Elle demande à rentrer avant de s’expliquer, et Romain accepte presque trop vite. Encore inquiet, sûrement, mais pétri de curiosité aussi. Mahaut estime qu’elle ne peut plus faire marche arrière, et c’est peut-être tant mieux.
Elle a comme une boule dans la cage thoracique qui empêche le sang de bien irriguer le cerveau. Elle marche au radar, sourit quand Romain lui jette un coup d’œil. Vite, trop vite, ils sont de nouveau dans sa chambre, porte close et sachet de bonbons ouvert entre eux. Mahaut s’est recroquevillée sur son pouf comme sur une île au milieu de l’océan, et la voix de son ami lui parvient de loin :
— Alors, tu… tu veux en parler ?
Elle déglutit et déclare comme on se jette dans une eau glacée :
— Pendant mon coma, j’étais ailleurs.
Et comme elle n’a plus le choix, elle déballe tout. Le Canasson Chantant, l’aubergiste, l’attaque, le roi qui est le directeur, Fulbert qu’ils viennent de voir, l’épée à extirper de son rocher, Rubia qui l’a tué alors qu’elle essayait de protéger Alix et Robin.
— J’y étais ? commente Romain, ahuri.
Elle hoche la tête. Elle se sent stupide et soulagée. À le raconter, elle réalise que c’était bien un rêve, avec ses facilités et ses illogismes. Un souverain qui envoie une gamine sauver le monde sans escorte armée, un boutiquier vendant des sortilèges en parlant d’une magie supposément interdite… Rien qu’un rêve.
— C’est trop cool !
Elle redresse le menton et Romain, dont le regard est écarquillé d’enthousiasme, rétropédale et bafouille :
— Attends, je dis pas que le coma c’est cool, hein ? Mais c’est fou que t’ai rêvé comme ça, que tu m’as… que tu nous as vu. Enfin, je suis flatté, franchement. Pardon, termine-t-il en se frottant nerveusement le crâne.
Mahaut se met à rire.
— T’excuse pas ! Je me sens idiote.
— Faut pas !
— Des insectes géants, Romain…
— Mais des dragons ! s’exclame-t-il. Et de la magie et… Pourquoi Fulbert faisait de la magie, du coup ?
Elle grimace.
— Je le saurai jamais…
Sa légèreté lui échappe, le malaise lui appuie sur les épaules et lui malaxe les neurones.
— Tu n’auras qu’à l’inventer, dit alors Romain d’un air docte. C’est une super histoire.
Elle fronce les sourcils, se répète cette phrase. Elle ne l’avait pas envisagé sous cet angle, encore. Une histoire.
— Du coup, si j’y étais… Cette Alix, c’est une fille du collège ?
— J’en sais rien. C’est possible. Mais une quatrième ou troisième alors, parce qu’elle était plus âgée.
— On enquête lundi ?
Son empressement lui fait chaud au cœur. Romain ne la juge pas, ne la trouve pas complètement folle, ne prévoit pas de l’éviter ; au contraire, ils prennent rendez-vous, organisent quelque chose ensemble.
Sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte, Romain l’a rattaché à cette réalité qui l’étouffe. Il lui donne espoir, même si elle ne sait pas trop en quoi. Espoir qu’elle a bien fait de se réveiller ? Espoir de retrouver ce qu’elle a si brutalement perdu ?
— T’en parles à personne, hein ? plaide-t-elle.
Il rougit, prend l’air sincèrement choqué.
— Bien sûr que non ! Fais-moi confiance, je…
La sonnette de l’entrée le coupe. Machinalement, ils se tournent vers le battant, écoutent la mère de Romain descendre les marches et accueillir...
— Mahaut, ton père est là !
Elle se crispe aussitôt. Dehors, il a l’air de faire nuit à cause de l’averse qui s’est intensifiée, mais le réveil de Romain indique à peine dix-sept heures. Elle sort la première, s’arrête au milieu des escaliers et ne peut s’empêcher de demander un peu sèchement :
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Les sourires des adultes s’effacent, la gêne s’installe en l’espace d’une fraction de seconde.
