8. Pouvoir agir

Par Elka

— Alors, cette reprise du collège ?

— Correcte.

— Ce n’était pas trop… perturbant ?

— Non, ça va.

— Je peux me permettre une remarque, Mahaut ?

— Ben… oui.

— Tu me dis toujours que ça va, mais ta posture et ton expression montrent le contraire. Tu sais que rien de ce que tu me diras ne sortira de ce cabinet, n’est-ce pas ?

— Oui oui. Ça va.

— D’accord. Tu as retrouvé des amis d’avant ton accident ?

— Non. Enfin, oui… Enfin. J’avais pas vraiment des amis avant l’accident. Y a Romain qui me parlait et c’est tout.

— Qui est Romain ?

— Mon voisin. On est potes maintenant. Il… il est venu me voir quand j’étais dans le coma. Papa dit qu’il avait apporté un bouquet.

— C’est une attention très gentille. Tu dis que vous n’étiez pas amis à ce moment-là, mais il devait tenir à toi d’une façon ou d’une autre.

— Je pense que je lui faisais pitié.

— Et maintenant, tu crois que tu lui fais toujours pitié ?

— Je sais pas. Non. Non, je crois pas. Enfin, j’espère pas.

 

Chapitre 8

Pouvoir agir

Le regard de Mahaut furète discrètement en direction de son père, qui conduit. Son index marque le rythme de la musique sur le volant, sa bouche se pince comme il se retient de chanter et sa tête oscille imperceptiblement. Elle observe son père à la dérobée et se demande s’il a retrouvé Sophie pendant qu’elle était chez la psy.

Ses séances durent trois quart d’heures. Il la dépose toujours un peu avant et arrive quelques minutes après la fin. Une heure, c’est peut-être assez pour la rejoindre chez elle ou au café, pour l’embrasser, se plaindre de sa fille, lui toucher la main et lui sourire. Il pense à sa femme quand il fait ça ?

Elle se demande s’il compte lui en parler un jour, si elle compte lui en parler un jour.

— Tu veux rentrer tout de suite ? propose son père une fois au feu rouge. On peut faire un tour en ville, si tu veux.

Elle va refuser mais se mord la lèvre. Si elle dit non, elle verra des nuages d’orage dans les yeux de son père. Elle songe que plus elle le rejette, plus il se réfugie chez Sophie.

— Okay, concède-t-elle.

Il a l’air surpris. Agréablement. Une petite étincelle chaleureuse crépite dans le véhicule. Le ciel a presque l’air plus bleu, le soleil plus chaud, les gens plus souriants. Mahaut regarde l’extérieur, les décorations de Noël tendues entre deux lampadaires, les peupliers qui marquent les quatre coins du skatepark, leurs ombres qui se balancent sur les trois skateurs lancés sur la rampe. Deux garçons et une fille.

Une fille aux longues tresses qui s’échappent de son casque, à la peau noire sous son sweat, aux mouvements sûrs et à la silhouette généreuse. Que ce soit ici ou à Fort-Levant, avec une planche ou un arc, Alix dégage toujours cette assurance qui la rend magnifique.

 

Avec un téléphone portable, Mahaut aurait prévenu Romain immédiatement. Mais elle a refusé, et ne peut s’en prendre qu’à elle-même. De toute façon, tandis qu’elle marche à une allure nerveuse vers le skatepark, elle commence à se dire que Romain n’aurait pas été si intéressé que ça.

Il a peut-être juste suivi son délire pour être sympa.

Parce que c’est son ami. Parce qu’elle lui fait pitié.

Elle ralentit, regarde le bout de ses baskets et le sac en papier au bout de son bras. Son père a accepté qu’elle reste un peu plus longtemps en centre-ville pour qu’elle s’achète un livre. Elle a supplié, et s’il a toujours peur qu’elle rentre seule, elle le sait content de la voir retrouver de l’indépendance.

