6 — Dissonance en Triptyque

Par Rouky

Ravel referma doucement la porte de la chambre. Derrière lui, Cézanne dormait d’un sommeil profond, épuisé. Leur affrontement avait vidé les forces du cadet, et il ne devait guère s’être reposé dans cet atelier hanté par l’ombre rouge et noire.

En silence, Ravel descendit jusqu’à la salle de musique. Les instruments y dormaient aussi, éparpillés comme les souvenirs d’un orchestre éclaté : flûte, violoncelle, harpe, tuba, accordéon, cymbales... L’abondance formait presque un chaos, tant il devenait difficile d’en traverser la pièce sans éveiller quelque note oubliée. Il préféra gagner le salon, et laissa ses doigts errer distraitement sur les touches du piano à queue, sans y jouer vraiment.

Les paroles de Cézanne résonnaient encore en lui, sombres et déroutantes. Ce qu’il avait osé affirmer au sujet de leur père... Ravel avait été témoin de bien des choses, jadis, dans la maison familiale. Mais cela...

Un bruit sourd, derrière lui. Ravel tourna la tête — trop tard. Un coup brutal frappa sa nuque ; il s’effondra dans un gémissement étouffé.

Il roula sur le dos, grimaçant, et son regard se leva vers l’agresseur. Sorel. Encore lui. Debout au-dessus de lui, visage crispé, regard incendiaire, il semblait prêt à tuer.

Comment avait-il trouvé ce lieu ? Comment connaissait-il l’existence de ce cottage isolé ? Ravel n'avait pas le temps de chercher les réponses.

Il tenta de se redresser malgré la douleur pulsant dans sa nuque, mais Sorel fondit sur lui. Ses mains s’abattirent sur la gorge du musicien, et il serra — férocement, follement — comme s’il voulait lui rompre l’âme autant que les os.

Le souffle de Ravel fut aussitôt coupé. Il chercha l’air en griffant l’assaillant, mais Sorel, la tête rejetée en arrière, restait hors de portée. Alors il s’attaqua à ses poignets, en vain : à peine une grimace de douleur en retour. La poigne se fit plus violente encore, implacable, étouffante.

L’obscurité gagna les yeux de Ravel. Ses forces se dissolvaient, ses bras retombèrent, inertes. Le monde se réduisit à un anneau de feu autour de sa gorge.

Et soudain, une lueur. Un bruit de porcelaine éclatée.

Derrière Sorel, Cézanne était apparu, un vase brisé à la main. L’objet avait heurté la tête de l’agresseur avec fracas. Sorel vacilla, puis s’effondra, grognant de douleur.

Ravel roula sur le flanc, toussant, hoquetant, les yeux embués, la gorge en feu. Il chercha son souffle, peinant à articuler un mot, le nom de son frère échappant à peine de ses lèvres.

Déjà, Cézanne s’agenouillait près de lui, le visage blême.

— Ravel ! Tu m’entends ? Tout va bien, reste avec moi, je t’en supplie...

— Mu... musique..., articula Ravel d’une voix rauque, à peine audible.

Cézanne comprit aussitôt. Il tourna les yeux vers la salle de musique — mais pour l’atteindre, il fallait franchir la silhouette vacillante de Sorel, déjà redressé, une main poisseuse de sang plaquée sur son crâne.

Le peintre chercha du regard un instrument, n’importe lequel, même le plus modeste. Mais il n’y avait là que le piano à queue, trop lourd pour être déplacé, et trop loin.

Alors, sans réfléchir, il s’élança. Il tenta de contourner Sorel par la droite, fonçant vers l’autre pièce. Mais l’agresseur, bien que sonné, réagit avec l’instinct du prédateur : sa main se referma sur la cheville de Cézanne, qu’il tira brutalement à terre. Le jeune homme s’écrasa de tout son long, le menton heurtant violemment le marbre. Un cri lui échappa, déchiré par la douleur.

Sorel ne s’attarda pas sur lui. Son objectif, il le connaissait : le musicien. Il devait l’arrêter avant qu’il ne joue.

Ravel, haletant, chancela en se redressant. Une main crispée sur sa gorge meurtrie, il se jeta vers le piano. Ses jambes peinaient à le porter, mais il atteignit l’instrument et, sans attendre, ses doigts tombèrent sur les touches. Un accord grave s’éleva — lent, profond, désespéré.