— Il pleut des cordes, je me suis dit que tu préférerais rentrer en voiture, répond-t-il posément.
Trop posément. Dans son dos, Romain se racle la gorge.
— J’aurais pu t’appeler.
— J’étais sur le chemin du retour, réplique-t-il. Viens, maintenant.
Elle veut s’énerver mais ça serait déplacé. Romain et sa mère n’ont rien demandé et sa colère n’a rien à faire ici. Alors elle salut Romain, remercie sa mère et enfile ses chaussures sous l’attention pesante de son père.
— On se voit lundi ! lui promet Romain avant qu’elle ne ferme la porte.
Ça lui arrache un sourire qui fond sous la pluie. Elle trottine derrière son père, jusqu’à être à l’abri dans son véhicule. Les gouttes claquent lourdement sur la carrosserie et un froid humide se glisse sous son sweat.
— Ne me parle plus comme ça, Mahaut.
Il n’a pas encore mis le contact. Ses mains serrent le volant – à dix heures dix, comme il lui a appris un jour – mais ses yeux glissent du pare-brise inondé à elle.
— Un merci aurait suffi.
— Je n’avais rien demandé.
— Je voulais te faire plaisir.
— Merci.
Elle boucle sa ceinture. Sur le siège arrière, elle remarque une boite de pâtisserie et un petit cactus.
— Pour le dessert, dit son père en entamant une marche arrière. Et le cactus, c’est pour toi.
Parce qu’elle n’aime pas les bouquets qui finissent toujours par faner. Les essuie-glaces couinent tout le long du trajet, et elle se concentre dessus pour ne pas pleurer.
Une fois chez eux, elle reprend contenance sous la douche, se met exprès du savon dans les yeux pour trouver une bonne raison à ses larmes et se force à la bonne humeur. Elle s’en veut d’avoir été vache avec son père. Elle s’en veut d’être toujours triste avec lui, ou énervée, ou mal à l’aise. Il essaye très fort de retrouver sa fille.
Pour changer, c’est elle qui comble le silence. Elle coupe les oignons et parle de jeu de rôle, de VHS et de défaite à Mario Kart. Elle demande où sont leurs consoles et s’il y a un film intéressant au cinéma, peste sur ses exercices de mathématiques et sa future interro de Géographie, commente la météo, met la table, remue les légumes qui crépitent dans l’huile. Elle essaye d’ignorer le sourire de son père qui la fait se sentir encore plus mal, mais ne peut échapper aux bras qu’il referme sur elle.
Elle ne veut pas. Elle se mord fort l’intérieur des joues pour ne pas sangloter. Entre eux, la broche de sa mère fait comme un obstacle. Ce qu’ils ne se disent pas les force à se séparer rapidement. Mahaut s’assoit, son père la sert et déclare :
— Et si on t’achetait un téléphone portable ?
Elle fronce les sourcils, creuse sa cervelle et répond :
— Tu voulais pas attendre la fin du collège ?
Ç’avait été une dispute à laquelle sa mère avait refusé de prendre parti, s’attirant la désapprobation de son mari et de sa fille. Mahaut avait assuré que tout le monde en sixième – tout le monde ! – en avait déjà un, et quand son père lui avait demandé si Luce et Camille – ses copines d’alors – en avaient vraiment, elle avait foncé dans sa chambre en claquant la porte.
— Je me dis que les choses ont changé.
— Je me suis pris une bagnole, traduit-elle froidement.
— Dis pas ça comme ça.
Ce n’est pas un ordre mais une supplique. Une souffrance qu’il a soufflé en fixant ses poivrons. Elle ravale sa culpabilité et ses excuses dans de longues gorgées d’eau. Qu’est-ce que ça a dû être, pour lui, de recevoir un coup de fil de l’hôpital ?
Mais de son côté à elle, est-ce qu’un téléphone aurait vraiment changé quelque chose ?
— Tu commences à vouloir être indépendante, mais je reste ton père et ça m’inquiète de ne pas savoir où tu es. Un portable, ça peut régler le problème. Tu le couperas pendant les cours, bien sûr, et je t’interdis de télécharger certaines applications abrutissantes.