Elle inspire profondément, comme a dit la psy. Elle inspire ses émotions négatives et ses pensées poisseuses, et les expire longuement. Elle rabat ensuite sa capuche sur ses cheveux chignonnés et reprend sa route.

Alix est encore là.

Ça fait presque trois heures, elle a troqué son sweat noir contre un gilet blanc, il n’y a plus personnes et les guirlandes lumineuses ont remplacé les ombres, mais elle est là.

Mahaut se fige et l’observe alors que dans son corps, c’est la tempête. Alix fait la rampe en forme de U encore et encore, défie la gravité et repart plus vite, arrive plus haut. Au bruit de roulement se mélange celui des perles qui s’entrechoquent. Mahaut est trop loin, mais le souvenir lui revient. Cent fois elle a entendu les breloques de son amie cliqueter pendant qu’elle courait, tirait à l’arc ou riait.

La nuit tombe, la fraîcheur s’intensifie, le sourire d’Alix s’éclaire. Finalement, elle s’arrête, redescend de la structure la planche sous le bras. Elle s’approche de Mahaut, ses yeux dans les siens, et elle se rappelle de respirer.

— T’es perdue ?

Le ton est agressif, la voix grave. Rien à voir avec Alix. Mahaut se rappelle à la réalité.

— Non.

— Tu m’observes depuis tout à l’heure.

— Je t’ai trouvé géniale.

La fille qui n’est pas Alix l’observe avec une légère surprise. Mahaut est contente d’avoir pu s’exprimer honnêtement ; peut-être qu’elle ne la reverra jamais, elle veut en profiter.

— Je t’avais déjà remarqué y a deux mois, avoue-t-elle.

— T’es flippante, tu le sais, ça ?

— Désolée.

La fille regarde à droite et à gauche, s’approche davantage.

— Sûre que t’es pas perdue ? insiste-t-elle.

— Je vais prendre le bus juste là-bas, assure Mahaut en désignant l’arrêt un peu plus loin.

Le regard de la fille s’y porte, revient sur Mahaut. Elle n’est plus méfiante ou brusque, elle est devenue sérieuse. Elle est proche maintenant, et Mahaut découvre des choses qu’elle n’a pas pu voir à distance : la montre au poignet, le mascara, le piercing à l’oreille.

— T’es jeune pour rentrer toute seule, non ?

— Mais non ! J’habite pas loin en plus.

— T’es pas en train de fuguer, hein ?

Elle l’observe de bas en haut. Mahaut laisse passer quelques secondes, abasourdie. Fuguer ?

— Mais non ! répète-t-elle quand elle sent que son silence l’inquiète. Je… Je peux te filer mon adresse ou le numéro de mon père ou…

Elle fronce les sourcils, se reprend :

— Mais en fait, ça te regarde pas !

— Hé, c’est toi qui me fixe comme un chiot depuis tout à l’heure !

Une sonnerie de téléphone les interrompt, une musique rock qui se fait entendre malgré la circulation à côté. Celle qui n’est pas Alix lâche :

— Merde, mon sac !

Elle abandonne sa planche et se précipite vers le U, récupère un sac sur le banc et Mahaut l’entend se disputer avec quelqu’un au bout du fil. Elle raccroche sur un « okay, ouais » qui aurait fait chauffer les oreilles du père de Mahaut, et va récupérer sa planche.

— Je me casse, dit-elle avec une aigreur nouvelle. Rentre chez toi, il est tard.

— J’ai douze ans ! s’emporte Mahaut.

Elle commence à en avoir assez de devoir répéter ou justifier son âge. Le regard que lui renvoie la fille la cloue sur place.

— T’es pas beaucoup plus vieille que ma sœur et elle aurait pas intérêt à traîner dehors quand il fait nuit. Salut.

Elle repart d’un bon pas, Mahaut s’exclame :

— Attends ! C’est quoi ton nom ?

La fille se retourne, l’expression blessante. « Qu’est-ce qu’elle me veut, cette gosse ? » exprime-t-elle d’un froncement de nez et de sourcils. Mahaut lutte contre une bouffée de larmes.

