Elle passe le dimanche en partie dans sa chambre – à relire des passages du chevalier au lion en essayant de se rappeler la voix de sa mère – et en partie dehors, sous la pluie.
Quand les yeux de son père tombent sur la broche perpétuellement épinglée sur son pull, elle hausse les sourcils en le mettant au défi de commenter. Son père ne s’est pas fait que des amis ici, il a carrément remplacé sa femme. Quand Mahaut se remémore le message, puis ce « tu me manques » volé au creux de la nuit, quelque chose s’embrase dans ses tripes et elle se hâte d’enfiler un imperméable pour aller chougner sous l’averse.
Elle envisage d’aller voir Romain, mais elle se souvient qu’il est chez Gauthier, en plein jeu de rôle. Alors elle tourne en rond dans le quartier, va chaque fois un peu plus loin. Son univers réduit n’est plus aussi rassurant qu’au début, elle cherche des alternatives, des portes de secours.
Vers dix-sept heures, alors que son père lui reproche de retourner dehors, elle prétexte vouloir manger des fajitas et quémande de l’argent pour en acheter à l’arabe du coin. Son père mâchouille sa lèvre, observe sa broche, lâche un soupir las et va chercher son porte-monnaie. Mahaut éprouve de la culpabilité à lui rendre la vie dure en connaissance de cause, mais elle n’arrive pas à faire autrement.
Sophie a balayé ses efforts d’un texto et d’un coup de fil. Très forte, l’arracheuse de cœur.
Il fait si sombre dehors que les lampadaires sont déjà allumés. Mahaut renifle et piétine les flaques pour se concentrer sur autre chose que sa vie. Elle enlève sa capuche et laisse la pluie lui plaquer les cheveux sur le crâne et noyer ses yeux. Quand elle entre dans la petite boutique – phare dans la nuit diluvienne – Fulbert se trouve derrière le comptoir.
— La mistinguette, dit-il en la reconnaissant. Comment tu te sens ?
— Bien, souffle-t-elle. Désolée pour hier.
— Y a rien à pardonner.
Elle acquiesce mais n’arrive pas à décoller du paillasson. L’odeur d’épices se confond avec celui de l’humidité. C’est le même homme qui l’a accompagné jusqu’à Lif, qui lui a appris à se battre à l’épée, qui lui a montré les plantes qui soignent et les champignons à ne pas toucher. Il a les mêmes rides, le même teint halé, les mêmes yeux brillants et ce sourire chaleureux qui savait la rassurer quand ça n’allait pas.
Sauf qu’ici, il dirige une minuscule épicerie qui lui creuse des cernes à force de la maintenir ouverte ; ici, il porte une polaire délavée et une paire de lunettes au col, il écoute une radio grésillante et fait des mots croisés.
— Sûre que ça va, gamine ? s’enquit-il après un long silence. T’es pâlotte et je reconnais des mirettes rouges quand j’en vois.
Elle secoue la tête et ouvre la bouche pour demander où trouver des fajitas, mais dit :
— Je crois que mon père a quelqu’un.
L’instant d’après elle a un paquet de kleenex entre les doigts et une main qui lui frotte vigoureusement le dos pour calmer ses hoquets. Fulbert lui propose un thé et n’attends pas qu’elle accepte pour la conduire derrière le comptoir. Il pousse la porte, qu’il laisse entrouverte, et l’assoit dans une chaise d’ordinateur défoncée mais confortable.
— Je vous embête, renifle-t-elle pitoyablement.
— Penses-tu, y a personne le dimanche quand il flotte comme ça. Juste un gus toutes les deux heures qui n’a plus de PQ ou de croquettes. Bouge pas.
Il pousse un battant et elle l’entend monter un escalier craquant. Il doit habiter en haut. Mahaut ouvre son manteau, même s’il fait frais ici. Elle est entourée d’étagères remplit de cartons. Des colis. Sur un petit meuble trône une bouilloire électrique et du café instantané, que Fulbert pose par terre quand il revient.
