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Par maanu

« J’ai dit oui, bien sûr », raconta Élise avec un sourire doux.

    Martin continuait à la regarder sans rien dire, la laissait poursuivre son récit à son rythme.

    « Je n’avais rien compris à leurs histoires. Je sentais bien que c’était un peu bizarre et qu’il aurait mieux valu pour moi que je reste en dehors. »

    Elle haussa les épaules, esquissa une moue un peu émue.

    « Mais comment aurais-je pu dire non ?… J’ai dit à Léonie qu’effectivement je connaissais bien l’usine. Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas accompagné mon grand-père là-haut, mais j’avais souvent joué dans la cour, quand j’étais plus petite. Ça n’avait pas grand-chose d’amusant pour une enfant, cette grande cour grise, toute vide, où il n’y avait que des entrepôts fermés à double-tour et des adultes qui passaient là en me dévisageant d’un air étonné. Et puis mon grand-père n’aimait pas trop me voir traîner là. C’était une usine après tout. Il avait peur que je m’égare là où je n’aurais pas dû, ou que je tombe sur des objets dangereux, sur une machine, ce genre de choses… Alors il a arrêté de m’emmener avec lui, et moi j’en étais bien contente. Mais tout de même, je connaissais bien la cour. Et je savais qu’il y avait un moyen d’en sortir – ou d’y entrer – sans passer par les grilles. C’est ce que j’ai dit à Léonie et elle a eu l’air très intéressé. »

    Élise interrompit un instant son récit, les yeux vagues tournés vers un bouquet de pivoines, dans un coin de la pièce.

    « Je crois que j’ai bien fait d’accepter de les aider. Après tout, c’est à partir de ce moment-là que Léonie et moi on a vraiment commencé à se connaître. D’ailleurs c’est elle qui m’a proposé de les accompagner. Enfin, je crois que c’était surtout pour me prouver leur bonne foi, vous voyez ? Pour que je sache qu’ils n’avaient rien de mal en tête. »

    Elle eut un petit rire.

    « Alors une fois le genou de Basile soigné et le thé fini – pauvre Basile, je crois bien que cet après-midi-là a été un calvaire pour lui… -, je les ai tous accompagnés jusqu’au bout du jardin. Et on s’est donné rendez-vous le soir même, un peu à l’écart de l’usine, à l’heure où tous les employés seraient partis. J’ai dit à mon grand-père qu’ils m’avaient proposé d’aller à la plage avec eux, et lui était trop heureux de me voir sortir avec des gens de mon âge pour chercher à en savoir plus. Puis je les ai rejoints dans un petit coin à l’écart de l’usine, dans des bosquets où on pouvait observer sans être vus. On a regardé de loin les derniers ouvriers partir. Et puis quand il n’y plus eu une seule fenêtre d’éclairée, hormis celle du patron, et plus un mouvement nulle part, je les ai guidés jusqu’au mur d’un petit local à poubelles à ciel ouvert, derrière l’usine. C’était par là qu’on pouvait entrer. Le mur était haut, mais il y avait des pierres qui faisaient saillie. Maintenant que j’y pense, c’était quand même un peu dangereux… Si on avait réfléchi plus d’une minute on aurait peut-être renoncé. En tout cas on n’aurait probablement pas laissé Basile venir avec nous. Mais bon… Le fait est qu’on a tous réussi à arriver en haut. Et là c’était plus facile : les poubelles de l’usine étaient toutes alignées contre le mur, juste en-dessous de là où on était. Sans elles, on n’aurait pas pu sauter de l’autre côté sans se casser une jambe ou deux. C’était ces poubelles que j’avais repérées, quand j’étais petite. Je n’avais pas tenté l’expérience, à ce moment-là, mais je m’étais toujours dit que les poubelles étaient la faille de sécurité de l’usine... »

    Elle secoua la tête, vaguement amusée.

    « Les autres m’avaient dit que le mystérieux rendez-vous devait avoir lieu sur le plus petit des deux parkings, devant les bureaux de l’administration. Coup de chance, le local à poubelle donnait directement sur ce parking. On n’y voyait pas grand-chose, l’ouverture du local était étroite, mais c’était toujours suffisant pour attendre de voir arriver quelqu’un. »

 

***

    Arthur déplia tant bien que mal sa jambe ankylosée, avec une grimace de douleur. Du coin de l’œil, il vit le visage réprobateur de Léonie se tourner vers lui, mais il n’y prêta pas attention. Ils étaient venus avec de l’avance, sitôt l’usine endormie, pour être sûrs de ne pas rater le rendez-vous, et il commençait à regretter ce choix. Il ne comprenait pas comment les autres pouvaient rester aussi immobiles. Il avait les articulations à l’agonie. Surtout les genoux, repliés depuis vingt minutes derrière une poubelle, compressés entre ceux de Léonie et ceux de Félix.