— S’il te plaît, plaide-t-elle.

— Lina, concède la skateuse.

Elle met sa planche au sol et s’éloigne dessus.

 

— Pas très sympa, la meuf ! s’exclame Romain quand elle profite de la récré pour raconter son aventure.

Mahaut lui est reconnaissante de s’offusquer comme ça, mais elle se sent obligée de reconnaître :

— J’aurais réagi pareil. Tu peux pas débarquer devant quelqu’un comme ça en espérant que tout se passe bien.

Elle soupire, presse ses mains sur le banc glacé et lève les yeux sur le ciel métallique.

— Et puis en soi… Elle s’inquiétait que j’ai fugué de chez moi. C’était prévenant.

— C’était chelou, commente Romain.

Il se trémousse pour s’installer en tailleur, mains dans les poches de son blouson, pour tenter de se réchauffer.

— Bon, ils font quoi, les deux trolls ?

C’est vrai que Gauthier et Sora se font attendre. Mahaut est tentée de plaisanter que si sa compagnie l’ennuie, elle peut toujours dégager, mais sa gorge se noue. Et si vraiment, elle l’ennuyait ? Le doute l’assaille de temps à autre, comme une pierre lancée de nulle part.

Comme le morceau de pain balancé par Gabriel le jour de l’accident.

Elle en a touché un mot timide à Romain, déjà, lui a demandé s’il s’en souvenait. Romain avait haussé les épaules, incertain, mais déclaré : « Gabriel est un gros blaireau. »

— Oh merde.

Elle s’arrache de ses pensées et a juste le temps de voir Romain sauter sur ses pieds. Il rejoint ses amis qui sortent tout juste dans la cour. Gauthier a l’air de soutenir Sora, engoncé dans son long manteau. Mahaut balance son sac sur l’épaule, attrape celui de Romain au passage et les rejoint.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète-t-elle.

Sora pleure, et ça lui fait un grand froid au fond d’elle. Il pleure doucement, entre son col et l’épaule de Gauthier dont le visage est rouge de colère. Mahaut n’a pas vu quelqu’un pleurer depuis son accident. Elle se sent éjectée de son corps, puis ramenée brutalement. Sora pleure, Romain lui frotte le dos et Gauthier pince les lèvres en jetant des coups d’œil rageur à droite et à gauche.

Elle se sent gauche, émue et inutile. Autour d’eux, la cour gronde de conversations, de rire, de sac qu’on jette, de soupirs qu’on lâche, de reniflements et de crachats. Elle envisage de reculer, de laisser tout ça la happer et d’enfin lâcher Romain pour qu’il retrouve ses vrais amis. Il se tourne vers elle, perturbé. Il va lui dire qu’il serait préférable qu’elle parte.

— T’as un kleenex ?

Elle cille. La honte la brûle, son égoïsme la transperce.

— Je crois que oui, dit-elle en ouvrant son sac.

Ses doigts gelés s’esquintent aux coins de son classeur et de ses manuels, mais elle déniche un paquet tout froissé au fond. Elle le tend à Sora, attrape son regard mouillé sous ses grands cils.

— Il s’est passé quoi ? répète-t-elle

Quand elle pleure, songe-t-elle vaguement, c’est du vent. Elle pleure contre son père à qui elle ne parle pas assez et contre sa mère qui n’est plus là. Il lui semble, en voyant Sora se moucher, que sa souffrance à lui est plus palpable, plus vraie. Qu’elle peut agir dessus, peut-être.

Gauthier raconte :

— Ce con de Gabriel lui est tombé dessus dans les chiottes.

— C’est ma faute, décrète Sora d’une voix chevrotante mais assurée. Je l’ai cherché.

— En allant pisser ? s’emporte Gauthier dans un hoquet.

Il déclenche des rires pas très loin. Un groupe de sixième coupé dans leur discussion par des histoires de WC. Leur amusement tire un sourire faiblard à Sora, et Romain les entraîne à l’écart de la masse. Ils retournent au banc. Cette fois, c’est Sora et Gauthier qui posent leurs fesses sur la pierre.

