— Tiens, la fugueuse.
Il n’y a pas beaucoup d’Alix dans la mine soucieuse et méfiante de Lina, mais Mahaut est heureuse de la revoir. Elle a fait le pari de quitter le bus avant son arrêt pour passer au skatepark et, miracle, Lina s’y trouvait.
Romain et Mahaut l’ont regardé exécuter ses figures plusieurs minutes, ses tresses volants autour de son visage concentré, les perles colorées s’emparant des dernières lumières de la journée. Puis Lina les a repéré de loin, a salué les deux garçons avec qui elle s’amusait avant de marcher vers eux. Romain s’est un peu tassé sous sa démarche volontaire. Elle impressionne, Lina, avec ses rondeurs et la lueur féroce au fond de ses prunelles.
— Je n’ai pas fugué, réplique Mahaut.
— Tant mieux.
Elle semble sincère. Son attention passe de l’un à l’autre, elle affirme sa prise sur sa planche.
— T’as besoin de quelque chose ?
— Pas vraiment, avoue Mahaut, je…
Elle se pince les lèvres, mais se traite d’idiote. Elle est allée jusque là, non ?
— Je voulais te revoir. Je m’appelle Mahaut, rappelle-t-elle en tendant la main.
Lina ne la serre pas, elle la récupère le cœur battant. Romain fait un pas en avant.
— Moi c’est Romain. T’es à quel collège ?
— Au collège « occupe-toi de ton cul ».
— Bonjour l’ambiance…
Il se récolte un regard noir qui le fait battre en retraite. Mahaut reprend les rênes de la conversation, sans trop savoir où aller avec :
— Désolée si on t’embête.
— Je voudrais surtout comprendre le délire. On s’est déjà vues ? T’es copine avec ma petite sœur ?
— Non. On s’est pas exactement déjà vues mais… si, un peu.
Elle s’embourbe, son cœur va exploser. Elle se triture les mains, ne sait plus où se mettre, crève de chaud en dépit des basses températures.
Elle a pensé à Alix tellement souvent depuis son réveil qu’elle ne sait pas comment s’adresser à cette Lina. Fort-Levant lui manque encore. En journée, elle arrive à moins y penser. Rien que le fait que Romain soit au courant la rassérène un peu. Mais la nuit, quand le sommeil la fuit, le manque prend une place démesurée.
Elle se taillerait les veines pour retrouver le Canasson Chantant, l’aubergiste, les insectes géants et la caravane. Elle pleure encore d’avoir oublié les chansons autour du feu de camp, les détails des paysages et les discussions pendant les longues heures de marche.
Mais au réveil elle se reprend, se répète que Fort-Levant n’a pas totalement disparu. Il ne tient qu’à elle de le retrouver. Alix est là, l’inspiration d’Alix est là, qui la fixe avec un regard brûlant.
— Mahaut a vécu un truc pas cool, déclare alors Romain. Elle a été dans le coma pendant un mois entier.
Le visage de Lina se tourne brusquement vers lui, revient sur Mahaut, un peu choqué.
— J’en ai entendu parler. T’as eu un accident de voiture, c’est ça ?
Mahaut hoche la tête. Elle n’a plus de mots. Mais Romain continue à sa place.
— Et dans son coma elle t’a vu toi. Et moi. Et du coup on voulait un peu te connaître, et voilà.
— Tu m’as vu ?
Mahaut tourne les talons et s’en va en courant. C’est trop, beaucoup trop. Romain a accepté cette idée, mais une parfaite étrangère va juste la trouver folle. Et que cette étrangère lui soit si familière la mutile de l’intérieur.
Mahaut voit le bus et s’y précipite. Elle ne cherche pas à vérifier si Romain la suit. Elle se cale sur un siège au fond, contre la vitre, et passe le reste du trajet à ravaler ses sanglots.
Romain passe chez elle le samedi, s’excuse d’avoir raconté tout ça à Lina mais Mahaut le coupe : tout va bien. C’était une mauvaise idée d’aller la voir, elle souhaite ne plus y penser. Romain lui propose une après-midi jeux vidéos. Elle accepte, et son père semble content : qu’elle sorte ou que lui puisse retrouver sa Sophie sans difficultés ?
Le soir, elle est invitée à rester manger. Elle dit oui, mais regrette rapidement. Elle n’est pas à l’aise. La famille de Romain est chaleureuse et entière. Elle écoute le père et la mère parler et y retrouve si peu de sa famille que ça la fait chavirer ; c’est une nouvelle porte qui s’entre-baille, mais qu’elle referme aussitôt. Il y a des choses auxquelles elle n’est pas prête à penser.