Il a ramené un petit plateau avec deux verres et une théière. Tranquillement, il prépare un thé à la menthe qui se met à embaumer la pièce.
— C’est pas un bijou de jeune fille, ça, finit-il par commenter pendant que ça infuse.
Il montre la rose argentée, que Mahaut touche machinalement.
— C’était à ma mère, dit-elle. Elle est morte.
— Je suis désolé.
Il sert du thé. Mahaut ne peut s’empêcher de développer :
— C’était y a deux ans, pendant que j’étais à l’école. La mère d’un copain m’a récupéré à quatre heures à la demande de mon père. J’avais trouvé ça super de pouvoir aller jouer chez lui.
Pas de sixième sens ou de sensation glacée comme dans les histoires. Elle avait mangé son Pitch, joué au Uno et fait ses devoirs, avant que son univers s’écroule.
— Cette broche, je l’ai prise dans sa boîte à bijoux. Après. Mon père a rien dit, mais je crois qu’il aime pas.
— Il sait que tu étais dans ton droit. Son avis ne compte pas. Et si ça se trouve, tu te trompes, il est juste ému. Tiens, ton thé. Attention c’est chaud.
Elle prend le petit verre du bout des doigts en méditant cet avis. Est-ce que ça pourrait juste être ça, les coups d’œil à la dérobée ? La demande, mine de rien, de poser la broche de temps à autre, au moins pendant les repas ?
— Pareil pour l’amoureuse, poursuit Fulbert. Tu te trompes peut-être.
— Ben ça, je crois pas, quand même…
— Hmm.
— Ça fait que deux ans, ajoute-t-elle furieusement.
Le brasier se rallume dans son ventre, mais une gorgée impulsive de thé l’apaise. C’est chaud et sucré. Un délice.
— Pour toi. T’as quel âge, onze ans ?
— Douze, corrige-t-elle, vexée.
— T’es jeunette. T’apprendras vite que les choses sont rarement aussi simples.
Derrière Fulbert, les escaliers se remettent à chanter.
— Je comprends pas, avoue-t-elle avec agacement.
— L’histoire de ma vie, commente la personne qui pousse la porte.
C’est Ali, l’adolescent ennuyé qu’elle a vu la veille. Il semble plus vif aujourd’hui. Il est descendu avec son propre verre qu’il remplit de thé à la menthe. Il adresse un clin d’œil à Mahaut, qui rougit de honte d’avoir été entendue.
— Il se croit mystérieux et tout, mais en fait il…
— T’es venu aider ou critiquer ? le rabroue Fulbert. Va derrière le comptoir.
— Ouais ouais.
Il disparaît. Sa présence juste à côté coupe les pattes de Mahaut, mais ça déride le vieil homme.
— J’ai quitté la grand-mère d’Ali y a dix ans, sauf qu’on se prenait le chou depuis beaucoup plus longtemps. Ce que je dis, c’est que ton père et ta mère étaient peut-être plus sur la même longueur d’onde.
— Mes parents s’aimaient ! s’écrie-t-elle.
Tout en elle se crispe et se contracte, son cerveau se vide et il ne reste que son cœur qui caracole, qui lui balance du sang à tout va, qui l’étouffe. Ses parents s’aimaient, c’est sûr. Y a eu des disputes, c’est normal, mais pas plus que dans un autre couple.
— Désolé, dit Fulbert. C’était indélicat de ma part.
— Oui.
Ses joues la brûlent d’avoir osé dire ça, mais le boutiquier n’est pas en colère. Il hoche la tête et répète :
— Désolé.
Puis :
— Deux ans, c’est très peu et c’est très long à la fois. Chacun vit les choses à son rythme. Ce qui est sûr, c’est que ton père a dû souffrir le martyr lui aussi. Ça fait ça à tout le monde, la mort.
Mahaut fixe ses mains. Souffrir le martyr, oui, certainement. Oui, c’est logique. Elle a perdu sa mère, il a perdu sa femme.