— Pourquoi tu dis que tu l’as cherché ? relance Mahaut.

Elle voit bien qu’il lui manque une information. Ses yeux passent de Romain à Gauthier, retombent sur Sora dont les prunelles rougies détonnent sur la peau pâle. Le garçon a croisé les bras sur sa poitrine, resserré son écharpe sur le bas de son visage. Mahaut remarque alors ses jambes – longues et fuselées. De loin, sous les pans de son long manteau, elle n’y avait pas prêté attention. Sora porte un simple legging.

— Gabriel se moque souvent de moi, résume-t-il alors, parce que je me mets en jupe parfois.

Ses yeux se lèvent sur Mahaut, inquiets ; ceux de Gauthier dardent vers elle, menaçants.

— Gabriel est un gros blaireau, dit-elle.

Romain éclate de rire. Les épaules de Gauthier redescendent, même s’il semble guetter une remarque, un commentaire, une question. Mahaut n’a rien de tel en réserve. Elle échange un sourire avec Sora. Il vient de partager quelque chose d’important avec elle, et ce gage de confiance l’émeut.

Elle se dit que sa maman l’aurait beaucoup aimé.

— Ça vous dit de boire un chocolat après les cours ? propose-t-elle.

Ils acceptent, et un mélange de joie et d’anxiété la leste brutalement. Elle pense aussitôt à sa psy qui va saluer son initiative, à son père qui va mal contenir son plaisir de la savoir avec des copains d’école, à elle qui va devoir gérer tenir une discussion avec trois autres personnes ailleurs qu’au collège.

Elle se sent un peu fière d’elle.

Ils ont accepté mais elle devine que Sora ne peut pas s’exprimer aussi librement que d’habitude avec elle dans le secteur, alors elle prétexte devoir aller aux toilettes, offre tout son paquet de mouchoirs et leur balance un « à tout à l’heure ». Le sourire de Romain est reconnaissant.

Mahaut traverse la cour à grands pas, le cœur tressautant au rythme d’une pensée unique, obsédante : elle peut agir sur la souffrance de Sora.

Gabriel ne s’est pas trop éloigné des toilettes. Adossé au mur, il regarde son téléphone avec un pote. Quand elle s’approche, Mahaut capte le son d’une vidéo qu’il ne se préoccupe pas de couper en la voyant.

— Quoi ?

— Fous la paix à So… Marc, ordonne-t-elle.

Le pote de Gabriel se marre, l’intéressé affiche un grand sourire.

— So… phie ? Soraya ? C’est comment qu’il veut qu’on l’appelle ? T’inquiètes, je le dirai pas.

— Tu lui fous la paix, répète-t-elle fermement.

Il se décolle du crépis, range le portable dans sa poche et s’approche d’elle. Il est bien plus grand – c’est pas difficile – et est passé maître dans l’art de l’expression intimidante. Mahaut serre les poings.

— Sinon quoi ? s’enquit-il presque poliment. Il cherche aussi, le travelo.

Le corps de Mahaut se relâche brutalement, comme la corde de l’arc d’Alix, et elle pousse Gabriel de toutes ses forces contre le mur. La surprise lui ouvre la bouche, l’hilarité de son ami redouble.

— Mais t’es taré ! s’exclame-t-il.

— Y a un problème ? intervient quelqu’un à voix forte.

Théo les rejoint et pose une main protectrice sur l’épaule de Mahaut pour la tenir un peu derrière lui.

— Il t’emmerde ? demande-t-il avec toute la poésie qui le caractérise.

— Il emmerde un ami, répond Mahaut.

— Tu recommences pas, ordonne Théo. C’est clair ?

Le pote de Gabriel ne rigole plus, il le tire par le dos de la doudoune pour lui intimer de se barrer. Le visage de Théo affiche une moue entre le dégoût et le mépris. Gabriel baragouine que c’est bon, ça va, il a compris, il va lui foutre la paix au travelo, et s’en va. Au bout d’un mètre les deux amis se lancent dans des messes pas-si-basses avec force regard pour Mahaut.