Quand elle rentre, son père est devant une émission, le portable à la main. Il envoie des textos plus qu’il ne prête attention aux images. Mahaut veut l’engueuler et tomber dans ses bras, lui parler et chialer. À la place, elle va chercher le chocolat qu’Ilyas lui a offert, enlève le portable des mains de son père et s’assoit contre lui. Il passe un bras autour de ses épaules et à la patience de ne rien lui demander.
Le chocolat a un goût légèrement amer.
Le lundi, ils terminent à quatorze heures, et quand Mahaut passe le portail du collège à côté de Romain, elle accroche le regard de Lina qui fait un signe discret depuis son muret. Une agitation des doigts au niveau des épaules. Plus un tic qu’un franc bonjour, mais tout de même une invitation à la rejoindre. Les entrailles de Mahaut dégringolent au fond de ses baskets, Romain se racle la gorge et prend une teinte de coquelicot malade.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demande Mahaut.
Son ton s’est machinalement fait agressif. Elle s’en veut, mais Lina ne s’en formalise pas. Elle ne porte pas de manteau, juste un col roulé sous son sweat et un épais bonnet sur le crâne. Sous le revers de ce-dernier, son regard charbonneux bascule sur Romain qu’elle désigne d’un coup de menton.
— Ton amoureux m’a un peu raconté ton histoire.
— Je ne suis pas son amoureux.
Il s’écoule quelques secondes de silence, qu’il balaye d’un air grognon avant de bougonner :
— Raconte pas des conneries. Hein, Mahaut ?
Mahaut s’en moque mais acquiesce de bonne grâce. Elle veut pas mettre Romain mal à l’aise, même si – finalement – elle lui reproche d’avoir trop parlé à Lina.
Celle-ci se pare d’un sourire goguenard, et Mahaut sent son cœur se racornir, devenir petit et glacé. Rien qu’un grêlon sous l’évidence de la situation : elle passe pour la folle de service. En voulant l’aider, Romain l’a fichu au pied du mur.
— T’as le temps pour un muffin ?
La question en appelle une autre : pourquoi est-elle venue ? Pire, pourquoi lui proposer du temps ensemble ?
— Juste nous deux, sans Don Juan.
— Tu te moques de moi ? réplique l’intéressé.
— Ouais. Un peu.
Mais son expression est douce et Romain se contente de piquer du nez dans son écharpe. Lina se tourne vers Mahaut, ses sourcils partent se perdre sous son bonnet.
— Alors ?
— Ben, je…
Son attention balbutie de Romain à Lina, du sol à la foule éclaircie des collégiens. Certains les fixent. Le cerveau de Mahaut décroche, et le silence devient de plus en plus gênant à mesure qu’il s’étire. Le visage de Lina apparaît soudain sous ses yeux. Elle s’est rapprochée, lui offre une vue plongeante sur les imperfections de sa peau, ses cils épaissis au mascara et les deux poils oubliés entre ses sourcils.
— C’est moi qui offre. Si t’as besoin d’appeler chez toi, je te prête mon téléphone.
Elle joint le geste à la parole, tire un smartphone à l’écran rayé de sa poche et le lui tend. Son geste, à la fois encourageant et impérieux, pousse Mahaut à téléphoner à son père. Ils tombent d’accord sur un horaire de retour et elle rend le portable à Lina, qui tapote l’épaule de Romain.
— M’en veut pas, mais on va se la jouer entre filles. Ça te va ? demande-t-elle à Mahaut.
Et comme elle ne sait pas encore si elle doit remercier ou maudire la langue bien pendue de Romain, elle hoche la tête et souhaite une bonne après-midi à son ami.
— Tu lui en veux ? s’enquit Lina deux minutes après.
Elles marchent côte à côte en direction de la boulangerie.
— Je sais pas, avoue-t-elle.
Mais ce dont elle est sûre, c’est qu’elle culpabilise d’avoir été aussi sèche, et que le regard de chiot de Romain lui brûle l’arrière du cervelet.
— C’est un bon copain, confie Lina. En tout cas il a l’air. Il m’a dit que t’aimerais bien me connaître et je dois admettre que c’est réciproque. T’as vécu un truc de fou. J’ose pas imaginer si ça arrivait à mes sœurs.
Elle réprime un frisson.
— Bref, il pensait pas à mal ton pote. Et il en pince un peu pour toi, non ?
— Ben non, s’étonne Mahaut.
— Okay. J’ai rien dit, alors. Un menthos ?
Elle accepte. La saveur mentholée se confond avec l’air froid et lui pique la langue. C’est une de ces après-midi où le soleil brille intensément sans dégager la moindre chaleur.
Dans la boulangerie, Lina leur paye deux muffins et deux chocolats chauds, et elles sortent se trouver un banc dans une rue peu passante. Les gâteaux sont bourratifs, le chocolat extrêmement sucré, et la dégustation les occupe totalement pendant plusieurs minutes.
