7. attente (Marthe)

Notes de l’auteur : Je n'avance pas beaucoup ces temps-ci, mais voici tout de même un chapitre.

La bibliothèque de l’université. C’était vraiment bien payé. Chaque soir, elle venait ranger les livres qui avaient été lus pendant la journée. C’était loin d’être le travail de ses rêves, mais elle n’allait pas dire non à deux glandors par octaine en échange de presque rien. En plus, elle bénéficiait d’un accès libre et illimité aux ouvrages qui y étaient conservés. Marthe n’était pas une grande lectrice, mais il y avait vraiment des livres sur tous les sujets possibles et imaginables. Même des livres de cuisine.

Bien sûr, cela aurait été mieux d’être embauchée dans un restaurant. Elle avait d’ailleurs démarché quelques-uns d’entre eux ; mais la plupart ne souhaitaient pas avoir de cuisinières, seulement des cuisiniers. On lui avait bien proposé une place de serveuse, mais cela ne l’intéressait vraiment pas. Alors, en journée, elle continuait de travailler pour Nous Savons.

Il lui coûtait de participer à cette entreprise criminelle. Elle avait l’impression de se rendre complice de leurs enlèvements rien qu’en signant leur registre tous les matins. Mais d’un autre côté, elle avait hâte d’assister à leur chute. En restant chez eux, elle serait aux premières loges. Elle aurait presque amené du pop-corn au travail si ces friandises avaient existé dans l’Empire féerique.

Mais les jours passaient et aucun inspecteur ne se montrait.

Pourtant, il y avait tout ce qu’il fallait pour provoquer leur chute. Marthe avait pu relire le dossier final avant de signer : Nous Savons prétendait nettoyer vingt-six maisons par jour avec une dizaine d’employés à temps plein, alors qu’en réalité ils atteignaient difficilement la vingtaine de maisons par jour, et ils avaient parfois plus de trente nettoyeurs à payer. Ils ne déclaraient pas les primes versées pour ceux qui acceptaient de travailler le Jour du Seigneur ; ils prétendaient payer un demi-glandor les enfants qui travaillaient six jours par octaine, alors que les enfants ne travaillaient en fait que cinq jours ; et, comme le citoyen Pierre l’avait montré, ils gonflaient les revenus que leur rapportaient les entreprises. Ils trichaient vraiment à tous les niveaux.

Cela faisait plus de dix mille glandors de différence entre la théorie et la réalité.

D’autre part, Marthe n’était pas peu fière des informations qu’elle avait réussi à obtenir de son côté. Cela n’avait, en fait, pas été très compliqué. Il lui avait suffi d’expliquer la situation à tous les Frères et Sœurs de la ville ; ceux-ci avaient accepté de passer une annonce à la prière du Jour du Seigneur, et quelques jours plus tard, Marthe était revenue chercher les résultats. Les fées n’étaient pas les seules à avoir un système d’information efficace.

Mais l’heure n’était pas à la vantardise. Pas quand, à chaque pleine lune, un nouvel enfant disparaissait.

Alors, chaque jour où elle travaillait pour ces malfrats, Marthe se répétait en boucle les prénoms des enfants disparus. Onyx, Chaussette, Anaïs, Hérisson, Nougat, Isabeau, et depuis quelques jours, Gaëtan. Plaise à Dieu qu’il n’y en ait pas un huitième !

 

Elle sortit la tête du four et toussa pour évacuer la suie de ses poumons. Elle se portait toujours volontaire pour nettoyer le four, parce que c’était dangereux et qu’elle avait appris comment faire à la boulangerie. Nous Savons n’était pas du genre à enseigner les règles de sécurité à ses employés. Marthe n’était même pas sûre que les contremaîtres soient au courant des risques que l’on prenait en récurant les fourneaux. Tout ce qui comptait pour l’entreprise était que le ménage soit bien fait. Si l’un des nettoyeurs se brûlait ou s’abîmait les poumons au point de ne plus pouvoir travailler, ce n’était pas grave pour eux, il suffisait d’en embaucher d’autres. Cette façon de faire écœurait Marthe, mais c’était parfaitement légal dans l’Empire.

Heureusement, le trafic d’enfants ne l’était pas.