— Non ! hurla Sorel, les yeux écarquillés.

Mais cette fois, le pouvoir de la musique sembla différent. Ravel ne jouait plus pour endormir. À travers les notes, autre chose s’éveillait — une vibration étrange, ancienne.

Une lumière pâle envahit la pièce, et, devant Sorel, une image se forma. Une vision. Fugace, mais éclatante, comme un souvenir brisé qui resurgirait des limbes.

Sorel est ailleurs. Dans un manoir silencieux, noyé d’ombres. Son souffle est rapide, haché. La colère lui monte à la tête.

— REVIENS ICI ! hurle-t-il. 

Mais cette voix... elle n’est pas la sienne. Elle est plus grave, plus sèche, étrangère.

Il s’élance à travers un dédale de couloirs, guidé par une volonté qui ne lui appartient pas. Il avance sans hésiter, jusqu’à une porte close. Il frappe, violemment.

— Ouvre immédiatement ! ordonne-t-il.

— Non ! gémit une voix de l’autre côté. Laisse-moi tranquille !

L’homme siffle de rage. Il décompte. Trois. Deux. Un.

La porte s’ouvre, lentement. Un enfant blond apparaît, les yeux rougis de larmes, le visage crispé par la peur.

D’un geste sec, l’homme le repousse dans la pièce. L’enfant tombe au sol, se met à pleurer. L’homme, impassible, retire sa ceinture.

— J’ai pas fait exprès, balbutie le petit. J’ai essayé, mais j’ai pas réussi...

— Je ne t’avais demandé qu’une seule chose, gronde l’homme. Une seule ! Et tu en es incapable. Tu ne maîtrises rien. Pourquoi ai-je engendré un enfant aussi pitoyable ?

La ceinture se lève. Mais avant qu’elle ne frappe, une voix l’arrête :

— Père !

Un adolescent se tient dans l’embrasure de la porte. Cheveux bruns, regard figé d’horreur.

— Ravel, souffle l’homme, tout à coup plus doux. Va dans ta chambre. Je m’occupe de ton frère.

— Mais il n’a rien fait de mal !

— Justement. Il n’a rien fait du tout. Et c’est ça, le problème. Il doit apprendre. Va-t’en.

Ravel recule, secoue la tête. Puis il s’échappe dans le couloir.

— Maman ! crie-t-il. Maman !

L’homme soupire, se retourne. L’enfant, au sol, s’est recroquevillé contre le mur, les bras repliés, tremblant. La ceinture claque. Le cuir s’abat. Sur les mains. Le visage. Les bras. L’enfant hurle.

Alors, la porte s’ouvre à nouveau. Une femme surgit. Elle pousse l’homme, tombe à genoux et prend l’enfant contre elle.

— Ça va, mon chéri, ça va... Cézanne... Maman est là.

— Cassandre. Laisse-moi l’éduquer.

— Non ! crie-t-elle. Ronsard, je t’en supplie, pas comme ça. Pas avec des coups. Ce n’est qu’un enfant.

— Il doit apprendre. Nous sommes des artisans de la terreur. Tu veux qu’il nous couvre de honte ? Regarde Ravel. Lui, je l’ai formé. Et aujourd’hui, son art est une arme précieuse.

— Et à quel prix ? murmure-t-elle. Je ne te laisserai pas détruire Cézanne comme tu as détruit Ravel.

— Ah... tu veux soudain jouer les mères courage ? Soit. Mais si tu restes ici, tu subiras aussi.

Sous les pleurs de Cézanne, les suppliques de Cassandre, et l'incompréhension de Ravel revenu sur le seuil, Ronsard lève de nouveau sa ceinture... et les coups reprennent.

Sorel rouvrit les yeux. Il était de retour à Sonatown. Lentement, il releva la tête vers Ravel, les sourcils froncés, les traits tirés par l’incompréhension.

— Qu’as-tu fait ? Où m’as-tu conduit ? Ce n’était pas moi… là-bas. Alors dis-moi : qui était-ce ?

Il se redressa d’un mouvement brusque. Une colère sourde lui montait dans les veines, étouffant toute douleur. Son crâne ne battait plus sous la blessure ; seul un feu intérieur le consumait. Non loin de lui, Cézanne, à genoux, serrait son menton blessé entre ses paumes, des gémissements étouffés échappant de ses lèvres.