— T’as des sœurs, alors ? interroge Mahaut après avoir avalé sa dernière bouchée.
Son malaise s’est un peu tassé après un concours de moustaches chocolatées. Lina semble détendue, assise en tailleur, pas pressée de lui fausser compagnie. Elle empile leurs gobelets en plastique, fait mine de viser la poubelle à quelques mètres.
— Trois petites, répond-t-elle. Et un grand-frère trop con pour s’en occuper.
Elle lance, rate, se lève mollement.
— Ma mère a deux jobs pendant que mon père attend la richesse en grattant des Tac-O-tac. Elle avait ça, la Lina de ton coma ?
Les verres en main, elle l’étudie avec une lueur nouvelle. Mahaut se tasse sur son banc, les fesses engourdies par le froid. Lina recule, vise et met dans le mille.
— Tu t’appelais pas Lina, finit-elle par bredouiller, mais Alix.
— Alix…
Elle dodeline de la tête, fait danser les perles au bout de ses tresses étranglées par son bonnet.
— C’est sympa, juge-t-elle en se rasseyant.
— Tu étais archère.
— Grande classe.
— Et fille unique. Mais tu adorais ta grand-mère.
Elle se tait, le cœur battant au bout des doigts et la gorge sèche.
— Ah, ça c’est vrai, déclare Lina avec douceur. Ma grand-mère, c’était la meilleure. Elle est décédée y a deux ans.
— Je suis désolée.
Lina balaye ses condoléances d’un haussement d’épaules.
— C’est comme ça, c’est la vie. Tu aimes bien les tiennes, toi ?
— Ah, je les ai pas connues.
Elle farfouille sa mémoire.
— Mes grands-parents sont tous morts avant ma naissance.
— C’est moi qui suis désolée, du coup.
Mahaut hausse les épaules, ça les fait sourire, puis celui de Lina glisse sur ses traits.
— Romain m’a dit pour ta maman. Il m’a raconté que tu portais une broche à elle, aussi.
Que ne lui a-t-il pas dit ? Lina semble deviner son trouble, car elle précise :
— Je crois qu’il a balancé tout ce qu’il pouvait pour que je vienne te parler. Il disait que t’aurais été triste qu’on soit deux étrangères. Honnêtement, c’est parce qu’il a dit tout ça que j’ai eu envie de venir aujourd’hui. J’ai séché le cours de sport pour tes beaux yeux, mamz’elle.
Mahaut rit, hésite, ne sait pas trop si elle doit s’en vouloir ou non. Lina s’empresse de la rassurer :
— C’était piscine, j’ai mes ragnagnas, j’aurais pas foutu un orteil dans le pédiluve à champignons de toute façon.
Puis, plus délicatement :
— Je peux la voir, ta broche ?
Mahaut est touchée. En cet instant, elle n’éprouve plus de colère à l’égard de Romain ou de gêne vis-à-vis de Lina. La situation l’émeut, parce qu’elle est un peu de retour à Fort-Levant, avec des gens qui ont sa confiance.
Elle ouvre son manteau et dégrafe difficilement le bijou.
— Romain a dit que... ah ouais, je vois.
Elle lève la broche pour lire l’inscription à la faveur du soleil. Plusieurs fois, Mahaut a glissé son pouce sur les rainures aplanies par les ans, relu les quelques mots calligraphiés.
— C’est ton père qui lui a offert ? s’enquiert Lina.
— Je crois pas.
— Tu lui as demandé ?
— Non. C’est compliqué en ce moment…
Elle se mord la lèvre, mais déballe tout : le retour à l’appartement, le déménagement précipité, sa maman l’artiste, son papa taiseux, le message de Sophie, la conversation au creux de la nuit.
— Ah merde, commente Lina quand elle a terminé. Il chie dans la colle ton père, si je peux me permettre.
— Permets-toi, dit Mahaut avec un petit rire.
Plus elle répète cette situation, plus elle se fait une place dans sa tête. Ça devient une réalité, un constat, comme le changement climatique.
— Je comprends que t’oses pas demander à ton père des détails sur ta broche ou sur ta maman. Mais rien t’empêche de chercher toute seule. Vous avez gardé des affaires de ta mère ? Y a peut-être des lettres ou des photos qui peuvent t’aider, des mails… dans son téléphone, peut-être ?
Le vieux Motorola à clapet, Mahaut est certaine qu’il est parti à la poubelle. Elle ne connaît pas le code pour accéder à la boîte mail de sa mère, mais elle sait que son père a entreposé des cartons à la cave. Pour quand ils seront prêts, avait-il dit.