— Merci, dit-elle à Théo.

— Si tu te bats encore tu te prendras des heures de colle, marmonne-t-il. Moi j’men fous.

— Tu devrais pas. Je peux faire quelque chose en échange ?

Il hausse les épaules puis lui ébouriffe les cheveux.

— Tu me fileras ton flamby la prochaine fois.

 

— Un garçon qui porte des jupes ? Pas étonnant qu’on lui mette la tête dans la cuvette.

— Papy, sérieux...

— Je dis juste que c’est bizarre.

— Mais il fait ce qu’il veut, le pote à Mahaut !

— Tiens la caisse, toi. Gaffe, petite, c’est chaud.

L’estomac de Mahaut glougloute encore du chocolat chaud de seize heures, mais la douce odeur de menthe sucrée se trouve une place dans son corps. Ilyas fait des gestes agacés en direction de son petit-fils, qui retourne tenir le comptoir, non sans un coup d’œil désolé vers Mahaut.

Elle est venue avant de rentrer, sans trop réfléchir. Au café, on a accepté de la laisser téléphoner à son père pour qu’il ne s’inquiète pas, et ses pas l’ont emmené jusqu’à la chaise confortable dans la petite arrière-boutique.

Ilyas a eu l’air ravi de la revoir et s’est empressé d’appeler Ali pour le remplacer à la caisse. Il a même allumé un chauffage d’appoint qui la laisse transpirante sous son pull.

— Il va mieux, ton ami ?

Les mœurs de Sora ont beau lui être obscures, Ilyas ne trouve pas normal qu’on embête quelqu’un à ce point. Il a salué l’intervention de Mahaut avec un hochement de tête satisfait.

— Je crois. Pour aujourd’hui en tout cas.

Elle prend une gorgée brûlante.

— Il est bien entouré, ajoute-t-elle avec un sourire.

Ils ont passé un chouette moment au café. Ce n’était pas le Tröll Radieux, ce n’était pas les feux de camp dans la forêt, mais elle en a aimé chaque instant.

Sa vie à Fort-Levant lui échappe de plus en plus. Les couleurs se sont brouillées, les odeurs et les sons ont disparus ; il ne lui reste que le souvenir d’émotions brutes et d’instants qu’elle note soigneusement dans un carnet.

Elle ne veut pas oublier et pourtant, assise sur sa banquette à côté de Romain, elle n’a pas une seule fois pensé à son existence là-bas.

— Et toi, tu te sens bien entourée ?

— Je crois, avance-t-elle prudemment.

Gauthier l’avait taquiné plus que de raison, se montrant blagueur, menaçant de lui piquer son speculoos, mais Sora s’était bien vite interposé pour qu’il la laisse respirer. Mahaut avait compris que Gauthier se protégeait et protégeait ses amis, il ne lui faisait pas encore totalement confiance mais s’était efforcé de la connaître, de la faire entrer dans leur cercle.

— Et je vois que tu portes toujours la broche de ta mère.

Elle la touche instinctivement.

— Elle me quitte pas, avoue-t-elle.

Elle protège des dragons, manque-t-elle d’ajouter.

— Ta mère la portait souvent ?

— Jamais.

Elle plonge le nez dans son thé pour éviter le regard du vieil homme. D’une simple question, Ilyas a ouvert une porte que Mahaut évitait soigneusement. Derrière le battant, une journée d’été dorée se déverse dans son esprit. Elle s’est précipitée dans l’escalier, le cœur au bord des lèvres, et s’est jetée dans la chambre de ses parents comme pour y plonger.

C’est un peu ça, en fait. Une plongée dans le grand bassin de la piscine municipale, quand on ne sait pas quelle température nous attend. Dans la chambre de ses parents baignée de la lumière de l’après-midi, Mahaut réprime des tremblements de froid. Elle a plongé pour fuir la réalité de l’enterrement, mais les cartons et la penderie vidée la tirent vers le fond.