Elle hoche la tête. Elle dit merci, d’accord, c’est cool, mais ne sait pas trop ce qu’elle en pense vraiment. Son esprit reste bloqué sur l’Avant : sur le jour de l’accident et les semaines qui l’ont précédé.
Elle se demande si l’hôpital a dit la même chose pour sa mère que pour elle, si son père a regretté ces jours-là d’avoir un téléphone accessible à tout moment. Elle se demande si ça aurait réellement changé quelque chose, si ça aurait simplifié le déménagement, la rupture avec son ancien collège et ses copines. Est-ce que ce jour-là aurait été différent ? Est-ce que son pull tâché d’épinard, le rire de Gabriel, les mauvaises notes reçues auraient fait moins mal ?
Elle est prise d’un violent vertige et s’entend dire :
— Laisse tomber. J’en ai pas besoin. Y a quoi à la télé, ce soir ?
Elle esquive le regard de son père tout le reste du repas, jusqu’au canapé où elle se laisse tomber avec son mille-feuille, qu’elle dévore au-dessus de la table basse. Il n’y a pas de bon film, mais une émission de télé-réalité sur laquelle son père et elle déversent tout ce qu’ils ne se disent pas.
Aux coupures pub, ils causent vaguement de l’école, mais plus de portable. Celui de son père trône sur la table, comme une invitation à relancer la discussion.
Quand son père disparaît aux toilettes, le portable vibre et s’éclaire. Curieuse, Mahaut se penche pour voir qui le contacte. S’est-il fait des amis dans cette ville ? Le coma de Mahaut l’a-t-il rapproché des gens ou éloigné ?
Sophie
« Tu viens demain ? »
Mahaut s’écrase contre le dossier dans une inspiration heurtée. Son père la rejoint. Le sang bat à ses tempes. Il prend son téléphone, tape une réponse, le pose sur le guéridon à côté de lui. L’émission reprend, Mahaut ne l’entend plus.
Elle se réveille vers une heure, la vessie pleine. Embrumée, elle sort dans le couloir. La télé est encore allumée, le son presque aussi bas que la voix de son père qu’elle ne peut s’empêcher d’écouter :
— Toi aussi tu me manques. C’est vraiment difficile.
Elle revient sur ses pas, s’écoute respirer pour ne pas basculer, puis ressort de sa chambre en faisant grincer le battant et en actionnant la lumière. Son père ne dit plus rien.
J'adore la piste lancée par Romain pour écrire (peut-être ? ou jouer au jeu de rôle ?) cette histoire imaginée par Mahaut dans son coma. Ce serait peut-être une sorte de thérapie pour elle, j'adorerais que ça tourne comme ça <3
Quand j'ai commencé cette partie de l'histoire (le retour de Mahaut à la réalité et tout) je ne savais pas encore si tu avais prévu que Fort-Levant ne soit vraiment qu'un rêve ou si ça pouvait être réel. Là j'ai l'impression que ça prend le chemin de la première possibilité. Ça me plaît et c'est cohérent avec ce que j'ai l'impression que tu veux raconter ! Un passage de ce chapitre m'a redonné à réfléchir sur la première partie : "À le raconter, elle réalise que c’était bien un rêve, avec ses facilités et ses illogismes. Un souverain qui envoie une gamine sauver le monde sans escorte armée, un boutiquier vendant des sortilèges en parlant d’une magie supposément interdite… Rien qu’un rêve." Je comprends l'intention de justifier ce qui pouvait apparaître comme des incohérences dans la première partie, mais je ne suis pas super convaincue. Ça me donne l'impression d'être des fils un peu gros, comme si c'était vraiment toi l'autrice qui venait dire "hé je sais hein, ça se tenait pas complètement, mais regardez, c'est normal !" ^^ Je me dis qu'on en a pas forcément besoin. Ah, mais je viens de repenser au public à qui tu destines l'histoire et peut-être que pour des jeunes, ça peut être bien justement de pointer ça. Je sais pas ? Mais sinon, justement à propos de ces petits détails de la première partie censés nous faire tiquer, pointer discrètement la "fragilité" de ce monde magique, je commence à me demander ce que ça aurait donné si tu y étais allée encore plus franchement. De manière presque un peu délirante, tu vois, avec beaucoup plus d'éléments qui détonnent, des traits plus gros... Je dis pas que c'est "LE" truc à faire, mais voilà je me suis demandé si c'était un truc que tu avais envisagé. Je reste un peu partagée sur tout ça : la crédibilité de la première partie est importante, il faut aussi qu'on ait le temps de s'attacher aux persos pour que la suite ait du poids, mais je continue de m'interroger sur la réalisation de tout ça.