Marthe s’était renseignée à la bibliothèque : citoyen ou non, la majorité était à 16 ans. Avant cet âge, on ne pouvait en aucun cas être vendu. Même les enfants d’esclaves bénéficiaient d’une forme de protection pendant leur minorité. Quant aux esclaves majeurs, ils ne pouvaient pas non plus être vendus n’importe comment. Si la transaction n’était pas validée par l’administration, vendeur et acheteur risquaient tous deux une lourde amende. C’était encore pire si la personne vendue était supposée être libre. Marthe avait toujours pensé que l’Empire ne se souciait pas de la plèbe, et elle ne s’attendait pas à une telle sévérité envers ceux qui auraient l’idée de les réduire en esclavage ; mais seul l’Empereur ou ses représentants avaient le droit de modifier le statut d’un de ses sujets. Usurper le rôle de l’Empire était une offense grave. Les hauts gradés de Nous Savons, en vendant des enfants sans autorisation, s’exposaient à être eux-mêmes marqués esclaves et vendus comme tels. Marthe avait beau ne souhaiter à personne d’être esclave, elle ne pouvait s’empêcher d’espérer que les coupables soient punis comme ils le méritaient.

Elle réalisa alors que, toute à ses réflexions, elle s’était interrompue dans son travail. Elle se reprit immédiatement et se versa un grand seau d’eau sur la tête. En plus de la réveiller, cela la décrasserait un peu : elle avait de la suie dans les cheveux, et elle devait bien s’en occuper si elle ne voulait pas en mettre partout. Après quoi elle attrapa la serpillière et s’attaqua au dallage de la cuisine. Et en frottant, elle se répétait les prénoms des enfants disparus : Onyx, Chaussette, Anaïs, Hérisson, Nougat, Isabeau, Gaëtan.

C’était un travail fatiguant, et vraiment mal payé. Une maison le matin, une l’après-midi, tout cela pour seulement cinquante centimes de glandor. Alors certes, ils étaient quatre ou cinq par maison, mais il ne s’agissait pas que de passer le balai. Il fallait vraiment tout nettoyer : les sols, les murs, les fenêtres, les étagères, même les gouttières. Et si le contremaître ou le propriétaire trouvait un défaut dans le travail effectué, les nettoyeurs pouvaient perdre une partie de leur salaire. Ainsi, ils devaient se surveiller entre eux, et il n’y avait aucune once de solidarité : celui qui tirait au flanc se voyait rabroué, non pas par les patrons, mais directement par ses collègues. D’ailleurs, Marthe aperçut le petit Noir à jouer avec le plumeau :

« Noir ! Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu as fini les étagères ? Eh bien passe aux meubles du salon ! »

Ce n’était pas facile pour le moral de houspiller ainsi un gamin de six ans, mais la charge de travail était déjà suffisamment lourde comme cela. Alors si elle devait en plus se charger des corvées du petit…

Heureusement, il n’aurait pas à continuer lesdites corvées longtemps. D’ici un jour ou deux, la justice allait révéler les malversations de Nous Savons et l’entreprise allait fermer. D’ici un jour ou deux…

Mais les jours devenaient des octaines et aucun signe ne laissait présager que les administrateurs s’occupaient du dossier du citoyen Pierre.

 

Un peu avant la pleine lune, il y eut du nouveau. Non pas concernant Nous Savons, mais plutôt pour elle-même. En rentrant de la bibliothèque, elle remarqua, sur une devanture de bar, une affiche avec une barre rouge. Ce symbole était le signe d’une offre d’emploi ; la plupart des travailleurs du district ne savaient pas lire, mais ils connaissaient tous la signification de la barre rouge.

Marthe, qui, elle, savait lire, s’approcha du bar et déchiffra l’annonce. Le bar, qui s’appelait le Mauvais Goût, recherchait un préparateur ou une préparatrice pour les cocktails qui soit disponible tard le soir. C’était sa chance ! Ni une, ni deux, elle poussa la porte du bar.

Le patron, un elfe barbu en habit rouge, l’accueillit avec un large sourire. De toute évidence, elle faisait l’affaire. Elle lui fit part de sa motivation, de ses contraintes horaires, et aussi de ses difficultés avec le bruit ; il lui répondit qu’il n’y avait aucun problème, on n’avait pas besoin d’elle trop tôt, et si elle restait dans la cuisine, elle serait tranquille. Il lui montra la carte des boissons, l’étagère avec les perles de rosée, la glacière où l’on conservait le lait de monoptère, le pot à feuilles de menthe, ainsi que le vase rempli de ce qu’il appelait de l’alcool. Marthe trouvait que cela avait une odeur de désinfectant, mais le patron lui assura que c’était préparé à partir de fruits et elle ne posa pas de questions.