    Même Élise était parfaitement silencieuse, regardait la petite ouverture, vers le parking, sans ciller un instant, d’une concentration sans faille. Elle ne devait pourtant pas comprendre grand-chose à ce qu’ils faisaient là. Il ne semblait pas à Arthur que Léonie ait pris le temps de l’informer de quoi que ce soit. Il avait du mal à saisir ce qui la motivait.

    Lui-même, il devait l’admettre, ne savait pas trop pourquoi il était venu. Plus il y pensait, plus tout cela lui semblait parfaitement ridicule. Ils savaient bien, tous, qu’ils s’amusaient à croire qu’il se passait quelque chose plus qu’ils n’y croyaient véritablement. À choisir, il aurait préféré retourner à la plage. Ils s’y seraient ennuyés, peut-être, mais au moins ils auraient pu étendre leurs jambes.

    Par-dessus le marché, il n’en pouvait plus de ne pas pouvoir parler. Discuter les aurait au moins distraits un peu de cette longue attente vide. Mais le moindre froissement de tissu, la moindre respiration un peu trop bruyante leur valaient un coup d’œil foudroyant de Léonie, qui n’aimait pas les choses faites à moitié, ou de Basile, terrorisé à l’idée qu’on les surprenne.

    Félix, depuis longtemps, avait posé sa tête contre le mur de pierres, derrière lui, et regardait le ciel, de plus en plus sombre au-dessus de leurs têtes. Arthur aurait voulu pouvoir l’imiter, mais une pierre derrière sa nuque jaillissait du mur comme un éperon aiguisé. La douleur dans son cou, qu’il devait tendre en avant dans un effort incessant pour ne pas se blesser contre la pierre, commençait à irradier peu à peu dans ses épaules et le haut de son dos. Cette attente lui semblait, de plus en plus, une véritable torture.

 

    Elle dura encore un quart d’heure. Puis, alors qu’Arthur n’allait pas tarder à s’en aller et à laisser ses amis continuer leur jeu sans lui, le grincement d’une porte, léger mais décuplé par le silence du soir, résonna un peu plus loin. Un mouvement de tension passa parmi eux. Ils se redressèrent – sauf Félix, qui s’arracha à sa contemplation et baissa brusquement la tête -, et eurent tous un mouvement en avant pour mieux voir, et surtout mieux entendre.

    Pendant quelques secondes, il n’y eut qu’un bruit de pas, lointain, nerveux, et qui ne semblait pas vraiment s’éloigner ni se rapprocher non plus. Certains parmi eux comprirent que quelqu’un faisait les cent pas. La peur d’être surpris les avait tous saisis et ils n’osaient plus, moins encore qu’avant, faire le moindre geste ou le moindre son.

    Puis le bruit de pas changea. Il se fit plus léger, plus statique. Quelqu’un piétinait sur place. Et les cent pas reprirent. Puis s’arrêtèrent, et reprirent encore, plus amples. Cette fois, ils purent apercevoir une silhouette, qui passa, pendant une fraction de seconde, dans le petit espace de visibilité que leur laissait l’étroite ouverture dans le mur. L’obscurité commençait à se faire dense et la silhouette était à une trentaine de mètres de leur cachette, mais ils purent tous reconnaître l’allure nerveuse et le costume mal ajusté du jeune patron de l’usine. Sa déambulation fiévreuse le ramena encore plusieurs fois dans leur champ de vision et ils purent l’observer davantage.

    Il avait une main plongée avec une fausse nonchalance dans l’une des poches de son pantalon et l’autre devant le visage, passant fébrilement sur son menton, puis sur sa nuque. Il jetait des coups d’œil incessants à sa montre, puis replongeait la main dans sa poche, et la ressortait presque aussitôt pour regarder encore le cadran, où rien n’avait eu le temps de bouger.

    Il semblait sur le point de défaillir d’angoisse et il leur parut, décidément, bien suspect.

 

    Et tout à coup, il s’immobilisa. Tourné vers un point qu’eux-mêmes ne pouvaient voir, il se transforma soudain. Ses épaules se redressèrent, ses mains cessèrent leurs mouvements fébriles et son visage, dressé en avant, s’illumina d’un sourire radieux, dans lequel ils virent une joie débordante et un soulagement infini.