Elle va se noyer en eaux profondes. Elle recule, se rend compte qu’il n’y a plus d’échappatoire à la réalité, que son père range, récure, collecte la moindre parcelle de maman. Mahaut inspire, nage jusqu’au lit, éventre un carton pour piller son contenu. Elle ouvre la boîte à bijoux en bois ciré, brillant, et en tire cette grosse broche que sa mère ne met jamais.

Puis, comme un pirate, elle rame hors de la pièce.

— Je t’embête avec mes questions ?

Mahaut cille, réintègre son corps transpirant, carré dans le fauteuil. Ilyas pose sur elle un regard désolé.

— Pas du tout, assure-t-elle. J’aime bien vous parler de maman.

Il sourit et elle aussi. La clochette de la porte d’entrée tinte, Ali accueille les clients tandis qu’Ilyas repousse légèrement le battant pour les isoler. Il reste à côté cependant, lorgne son petit-fils, et commente une fois le magasin désert :

— T’aurais dû offrir une sucette au gosse. Ils ont acheté beaucoup.

— On a un partenariat avec les dentistes ?

— Arrête de faire du mauvais esprit ! Je dis juste que tu pourrais être sympa.

— Je suis hyper sympa, pépé.

Ali ponctue sa déclaration par un sourire qui arrache un rire désabusé à son grand-père. Il a de grandes dents, Ali, ce qui donne à son sourire un aspect démesuré ; il est grand et filiforme, avec une touffe de cheveux crépus qui le font ressembler à un brocoli brun.

Ilyas le rejoint, échange deux trois paroles avec lui et retourne voir Mahaut en lui proposant une datte. Elle accepte par politesse, le fruit est trop pâteux à son goût.

— Elle faisait quel travail, ta maman ?

— Elle ne travaillait pas, répond-t-elle. Enfin si, quand j’étais petite elle était secrétaire médicale je crois. Mais après elle a arrêté. Elle disait que si elle travaillait, elle n’avait plus assez de temps pour ce qui lui plaisait vraiment.

— Et qu’est-ce qui lui plaisait vraiment ? s’intéresse-t-il en s’asseyant face à elle.

Mahaut ouvre la bouche, la referme, hésite. Elle se remémore sa mère, il n’y a pas si longtemps, et finit par expliquer qu’elle aimait beaucoup de choses.

Sa mère peignait, cousait écrivait ; des tentatives de paysages, des broderies maladroites, des contes qu’elle lisait à Mahaut au moment de se coucher. Parfois, elle rentrait de l’école et trouvait sa mère devant la télé, sous le plaid jusqu’au menton. « Je finis une série » disait-elle, ou alors elle enchaînait la filmographie de tel ou tel réalisateur, comparait diverses adaptations d’un même roman, ou reconnaissait ne pas trop savoir ce qu’elle regardait.

Et parfois, Mahaut ne voyait pas sa mère avant le moment du coucher. Elle avait intégré un groupe de marche rapide, testait des restaurants avec des amies, se lançait dans la randonnée nocturne.

— Un électron libre, résume Ilyas quand Mahaut hydrate sa gorge avec la fin de son thé.

Le terme est tendre, mais le visage d’Ilyas exprime plus de réserve. Mahaut elle-même ne sait pas trop comment enchaîner. Sa mère était pleine d’anecdotes et d’envies, pleine de passions, au point qu’il y avait eu des fois où Mahaut s’était sentie disparaître.

Que vaut une fille d’école primaire à côté d’un saut en parapente, d’une initiation canyoning ou d’un weekend d’étude des chauves-souris ?

Le cœur de Mahaut se serre, se tord, se déchire. Elle est injuste. Sa mère l’a écouté réciter ses poésies de rentrée et ses tables de multiplications, elle l’a emmené manger des glaces, soigné ses bobos, embrassé ses joues.

Mahaut ne doute pas de son amour.