En une soirée à peine, elle apprit énormément. Sirops, jus, épices, infusions, mélanges, décorations, ce qui plaisait aux clients, ce qui ne plaisait qu’à quelques rares énergumènes à l’air louche ; ce qui était à la mode, ce qui avait été à la mode, ce qui revenait à la mode, ce que les jeunes de notre génération méprisaient alors que c’était une tradition ancestrale, ce qu’ils osaient aimer alors que c’était vraiment une impardonnable faute de goût. Le patron était assez extrême dans ses opinions, mais Marthe se dit qu’il connaissait son métier et se contenta de préparer ce qu’on lui disait. Elle prit vite le coup de main et au fil de la soirée, ses gestes se faisaient de plus en plus assurés, de plus en plus rapides et de plus en plus efficaces.

Mais alors que la nuit était bien avancée, le patron se faufila derrière elle, l’enlaça et plaça ses mains sur ses seins.

« Eh ! »

Marthe se dégagea d’un coup de coude bien placé.

« Qu’est-ce que vous fabriquez ?

- Sale donzelle mal élevée ! Tu devrais t’estimer heureuse que j’ai accepté de t’embaucher, tu devrais me remercier de m’intéresser à toi ; mais au lieu de cela, tu me repousses ? Eh bien ! Termine donc la vaisselle, puisque tu ne sais faire que cela ! »

Marthe exécuta l’ordre, puis réclama son salaire et quitta le bar. Le travail lui avait bien plu, mais il était hors de question qu’elle revienne.

Alors le lendemain, elle retourna à Nous Savons.

 

L’incident du Mauvais Goût avait toutefois eu pour effet de la mettre de fort mauvaise humeur. Ces hommes de l’Empire qui se croyaient tout permis ! D’autre part, les jours passaient, la lune décroissait déjà. Marthe s’impatientait de plus en plus. L’affaire était supposée être réglée à la précédente nouvelle lune, cela faisait plus de deux octaines de retard ! Alors, un soir, avant son travail à la bibliothèque, elle partit à la recherche de l’étudiant Pierre.

« Citoyen ! Que se passe-t-il ? Pourquoi rien n’a été fait ?

- C’est vrai que c’est curieux. Je m’attendais à ce que la procédure soit beaucoup plus rapide. Je vais voir où cela en est. »

C’est curieux ? Je vais voir où cela en est ? Une telle désinvolture exaspérait Marthe. Évidemment, il n’en avait pas grand-chose à faire de Nous Savons, lui. De son point de vue, c’était juste une addition qui ne tombait pas juste. Ce n’était pas comme si sa petite sœur, sa seule famille restante, avait disparu depuis presque deux lunes. Ce n’était pas comme si, parmi les enfants qu’il côtoyait presque tous les jours, l’un d’eux risquait de s’évaporer Dieu-savait-où. Ce n’était pas comme s’il était directement concerné par l’affaire. D’ordinaire, Marthe passait sa rage sur les saletés les plus tenaces, mais cela n’était pas possible à la bibliothèque. Les livres étaient fragiles et il fallait les manipuler avec délicatesse. Cela l’exaspéra d’autant plus : on se préoccupait davantage d’un tas de feuilles de papier que d’enfants disparus ! Alors quand l’étudiant la retrouva, elle était vraiment en rogne.

La nouvelle qu’il avait à lui annoncer n’était pas pour lui plaire.

« Le dossier s’est perdu, l’informa-t-il d’un ton pincé. On l’a retrouvé au fond du tiroir du bureau de censure des blagues vaseuses. Cette fois-ci, je l’ai transmis directement au juge Persil. Il s’en occupera.

- Le dossier s’est perdu ? Et vous prétendez que votre administration est efficace ? »

Elle tourna précipitamment les talons avant de risquer de dire quelque chose qu’elle pourrait regretter. Enfin, c’était déjà trop tard. Comment avait-elle osé parler de la sorte à un administrateur ? Mais d’un autre côté, l’injustice de la situation la révoltait. Pour réduire en esclavage une honnête apprentie qui n’avait fait qu’une maladresse, il suffisait de demander, mais lorsqu’il s’agissait d’une entreprise riche et prospère, peu importait la quantité de preuves apportées, il n’y avait plus personne. Juste un petit étudiant vaguement intéressé par la situation.

Ses pas la menèrent au temple. Elle se jeta à genoux devant l’autel et éclata en sanglots. Seigneur, qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Elle n’était qu’une petite de quinze ans, comment était-elle supposée protéger tous les enfants de la ville ?

« Eh toi ! Va donc décuver ailleurs, c’est un lieu sacré ici ! »

Marthe se retourna.

« Sœur Rose ?

- Marthe ! Pardonne-moi, je ne t’avais pas reconnue. Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Elle haussa les épaules. Elle n’avait pas envie d’en parler.