— La vie s’est pas arrêtée quand elle est morte, objecte-t-elle d’une petite voix. Papa allait bosser, je devais toujours bouffer mes endives jusqu’au bout, il vérifiait mes devoirs.
— Quel choix il avait ? Il aurait sûrement préféré se rouler en boule et se faire oublier.
— Il avait qu’à le faire !
Fulbert sourit avec compassion, mais ne renchérit pas.
— Tu reveux du thé ? propose-t-il plutôt.
Elle expire, accepte.
— Comment elle s’appelait, ta maman ?
La question la touche. Elle est innocente, simple, mais il a l’air réellement intéressé.
— Garance, répond-t-elle. Et moi, c’est Mahaut.
— Eh bien Mahaut, si jamais t’as encore besoin de vider ton sac, hésite pas à passer voir le vieil Ilyas. Y aura toujours du thé pour toi, et je garderai mes remarques de petit con pour ma pomme.
— J’ai failli perdre mon perso parce que Sora a raté son jet de dés. Je me suis pris une attaque dans la tronche et sans mon bouclier…
Après les salutations d’usage, Mahaut a demandé à Romain comment s’est passé sa partie de Donjons et Dragons. Du bus au portail, de la cour à leur salle de classe, il se montre intarissable. Son enthousiasme lui plaît, la fait rire. Elle est jalouse de cette fièvre qui habite son ami quand il est question de jeu de rôle ou de films.
Elle ne sait plus si la même passion l’animait pour quelque chose, avant l’accident. La disparition de sa mère a créé un trou noir qui a tout englouti.
Flore et Amandine lèvent les yeux au ciel en l’écoutant, Gabriel a un sourire moqueur qu’il transmet à ses copains, mais Romain s’en fiche. En classe, il lui fait passer un mot : « Mission Alix à l’interclasse ? »
Il n’a pas oublié. Elle a le cœur qui bat fort de reconnaissance et lui répond par un smiley souriant. L’impatience l’empêche de suivre le cours de français, lui fait ranger ses affaires une minute trop tôt, ce qui lui vaut une remarque de l’enseignante. Elle n’y va pas fort, cela dit, parce que Mahaut reste la fille fraîchement sortie de l’hôpital et qui a perdu sa maman.
Mahaut ne crache pas sur le traitement de faveur et suit Romain jusqu’au bout du couloir.
Ils cherchent une adolescente noire et rondelette, aux cheveux richement tressés, et se récoltent des nez froncés et des mines hautaines de ces grands qui se pensent adultes. Ils ne trouvent pas Alix, mais manquent de glisser en négociant un virage. Aucune trace d’elle aux toilettes, mais des déclarations d’amitié taguées, des anti-sèches de formules mathématiques et des commentaires à la grammaire douteuse.
Ils débarquent en retard en biologie, reprennent leur souffle en anglais, et Mahaut en a mal aux côtes de courir et de rigoler.
— Vous faites une belle paire de gogoles, leur chuchote Gabriel derrière eux.
— Merci, lui rétorque tranquillement Romain alors que Mahaut cache son gloussement dans sa trousse.
Vient midi, et Mahaut commence à accepter le fait qu’Alix n’est peut-être pas dans leur collège. Elle refuse par contre l’idée qu’elle n’existe pas.
— Désespère pas, on est loin d’avoir tout vu ! proteste Romain en mettant un ramequin de taboulé sur son plateau.
Qu’importe le repas – omelette et gratin de brocolis – la cantine est lourde de vapeurs et d’odeurs grasses, le bruit des conversations résonne contre les vitres embuées et se mêle au chuintement des lave-vaisselles. C’est une salle sans saveur, au linoléum carrelé, agrémentée de plantes en plastique qui tirent la tronche, le tout sous une lumière crue.
— Faut qu’on réserve une place pour Gauthier et Sora, dit-il en examinant la pièce.
— Là-bas, décide Mahaut.
Il n’a pas d’autres choix que de la suivre jusqu’à la table à moitié occupée par Théo et ses amis : un garçon aux sourcils épais qu’il pique vers son nez busqué pour marquer sa surprise, une fille aux long cheveux clairs qui détonne par sa taille menue et un autre garçon aux verres si épais qu’ils lui font deux yeux ronds comme des billes.