— Je crois que je vais rentrer, dit-elle. Mon père va s’inquiéter.

— File donc, alors, approuve Ilyas en claquant dans ses mains. Va te prendre du chocolat dans le magasin, c’est cadeau.

Il pose une main sur son épaule, la presse gentiment.

— Un carreau de chocolat pour chasser les idées noires, qu’elle disait mon ex-femme.

Il a beau ne pas être Fulbert, Mahaut se demande s’il n’est quand même pas un peu magicien.

 

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EryBlack
Posté le 23/06/2023
Coucouuu <3 Encore tellement de plaisir à plonger dans ces chapitres. J'admire énormément ta faculté à créer des interactions crédibles et émouvantes !
Peut-être que si on voulait être pointilleux, ce Théo serait un peu trop gentil et mature émotionnellement, et peut-être que le vieil Ilyas lui aussi serait encore un peu trop sympa. Mais en vrai, c'est fou, c'est le genre de truc qui peut me sortir d'une histoire mais ici ce n'est pas le cas, je me le dis seulement si je me force à y réfléchir. Quand je lis, je me laisse juste porter par l'extrême douceur de tout ça. Ce qui joue aussi c'est que Mahaut douille déjà suffisamment (d'ailleurs je m'en vais de ce pas valider une case du bingo) et j'aime comment tu organises autour d'elle un petit monde susceptible de la soutenir. Ça ne veut pas dire que dans la réalité les gens sont immédiatement aussi sympas, mais que par contre dans la réalité n'importe qui est susceptible de faire du bien à quelqu'un qui en a besoin, en étant juste un peu plus gentil que "convenu". Bref, ça marche super bien tout ça, pour moi <3
J'ai aimé le moment avec Lina et la progression de Mahaut dans la bande des trois garçons. J'ai aussi beaucoup aimé les ambiguïtés par rapport à la maman qui commencent à se dévoiler, c'est super. Franchement cette histoire est d'utilité publique... pour faire face à un deuil, faut en passer par là je pense, et c'est si bien traité.
Très cool aussi le passage avec la psy. Ça touche juste !
Petites remarques en vrac :
"il n’y a plus personnes* (sans s)"
"Hé, c’est toi qui me fixe* (fixes)"
"à elle qui va devoir *gérer tenir* une discussion"
"T’inquiètes* (sans s), je le dirai pas."
"Il se décolle du crépis" crépi (selon wikipédia)
"Mais t’es taré* (tarée) !"
"avec force regard* (regards) pour Mahaut"
"Moi j’men* (j'm'en) fous."
"Il hausse les épaules puis lui ébouriffe les cheveux." -> un peu trop intime comme geste ? Je sais pas, j'ai tiqué.
"ses pas l’ont emmené* (emmenée)"
"Gauthier l’avait taquiné* (taquinée) plus que de raison..." -> tout ce paragraphe utilise le plus-que-parfait, mais comme ton histoire est au présent, pour exprimer l'antériorité le passé composé suffit.
"Sa mère peignait, cousait* écrivait" manque une virgule ?
Ali appelle Ilyas une fois pépé et une fois papy, je crois.
Elka
Posté le 24/06/2023
Coucou !!
Merci de ta lecture toujours aussi attentive Erybou (et ton enthousiasme fait toujours beaucoup de bien ahaha)
Blague à part, je suis très heureuse que cette histoire semble te plaire, autant la direction que je prends que le ton employé.
Si j'avais voulu être parfaitement réaliste, c'est sûr que Romain serait moins... empathique, peut-être, plus réticent comme un adolescent. Ilyas n'aurait aussi pas autant intervenu possiblement.
Je suis persuadée que ces gens existent, mais ils ne graviteraient pas autant autour d'une personne. Néanmoins, pour le bien de mon histoire et la reconstruction de Mahaut, j'ai essayé de les rendre réalistes... en accéléré xD
Je suis très soulagée que ça ne te sorte pas de ta lecture et que tu te laisses porter ! C'est ce que j'espérais, quand même ♥