    Il tendit ses bras ouverts devant lui au moment où de nouveaux bruits de pas parvenaient à leurs oreilles. Ceux-là résonnaient davantage, claquaient même, ils étaient plus assurés, et aussi plus empressés. Quelques secondes plus tard, une deuxième silhouette apparut devant eux, se jetant dans les bras du jeune patron.

 

***

    « C’était sa sœur ! dit Élise, dans un grand éclat de rire. La sœur d’Arthur, je veux dire. Héloïse. Elle avait commencé à travailler à l’usine depuis quelques semaines. À la comptabilité, il me semble. Ses parents lui avaient trouvé la place – ils travaillaient tous les deux à la scierie. Elle leur avait dit que ça se passait très bien, mais j’imagine qu’ils ne s’imaginaient pas que c’était à ce point... »

    Elle se laissa encore aller à quelques hoquets de rire, puis elle se mordit la lèvre en secouant la tête.

    « On était si gênés… dit-elle. On n’osait pas les regarder, vous imaginez bien. Ils en étaient déjà à s’embrasser à pleine bouche au milieu du parking. Mais on osait encore moins regarder Arthur, évidemment. Le pauvre ! »

    Elle faillit repartir dans un nouvel accès de rire, mais le souvenir du désarroi de son ami la retint.

    « Je n’imagine même pas ce qu’il a dû ressentir, de surprendre ainsi sa pauvre sœur. Et surtout qu’on ait tous été là pour la surprendre aussi… Je ne pourrais pas vous décrire sa réaction à ce moment-là, je n’ai pas pu le regarder. D’ailleurs je n’ai pas pu le regarder de la soirée, jusqu’à ce qu’on rentre tous chez nous. Les autres non plus, à mon avis. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’a pas dit un seul mot. »

    Elle esquissa une moue compatissante.

    « Mais sur le moment, le pire était qu’on était obligé de rester là, sans bouger, alors qu’Héloïse et le patron étaient devant nous à se murmurer des mots doux – qu’on entendait plutôt bien, si vous voulez tout savoir. Ça nous a paru une éternité, avant qu’ils ne se décident à quitter le parking pour rentrer à l’intérieur. Et je peux vous dire qu’on n’a pas cherché à savoir où ils allaient, ni pour quoi faire. Dès qu’on a entendu une porte se refermer derrière eux, on a bondi de derrière les poubelles et on a escaladé le mur en sens inverse. Ensuite on a couru jusqu’à nos vélos, on a grimpé dessus et on a pédalé. En entrant dans la ville on s’est vite souhaité une bonne nuit et on est parti chacun de notre côté pour rentrer chez nous. On avait toutes les raisons de ne pas épiloguer sur ce qui venait de se passer. On était gênés pour Arthur, évidemment, et puis je crois qu’ils avaient tous un peu honte de s’être fait tant de films pour rien du tout. »

    Elle s’interrompit un très court instant.

    « Les gens ont continué à parler, dans la ville. Sur la petite de l’hôtel, sur l’usine, tout ça. Certains ont continué à vouloir faire le lien – d’autant que ça ne s’est pas arrêté à la petite. Mais nous, on n’y a plus jamais cru. On avait bien conscience que de savoir que le patron aimait Héloïse n’était pas une preuve qu’il n’avait pas des activités louches, mais après l’avoir vu en amoureux transi, on avait du mal à le soupçonner de quoi que ce soit. »

    Elle s’arrêta encore, la mine vaguement attristée.

    « Ce qui m’inquiétait le plus, dit-elle finalement, c’était d’avoir peut-être raté ma seule occasion d’intégrer le groupe. C’était surtout pour Léonie, évidemment, mais tout de même j’avais été bien contente d’être invitée à passer la soirée avec eux. Même si ça ne s’est pas vraiment passé comme prévu. J’avais peur de ne plus jamais avoir la chance de lui parler encore... »

    Son regard se perdit un instant, mélancolique. Puis, très vite, elle se remit à sourire, en jouant avec son alliance.

    « Mais finalement tout s’est arrangé pour nous. J’ai eu l’occasion de la revoir. Assez vite après l’épisode de l’usine, pour tout vous dire. Pas dans les circonstances les plus heureuses, malheureusement... »

    Élise releva la tête vers Martin.

    « Les autres vous ont parlé de ce qu’il s’est passé à ce moment-là ? Pour la boulangère ? »

    Martin ne répondit pas. Comme à son habitude, il regardait dans le vide. Elle en conclut qu’on ne lui avait pas encore parlé de ça.