Mahaut pose son plateau en face de Théo.
— Salut, dit-elle.
— Salut.
Il sauce son assiette consciencieusement. Ils ont droit à deux tranches de pain au repas, il en a sept empilés les uns sur les autres. Romain a l’air très mal à l’aise, mais Mahaut le rassure d’un sourire. Les copains de Théo reprennent leur repas en silence ; lui, plante ses petits yeux sur Mahaut.
— Ça va ? demande-t-il.
— Ça va. Et toi ?
— Ouais.
Il mâchouille sa mie, fait un donut de son morceau de pain. Romain se dandine sur sa chaise, les amis de Théo se chuchotent un truc et se marrent.
— T’aimes le riz au lait ? demande Théo.
Ses yeux sont posés sur elle avec un calme qu’elle ne lui aurait pas soupçonné lors de leur rencontre. L’adolescence lui impose un visage ingrat, trop long et trop boutonneux, trop dur.
— Oui, répond Mahaut en soutenant son regard.
Il prend son yaourt et l’empile sur le sien. Elle sourit.
Je continue d'adorer le ton de cette histoire et sa justesse émotionnelle. Je me souviens qu'une fois, sur un chapitre de Meutes qui parlait du divorce des parents d'Ismaël, je t'avais laissé un commentaire pour te dire que ça touchait des truc en moi mais qu'en même temps je "croyais" pas totalement à sa réaction. Eh ben là, avec la problématique du parent qui se recase (même si dans mon cas c'était donc un divorce et pas un décès, ce qui change beaucoup de choses), tu touches hyper juste à tous les niveaux. Ce refus absolu et cette culpabilité, ça me fait vraiment drôle de les retrouver écrites telles que je les ai vécues.
La scène avec Ilyas-Fulbert met du baume au cœur aussi : on n'est pas dans un monde imaginaire, mais y a quand même des gens sympas dans la vraie vie. Bref je continue d'aimer beaucoup, beaucoup !
Relevé en vrac :
- encore les accords des participes passés : "qui l’a accompagné* (ée) jusqu’à Lif" ; "La mère d’un copain m’a récupéré* (ée) à quatre heures" ; "entourée d’étagères remplit* (remplies) de cartons"
- "Fulbert lui propose un thé et n’attends* (n'attend) pas"
- "l’adolescent ennuyé" : je crois qu'utilisé comme ça, cet adjectif a un autre sens : on est ennuyé dans le sens embêté, contrarié, soucieux de quelque chose, non ? Je ne sais pas si je l'avais déjà lu tel quel dans ce sens-là, en tout cas. J'aurais mieux vu "l'adolescent qui s'ennuie" du coup.
À vite <3
J'ai fait le lycée, maintenant le collège, la fac avec les Arkans... Je vais bien finir par pondre un truc avec une école primaire en REP xD Un roman, une école.
Ouiii "c'est pas un monde imaginaire mais y a des gens sympas" c'est exactement le but de ces moments. La vie réelle, elle pue, mais elle a ses bons côtés aussi.
(Cette scène avec Théo avait une phrase en plus initialement mais c'était ultra MOCHE. Je vais donc chercher une tournure, ou un truc un peu plus direct pour effacer les possibles doutes qu'on peut avoir (mais ça me rassure quand même si tu me dis qu'avec le contexte, ça se comprend)
Alors Mahaut s'est fait un nouveau copain ? Théo ne semble pas lui rancunier, et il cherche plutôt à l'amadouer, ca peut devenir bien entre eux si ça continue comme ça.
Ah, et c'est bien d'en apprendre un peu plus sur la mère de mahaut, on sait quand elle est morte, et on devine que c'était un accident (sauf mauvais interprétation de ma part...)
Mais qui est la mystérieuse Alix?
Il y a encore à apprendre sur sa maman, j'espère que la suite te plaira.
Merci de ta lecture !