D'intérêt public peut-être pas, quand même xD Mais merci mille fois ♥ (secret de fabrication : le récit/comportement de Mahaut est construit sur les étapes du deuil. J'en suis assez fière ahaha)
Et toujours ces saletés de fautes. Grâce à toi je me ferai une belle session de correction
EryBlack
Posté le 24/06/2023
Mais si franchement, je te jure : j'ai eu des élèves qui ont perdu un parent (et des ami·es aussi) et je pense qu'à l'âge ciblé pour ce roman, ça doit faire un sacré effet de se plonger dedans. Avec du douloureux mais aussi beaucoup de doux. Pour moi la leçon c'est un peu comme dans Fruits Basket quand Yuki commence à s'ouvrir aux autres, au moment où ils jouent au bad min ton et qu'il se souvient de ce qu'il voulait quand il était petit "un endroit où tout le monde sourit, où on a toujours envie de retourner, des gens chaleureux et généreux... cet endroit et ces gens existent, j'en suis sûr !" (citation de mémoire mais tu vois l'idée) -> oui petite Mahaut choupette, ils existent, et ça vaut le coup de les chercher, y compris dans les endroits les plus inattendus. Je te jure, j'en chouinerais :')
Chouette d'avoir axé ça sur les étapes du deuil, ça doit être intéressant à analyser quand on a lu l'histoire complète ! Et puis pour la narration ça a pu être une aide sympa, peut-être ?
Avec plaisir pour les coquilles, ça me demande pas beaucoup d'effort, ça m'empêche pas d'apprécier l'histoire et je suis heureuse de rendre ce petit service <3
Rachael
Posté le 02/05/2023
Ah, mais comment Mahaut peut-elle avoir rêvé d’Alix si elle ne l’avait jamais vu. C’est bien étrange et bien intrigant
Mahaut s’affirme dans ce chapitre, avec Lina/Alix et avec Gabriel et on voit que son passage à Fort levant, réel ou non, a eu un impact bien réel sur elle.
Encore une fois, ton texte prend vie par les petits détails comme le flamby ou le chocolat, et les dialogues entre les personnages. A ce propos, j’ai bien aimé le vieux Ilias, qui est très ouvert, ce qui évite les clichés habituels, car les vieux sont souvent représentés comme intolérants, et les gens du Maghreb encore plus (ou les musulmans, ou les deux). Donc bravo pour ne pas tomber dans les clichés.
Finalement, la partie qui est un peu plus banale est celle (courte) avec la psy, mais j’imagine que c’est voulu, car Mahaut refuse de s’ouvrir à elle. Je me dis quand même que c’est un peu dommage, et je dirais qu’il faut faire attention à ne pas caricaturer la psy en quelqu’un qui ne sert à rien, n’arrive à rien et pose des questions bébêtes (parce que c’est un peu le cas).

Détails :

Elle s’approche de Mahaut, ses yeux dans les siens, et elle se rappelle de respirer : ce n’est pas le même « elle » entre les deux parties, alors ça rend la phrase un peu confuse
Elka
Posté le 07/05/2023
Coucou Rach ! Désolée pour mon temps de réponse.
Je suis contenta que tu apprécies le personnage d'Ilyas (d'autant plus si tu trouves que j'ai évité de gros clichés avec lui !
A contrario je relirai le/les passages de la psy parce que idem, je veux éviter toutes caricatures. Un psy, j'en vois un depuis longtemps, et j'en passe parfois par des questions très simples juste pour me débloquer. Ces passages là je voulais à la fois qu'ils servent de transitions (c'est pour ça qu'ils sont courts), qu'ils rappellent que Mahaut en voit un (qu'elle reste suivie après son expérience, que c'est pas "yolo rien à faire c'est oublié") et de dévoiler un peu où elle en est question communication avec autrui (complètement renfermée, puis plus ouverte au dialogue et à la confession).
Bref, j'y jetterai un oeil attentif, merci ! ♥
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