Lina doit lire sa décision sur son visage car elle hoche la tête avec conviction et lui serre la main, gentiment, chaleureusement.
— Ça va aller, promet-elle. Tu me tiendras au courant ? J’suis au skatepark tous les jeudis entre dix-sept et dix-neuf heures. Quand Amina est au foot, précise-t-elle.
Elle lui parle alors de ses sœurs, avec une affection évidente. De sa mère qui lui prend le chou mais qu’elle admire, de ce père dont elle ne sait pas quoi penser, des efforts qu’elle fait pour avoir de bonnes notes, de son frère qui deale.
De cette vie qui n’est pas celle d’un village, de cette grand-mère qui n’était pas sorcière, de sa réalité que Mahaut commence à raccrocher à la sienne.
Encore un chouette chapitre !
Oui, je voulais aussi que le lecteur trouve de l'intérêt à un monde sans magie. Je suis contente si cette idée passe !
Très chouette scène avec Lina, ce personnage est vraiment cool. J'ai eu un peu plus de mal avec le début du chapitre, sans pouvoir dire précisément pourquoi, jusqu'ici j'étais vraiment très immergée et là, à mes yeux, les premières scènes ont quelque chose d'un peu... précipité peut-être ? à cause des allers-retours ? Je sais pas trop, et je vois mal quoi te proposer comme alternative puisqu'il faut bien que le début survienne pour que la scène finale du chapitre puisse avoir lieu. Mais peut-être que j'ai un peu trop senti ça, justement, que c'était des scènes "nécessaires". Et comme souvent, je me dis que ton lectorat cible n'y aura probablement rien à redire, donc tu peux ignorer cette remarque !
J'aime bien que chaque personnage apporte à Mahaut une petite clé pour qu'elle puisse avancer. On sent monter les questionnements sur ses parents dans les derniers chapitres, il est sans doute temps de passer à l'action !
Petit relevé :
"ses tresses volants* autour de son visage" on n'accorde pas le participe passé dans ce genre de cas (on le fait seulement s'il est utilisé comme adjectif, genre "j'ai vu des tapis volants !" mais "imaginez des tapis volant (= qui volent) au-dessus des villes..." bon cet exemple est pas ouf)
"Puis Lina les a repéré* (repérés)"
"Elle impressionne, Lina, avec ses rondeurs et la lueur féroce au fond de ses prunelles." -> j'aime bien l'idée que ses rondeurs fassent partie de ce qui la rend impressionnante, mais comme ce n'est pas quelque chose de très commun, j'aurais bien vu un petit adjectif, type "avec ses rondeurs agressives", bon là aussi c'est bof mais tu vois le genre ?
"elle affirme* sa prise sur sa planche." c'est plutôt affermir ou raffermir
"— Et dans son coma elle t’a vu* toi. (...)
— Tu m’as vu* ?" dans les deux cas : vue
"une nouvelle porte qui s’entre-baille" s'entrebâiller, sans tiret
"Il passe un bras autour de ses épaules et à* la patience de ne rien lui demander."
"Lina qui fait un signe discret depuis son muret. Une agitation des doigts au niveau des épaules." -> j'ai eu du mal à me représenter le geste
"un épais bonnet sur le crâne. Sous le revers de ce-dernier* (ce dernier), son regard charbonneux bascule sur Romain" -> La formulation m'a un peu confusée
"Romain l’a fichu* au pied du mur." fichue
"un grand-frère* (sans tiret) trop con"
"Les verres en main" -> je ne sais pas si ça se fait de dire "verre" quand la matière n'est pas du verre. J'aurais pas de souci à ce que tu répètes gobelets, en tout cas.
"Mahaut hausse les épaules, ça les fait sourire, puis celui de Lina glisse sur ses traits." -> syntaxiquement ça va pas, le pronom "celui" doit se rapporter à un nom, mais là le mot "sourire" est utilisé comme un verbe. Après ça me pose pas de problème qu'on mette la grammaire un peu de côté, mais en l'occurrence la formulation m'a fait tiquer, j'ai relu pour comprendre. D'ailleurs je pense que ce serait plus clair de dire "glisse de ses traits", pour faire comprendre que le sourire disparaît, parce que "glisse sur ses traits" à mes yeux c'est plutôt l'inverse, le sourire débarque !
Il semblerait que sur cette fin, l'intrigue prenne le pas sur tes émotions. Hmm faudra peut-être que je revois ça à froid mais je me demande si c'est quand même pas un peu normal ? En tout cas faudra voir si la fin te laisse encore ce sentiment où si c'était surtout ces moments-là (qui mettent Mahaut un peu plus dans le concret, ce qui n'est peut-être pas trop gênant ?)
Merci encore !