Ravel ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Sa gorge, meurtrie, ne produisit qu’un râle. Enfin, un souffle s’échappa :

— Père…

— Non, rétorqua Sorel d’une voix glaciale. Ne mêle pas Père à cela. Jamais il n’a usé de violence. Je ne te crois pas.

Ravel ne répondit rien. Il posa ses mains sur le piano, et en tira de nouvelles notes. Une musique grave, plus rapide, plus tranchante, comme un battement de coeur précipité.

Sorel vacilla. Une douleur fulgurante lui traversa les nerfs. Il gronda, mais quelque chose — ou quelqu’un — s’empara de sa voix. Il parla sans le vouloir, chaque mot jaillissant avec une clarté sinistre :

— Sorel s’avança vers Ravel. La douleur ne l’atteignait plus. La musique n’avait plus de prise sur lui. Il s’approcha du piano… et abattit ses poings sur le musicien avec une force inhumaine.

Ravel sursauta, paralysé de stupeur. Cézanne tourna également un regard confus vers Sorel.

Pour la suite... tout se joua en quelques secondes.

Ravel tenta de rejouer, ses doigts effleurant les touches dans un geste tremblant. Mais Sorel fondit sur lui, le renversa, le cloua au sol. Ses poings s’abattirent. Un, deux, trois. Des coups nets, brutaux, implacables.

Cézanne se redressa dans un sursaut et bondit. Il allait atteindre Sorel lorsque celui-ci déclama :

— Au moment où Cézanne voulut frapper, une douleur effroyable le saisit. Son corps tout entier sembla s’embraser. Ses organes se tordirent, son sang brûla, et il fut fauché par une souffrance qu’aucun homme n’aurait su nommer.

La réalité suivit la parole. Cézanne hurla. Son corps convulsait, ses membres crispés, ses yeux noyés de larmes. Sa peau semblait rôtir de l’intérieur, ses veines s’enflammer. Une migraine atroce fracassait son crâne. Ses hurlements emplissaient la pièce, longs, inhumains, désespérés.

Ravel, toujours sous Sorel, voulut parler, protester, supplier. Mais sa gorge déchirée ne laissait passer qu’un souffle rauque :

— A… arrête…

Sorel, implacable, leva encore le poing et l’abattit.

— Tout cela est de ta faute, petit frère ! Tu aurais pu m’obéir. Tu aurais pu rentrer sans résistance. Mais vous avez choisi la violence. Vous récoltez ce que vous avez semé.

Sous ses coups, Ravel s’éteignit peu à peu. Son visage n’était plus qu’un masque ensanglanté, ses paupières gonflées, ses lèvres fendues, sa respiration lente, faible.

— Pitié ! hurlait Cézanne, la voix brisée par la douleur. Pitié, je t’en supplie, arrête !

La douleur le lacérait toujours, inlassablement, comme si chaque seconde était une punition.

— La douleur cessa, soupira Sorel.

Et soudain, tout s’arrêta. Le silence retomba, lourd.

Sorel se releva lentement du corps inerte de Ravel, puis s’agenouilla auprès de Cézanne. Le peintre était secoué de spasmes. Il pleurait, incapable d’oublier la souffrance passée.

— Je peux tordre bien des choses à ma guise, dit Sorel d’une voix basse, presque douce. Mais ta volonté, elle, ne se plie pas encore à la mienne. Alors je te pose la question : viens-tu avec moi au manoir familial ? Ou dois-je faire renaître la douleur ? Peut-être préfères-tu que je la réserve à ton frère ? Je doute qu’il ait assez souffert.

Cézanne murmurait quelque chose, comme une ritournelle perdue :

— Rouge et noir, rouge et noir… à quand viendra l’espoir…

Sorel pencha la tête, le regard dur.

— Pas de réponse. Je vois. Tu ne me laisses donc pas le choix.

Il ouvrit la bouche :

— La douleur rev—

— Non ! gémit Cézanne, haletant. Non… je te suivrai… mais arrête… je t’en supplie…

Un sourire glissa sur les lèvres de Sorel.

— Voilà. Tu te montres enfin raisonnable. Nous allons pouvoir rentrer ensemble, tous les trois.

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