« Que signifie : décuver ? » demanda-t-elle plutôt.

Sœur Rose soupira.

« Évidemment, tu as grandi dans les montagnes libres, tu ne connais pas cela. Mais dans l’Empire… certaines personnes font fermenter des fruits pour en tirer de l’alcool. Ensuite, ils le boivent, ils s’empoisonnent avec et ils deviennent comme fous. Décuver, cela signifie laisser son corps évacuer le produit jusqu’à retrouver une pleine maîtrise de soi.

- C’est donc cela, l’alcool ? Un poison qui rend fou ? »

Marthe confessa à la Sœur qu’elle avait, en toute ignorance, donné de cette substance à des clients.

« C’est regrettable, en effet, mais tu n’as pas à t’en vouloir. Tu ne savais pas ce que c’était. Contrairement à l’immense majorité des gens ici.

- Comment ? Ils savent ce que c’est, mais ils en boivent quand même ? Pourquoi commettre une telle idiotie !

- Je ne sais pas. Certains par défi, pour prouver à leurs amis qu’ils en sont capables. Certains parce qu’ils sont incapables de s’amuser autrement. D’autres, parce qu’ils sont tellement malheureux qu’ils préfèrent se détruire plutôt que de rester dans leur malheur. »

Marthe baissa la tête. Préférer se détruire plutôt que de rester dans son malheur… Elle devait avouer que l’idée était tentante. Mais elle devait écarter cette idée.

« Eh bien moi, je ne me détruirai pas. Comment retrouverai-je ma petite sœur si je m’empoisonne ?

- Excellente résolution, Marthe ! D’ailleurs, les démarches avancent ?

- Oui ! Il y a eu un problème, le dossier s’est perdu, mais l’étudiant a réussi à relancer la procédure. »

Voilà. Ne surtout pas penser à la désinvolture de l’administration. Ne surtout pas penser aux cinq octaines qui s’étaient écoulées depuis la disparition d’Isabeau, à la très faible probabilité que l’on parvienne à retrouver sa trace après tout ce temps. Penser uniquement au citoyen Pierre qui avait retrouvé le dossier perdu. Nous Savons arrêterait très bientôt d’enlever des enfants.

 

Le surlendemain, en arrivant au bureau où l’on distribuait les tâches, elle vit que l’enquête avait bel et bien été relancée. Un administrateur, en habit noir brodé d’argent, discutait avec le comptable. À son habit, Marthe estimait qu’il était raisonnablement bien placé dans la hiérarchie. Pas un chef, mais pas un subalterne non plus. Mine de rien, la jeune fille s’approcha et tendit l’oreille.

« … des irrégularités dans les sommes versées par les entreprises qui font appel à vos services, disait l’administrateur. Il semblerait que certaines paient moins cher que les tarifs que vous communiquez à l’administration. Comment expliquez-vous cela ?

- Mince ! répondit le comptable. Vous avez raison, nous avons oublié d’appliquer les nouveaux tarifs à certains de nos anciens clients. C’est l’inflation, vous savez, le prix du savon a augmenté, nous devons aligner nos prix là-dessus. Merci beaucoup d’avoir signalé cette étourderie, je vais rectifier cela immédiatement.

- D’autre part, je compte dix-neuf nettoyeurs présents aujourd’hui ; dans vos comptes de l’année dernière, vous indiquez n’en employer qu’une douzaine.

- Cela est vrai, Nous Savons est en croissance. Depuis l’annexion du district 10, de plus en plus de travailleurs nous rejoignent. Cela nous permet de répondre plus rapidement aux demandes de nos clients.

- À propos de clients, vous déclariez un rythme de vingt-six maisons par jour en moyenne. Comment pouviez-vous atteindre de tels chiffres avec seulement douze nettoyeurs ?

- Douze nettoyeurs adultes, Votre Honneur. Vous n’êtes pas sans savoir que nous proposons aussi aux enfants de travailler chez nous, après l’école. Ils ne sont pas comptabilisés de la même manière.

- Je vois. Merci pour les éclaircissements, citoyen, et pardonnez le dérangement. Bonne journée à vous ! »

Et l’administrateur de se diriger vers la porte. Pardon ? Marthe n’y croyait pas. Nous Savons allait-elle s’en tirer aussi facilement ? L’inflation, les immigrés ogres et les travailleurs enfants ? Quelles excuses absurdes ! Dans quel univers acceptait-on les yeux fermés n’importe quel mensonge inventé par l’accusé, sans même chercher à vérifier ? Et surtout, pourquoi l’administrateur n’avait-il pas mentionné les disparitions ?

