ai l’impression qu’il y a quelque chose de louche dans leurs affaires. Je n’ai pas assez d’éléments pour lancer une enquête officielle, mais je veux en avoir le cœur net. Acceptes-tu de te faire embaucher chez eux et d’être mon espionne sur place ? Je veux que tu me donnes le nombre de salariés, le montant des salaires, le prix des interventions si tu réussis à les entendre, et quoi que ce soit d’autre qui te paraîtrait suspect.

- Ma petite sœur a disparu en rentrant de Nous Savons, c’est suspect ? »

Pierre se figea.

« Oui, c’est très suspect. Attends, mais je t’ai déjà vue ! Tu es venue au commissariat pour signaler la disparition, c’est bien cela ? »

Marthe acquiesça, surprise que quelqu’un se souvienne d’elle.

« Dans ce cas, essaie aussi de savoir si d’autres enfants ont disparu dans les mêmes circonstances. Si jamais c’est le cas, si jamais ta sœur n’est pas un cas isolé…

- Vous pensez qu’ils enlèvent les enfants ?

- Je te l’ai dit, je n’ai pour l’instant aucun élément concret. Ce ne sont que de vagues soupçons, probablement infondés. Peut-être qu’en fait, tout est en règle de leur côté. Peut-être que ta sœur a simplement été attaquée par de quelconques voyous en rentrant du travail. Mais je ne veux pas négliger un potentiel blanchiment d’argent, et toi, tu ne veux pas négliger une piste, aussi ténue soit-elle, pour retrouver ta sœur. Alors, acceptes-tu ma proposition ? »

Marthe n’hésita pas bien longtemps.

« Oui. »

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