    « C’est arrivé tout de suite après. Au même moment, en fait. Félix et Basile ont même été parmi les premiers à l’apprendre. Il faut dire que c’est leur mère qui a été appelée. Ils vous ont dit qu’elle était médecin ? »

 

***

    Félix se retourna en voyant du coin de l’œil que Basile ralentissait l’allure et avait presque cessé de pédaler. Il l’interrogea du regard, vaguement impatient.

    « On devrait peut-être finir à pieds, suggéra son frère, sans qu’il comprenne bien pourquoi.

    -À pieds ? répéta-t-il. Pour arriver encore plus tard ?

    -On risque de faire plus de bruit avec les vélos.

    -Et alors ?

    -Et alors ce serait peut-être mieux de rentrer sans qu’ils nous voient... »

    Félix eut un rire railleur.

    « Idiot ! dit-il en pédalant de plus belle. Tu crois vraiment qu’ils ne se sont pas rendus compte qu’on n’était pas rentrés ? On leur a dit qu’on sortait avec les autres.

    -On leur a aussi dit qu’on ne rentrerait pas tard.

    -Va te plaindre à la sœur d’Arthur. Elle n’avait qu’à arriver à l’heure à son rendez-vous. »

    Concentré sur la route, il ne vit pas la rougeur monter aux joues de son petit frère.

    « Je dirai que c’était moi, si tu veux. Que tu voulais rentrer mais que j’ai insisté pour qu’on reste encore un peu. Ça te va ?

    -Oui, je veux bien. »

 

    Mais arrivés en vue de leur maison, ce fut Félix qui marqua un arrêt. Ils restèrent un instant l’un près de l’autre, un pied à terre, regardant les fenêtres, toutes éclairées. Ils échangèrent un coup d’œil inquiet. Chacun savait que l’autre était en train de se dire qu’à cette heure tardive leurs parents devraient être couchés depuis longtemps. Félix vit son frère froncer le nez et se hâta de se remettre en marche avant de lui laisser le temps de lui dire qu’il l’avait prévenu.

    Ils rangèrent leurs vélos et Félix prit bravement l’initiative de rentrer en premier, avec au cœur l’angoisse du soldat de première ligne. Une haute silhouette passa aussitôt devant lui, puis repassa. Leur mère, affairée, leur accorda à peine un regard. Elle allait et venait au milieu de la salle à manger, avec de grands gestes pressés, toute dépeignée.

    Leur père, un peu plus loin, se tenait debout, le long manteau de sa femme entre les mains, prêt à le lui enfiler dès qu’elle en aurait besoin. Il leur jeta un coup d’œil à la fois sévère et distant et leur lança, pour la forme :

    « Vous avez vu l’heure ? »

    Félix, qui sentait bien qu’il y avait là moyen de faire très vite oublier leur retard, s’empressa de demander :

    « Qu’est-ce qui se passe ? »

    Leur père eut une moue sombre.

    « Votre mère a été appelée pour une urgence. »

    Leur mère, à cet instant, se recoiffait rapidement devant le petit miroir de l’entrée. Félix et Basile sentirent bien qu’il y avait dans cette scène désordonnée quelque chose qui ne ressemblait pas aux autres appels que recevait parfois leur mère.

    « Pour qui ? » demanda Basile.

    Leur mère venait de finir d’attacher à la hâte ses longs cheveux et allait vers leur père.

    « Attention ! » s’écria soudain celui-ci en tendant brusquement le bras pour maintenir en place un vieux vase bleu que sa femme, dans ses mouvements empressés, avait percuté.

    Elle eut aussi un mouvement en avant, horrifiée, puis porta une main à son cœur. Félix et Basile eux-mêmes avaient senti leur poitrine faire un bond. Ce vase était probablement l’objet que leur mère chérissait le plus dans cette maison. Les récits familiaux leur avaient appris qu’il avait trôné pendant des décennies sur le buffet de la maison de leur mère, quand elle était petite fille, et que sa propre mère le lui avait donné à la mort de son père. Depuis, elle y tenait plus qu’à n’importe quoi, comme si elle avait emprisonné là-dedans toute l’essence de son enfance.

    « C’est pour Isabelle, dit leur père une fois le vase sauvé, pour répondre à Basile.

    -C’est qui, Isabelle ?

    -La boulangère, répondit leur mère en laissant son mari lui enfiler son manteau. Vous savez bien. »

    Basile ouvrit la bouche dans une mine affectée. Sa mère ajusta son manteau, dégagea ses cheveux du col et le ferma devant elle. Puis elle adressa un petit sourire à Basile en s’avançant vers lui pour l’embrasser sur la joue.