Bon, c'est une réflexion en mouvement, on pourra en reparler de vive voix quand j'aurai fini l'histoire aussi, ce sera peut-être plus facile ! Et puis peut-être que toi ça te convient tel que c'est ?
Quelques remarques de forme encore :
- Plusieurs occurrences de la même règle : l'accord du participe avec avoir quand le COD est antéposé (cette règle est nulle mais...) : "Rubia qui l’a tué(e)" ; "Romain l’a rattaché(e) à cette réalité qui l’étouffe." ; "Une souffrance qu’il a soufflé(e)"
- "Mais c’est fou que t’ai* (t'aies) rêvé comme ça, que tu m’as* (m'aies)… que tu nous as* (aies) vu* (vus)." hop hop hop jeune homme, même si on bafouille on n'oublie pas le subjonctif (pardon c'était trop tentant xD)
- "Alors elle salut* Romain" salue
- "Elle trottine derrière son père, jusqu’à être à l’abri dans son véhicule." : la formulation m'a fait tiquer, même si elle n'est pas fautive. "jusqu'à l'abri de son véhicule" ?
- "son père la sert et déclare :" comme il pose une question, je me demande si le verbe "déclare" est le plus adapté.
- "Ç’avait été une dispute à laquelle sa mère avait refusé de prendre parti" -> à laquelle sa mère avait refusé de prendre part ou dans laquelle sa mère avait refusé de prendre parti ? Je crois pas qu'on peux mixer les deux !
À bientôt pour la souite <3
"Y aller à fond dans la première partie" a été un sujet de discussion avec Nothe ahaha Au final, en le reprenant, j'y suis surtout aller plus à fond dans le lore, mais pas dans le côté un peu fifou du rêve.
Ca aurait pu être fun, c'est clair ! De glisser tranquillou bilou des "erreurs" type avoir un ciel vert ou manger une assiette de purée avec des couverts-carottes.
Mais c'était pas ça que je voulais. Je voulais que le lecteur y croit tout autant que Mahaut, pour que le réveil de cette dernière soit vraiment un déchirement. J'ai vraiment pensé cette partie 1 comme un récit à part entière... Du coup je ne glisserai pas ces choses un peu cool mais improbables qui pourrait mettre le lecteur sur une piste.
Néanmoins y a le moment au Troll Radieux où Mahaut sait avec certitude où trouver Alix, et cette facilité du départ avec laquelle je me suis pas trop pris la tête "xD (puis le dernier chapitre où le rêve explose de l'intérieur)
Bon du coup... Ouais j'ai un peu justifié/un peu voulu pointer ce que Nothe me pointait quand je construisais l'histoire. Ce n'est certainement pas nécessaire en effet. J'aime bien quand une histoire me fait remarquer très clairement un truc que je n'aurais pas noté sans relecture... Mais ici il n'y a sûrement pas de réel intérêt (à part indiquer au lecteur que si, je vous jure, y avait une raison à la facilité du début xD)
Je l'enlèverai certainement ! Merci Erybou ♥
Bref, on sent qu'il va encore falloir du temps et des efforts pour qu'ils se sentent mieux ensemble.
Quant à Romain, il considère le "rêve" de mahaut comme une histoire, ce qui lui donne à elle de nouvelles perspectives. Cela peut la sortir de son "impasse" de prendre les choses d'une autre façon...
On ne sait toujours pas complètement ce qui est arrivé à sa mère, mais on sent bien que ça fait totalement partie des difficultés de Mahaut et des relations avec son père.
Je ne l'ai pas dit mais merci pour ta lecture Rach ♥