« Attendez ! Votre Honneur ! Et les enfants qui disparaissent ? N’allez-vous rien faire pour les enfants qui disparaissent ? »

Elle tenta de courir sur les traces de Son Honneur ; mais une main l’empoigna par l’épaule et la retint. C’était l’un des contremaîtres.

« Les enfants qui disparaissent ? Qu’est-ce que tu racontes, toi ? »

Marthe, oubliant toute prudence, entreprit de lui asséner ses quatre vérités.

« Je sais que vous enlevez des enfants ! Onyx, Chaussette, Anaïs, Hérisson, Nougat, Isabeau et Gaëtan. Ils ont tous disparu alors qu’ils travaillaient chez vous. À chaque nouvelle lune, il y en a un qui disparaît ! Et vous essayez de justifier l’argent que vous tirez de ce trafic en trichant sur vos comptes ! Vous êtes immondes !

- Pour qui te prends-tu ? répondit le comptable. Essaierais-tu de salir la réputation de l’entreprise ? Ou bien crois-tu vraiment que nous sommes responsables de tous les enfants qui peuvent se perdre dans les rues ? Allez ouste, nous n’avons besoin ni d’une calomnieuse ni d’une folle ! »

Sur un signe du comptable, le contremaître lui empoigna le bras et tenta de la traîner dehors. Mais Marthe résistait de tout son poids d’ogresse, et continuait à s’insurger :

« Je ne mens pas ! Les comptes sont truqués ! Vous êtes des menteurs et des fraudeurs ! »

Ils durent s’y mettre à trois pour la mettre dehors. Ils la jetèrent sur le pavé, puis fermèrent la porte et la barrèrent d’une grosse poutre de bois.

 

Assise par terre, hébétée, Marthe réalisait à peine ce qui venait de se passer. Elle avait lutté… mais tous ses espoirs venaient de s’effondrer. Cela lui rappelait le jour de la signature du traité de paix. Le jour où son royaume avait officiellement cessé d’exister, le jour où Sa Majesté avait reconnu que lutter ne servirait plus à rien.

Et le jour où elle-même avait accepté, en son for intérieur, de céder. De renoncer à se battre pour ce qu’elle avait irrémédiablement perdu. De ne pas chercher à défendre les dernières miettes qui lui restait de leur royaume, accepter qu’elle ne reverrait pas son père, et faire au mieux pour elle et Isabeau. Fallait-il, cette fois aussi, déclarer forfait et abandonner définitivement tout espoir de retrouver sa sœur ?

Mais elle ne pouvait pas. Son père, il s’en était allé de son propre chef. C’était lui qui avait choisi de s’engager dans une guerre perdue d’avance. Et elle avait eu presque trois ans pour s’accoutumer à son absence. Son père, elle avait pu accepter de le perdre. Alors qu’Isabeau… Ce n’était qu’une enfant de huit ans. Elle n’avait rien demandé à personne. Et puis, Marthe était responsable d’elle, elle devait veiller sur sa petite sœur. Quelle raison avait-elle d’être, sinon ?

Et puis, on lui avait donné de l’espoir. Isa avait disparu sans avertissement, et l’étudiant lui avait dit qu’on pourrait la retrouver. L’étudiant ? Marthe rit de sa naïveté. L’Empire qui lui avait pris son père, allait-il lui rendre sa petite sœur ? Au final, c’était exactement la même chose. L’Empire était venu avec une armée et avait pris les soldats, Nous Savons était venue avec de l’argent et avait pris les enfants. Pourquoi était-elle allée prêter une moralité à l’Empire ? Parce qu’il avait la décence d’annoncer clairement les méfaits qu’il commettait ? De déclarer la guerre en bonne et due forme, puis de faire signer officiellement l’ordre de déportation des ogres de l’armée ? Mais des criminels assumés n’en restaient pas moins des criminels.

Marthe était bête de les avoir crus, elle était lâche d’avoir abandonné son peuple, et maintenant, elle en payait le prix. Toutefois, le sort s’était-il montré plus clément envers ceux qui étaient restés ? Elle se remémora la silhouette de Solange, au milieu du convoi d’esclaves. La femme était restée, et elle aussi, elle avait perdu. En fait, il n’y avait pas de solution…

Elle essuya ses larmes et contempla le monde. Devant elle, la Chevelue coulait tranquillement. Et au-dessus des eaux, dans la lumière du matin, un pâle croissant se détachait sur le ciel clair. C’était la lune. C’était le dernier croissant.

Alors Marthe sut ce qui lui restait à faire.

Même sur les pavés des villes impériales, les fleurs des montagnes ne fanaient pas.

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