    « Ne t’inquiète pas, lui dit-elle en embrassant aussi son aîné. Ça devrait aller. »

    Mais l’expression sombre de leur père, qui demeura sur son visage quand leur mère eut refermé la porte d’entrée derrière elle, les conforta dans leur impression que ça n’irait pas. Ils s’en sentirent tous les deux plus tristes qu’ils ne l’auraient cru. Ils aimaient bien la boulangère, même s’ils ne retenaient pas son prénom. Elle était gentille.

    « C’est le mari qui a appelé. Gilles. Je n’ai pas entendu ce qu’il disait, mais votre mère avait du mal à en placer une. Je crois bien qu’il était complètement paniqué. Ça n’allait pas du tout, il ne savait pas quoi faire. Son premier réflexe a été d’appeler votre mère, puisque c’est elle qui les soigne tous les deux depuis des années. Mais elle lui a dit d’appeler une ambulance. Il a raccroché pour faire ça, mais elle a voulu aller voir par elle-même. Elle ne m’a pas dit grand-chose mais j’ai l’impression que votre mère aussi était très inquiète. »

 

***

    Martin resserra son manteau contre lui. Il ne savait pas trop si c’était à cause du temps, ou si on avait toujours plus froid dans les cimetières.

    Il se dit qu’il n’avait jamais vu une tombe aussi soignée que celle qui se trouvait devant lui. Le marbre noir reluisait. Pas une feuille morte n’y traînait, pas une mauvaise herbe poussant au milieu des graviers, autour de la pierre tombale. Trois gros bouquets trônaient, placés avec une parfaite harmonie, brandissant leurs fleurs fraîches, éclatantes. Cette tombe-là était un point de couleur au milieu des pierres grises, entre les graviers blancs et le ciel terne. Il se demanda si cela la rendait plus gaie que les autres ou plus triste encore.

    Il lui semblait deviner la silhouette de celui qui venait ici chaque jour, frottait le marbre, arrosait, arrachait les fleurs fanées et chassait les saletés, pour la femme qui était morte vingt ans plus tôt.

    Martin ne voulait pas rester longtemps. Il était comme tout le monde, il n’aimait pas les cimetières. Venir ici ne l’avançait à rien, d’ailleurs. Il avait seulement eu envie, avant de découvrir la suite du récit de Félix, d’avoir une pensée pour celle qui avait été la première victime de tout cela.

    Il était attendu par Félix un peu moins d’une heure plus tard. Il devait lui raconter la mort de la boulangère – qu’il continuait d’ailleurs à appeler ainsi, n’utilisant jamais son prénom, que Martin venait de découvrir sur la tombe. La discussion promettait d’être bien moins légère que lorsqu’on ne faisait encore que lui raconter des histoires d’adolescents qui s’ennuyaient. Il approchait de ce qu’il était venu chercher, mais pour autant il n’en éprouvait aucune hâte. Peut-être aurait-il finalement préféré qu’on en reste aux jeux d’enfants.

    Il frissonna encore une fois, les bras croisés devant lui, puis remonta son col autour de sa nuque. Il adressa un dernier regard et une dernière moue navrée à la tombe étincelante et s’empressa de se remettre en mouvement. Il marcha rapidement vers la haute grille du cimetière, sans un regard pour les autres pierres, en se disant qu’il reviendrait peut-être un peu plus tard.

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itchane
Posté le 28/10/2023
Hello,

Ohlala, pauvre Arthur, c'est tellement embarrassant cet instant ! J'avoue avoir un peu rigolé, comme Elise adulte, mais ensuite le drame arrive très vite, créant un fort contraste.
C'est vraiment intéressant cette narration dans laquelle les enfants enquêtent sur une mauvaise piste puis se désintéressent lorsqu'il faudrait insister. C'est assez différent des narrations classiques où les enfants ont tendance à avoir toujours un peu raison sur les adultes, de façon parfois peu réaliste.

Je suis comme Martin, j'ai hâte de découvrir ce qui est arrivé à la boulangère et en même temps j'aurai peut-être bien aimé en rester aux jeux d'enfants, car cette fois la gravité fait véritablement son entrée dans le récit, plus de doute possible, l'ambiance a encore tourné.

J'ai hâte de découvrir la suite : )
maanu
Posté le 29/10/2023
Effectivement, petit changement d'ambiance... ^^ Il faut dire qu'on approche peu à peu de la fin ;)
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