Ravel rouvrit lentement les yeux, la douleur irradiant son crâne. Il distinguait à peine les visages autour de lui ; ses paupières, enflées et lourdes, lui brûlaient les yeux à chaque battement de cils. À sa droite, il reconnut la silhouette voûtée de Cézanne, et, juste en face, les traits crispés de ce maudit Sorel.
Ils se trouvaient à l’intérieur d’un cocher bringuebalant, secoués au rythme irrégulier de la carriole qui cahotait sur les pavés humides des ruelles.
— Qu’est-ce que... murmura Ravel.
Mais la douleur dans sa gorge revint comme un coup de fouet, et il se tut aussitôt.
— Tout va bien, trancha Sorel d’un ton net. Je vous ramène enfin à la maison.
— Non, pas toi... Cézanne ?
— Je suis là, mon frère, répondit doucement le peintre.
Cézanne prit sa main, la serra entre les siennes.
— Nous n’avons pas le choix, ajouta-t-il à voix basse.Puis, penché à l’oreille de Ravel, il murmura :— Nous trouverons un échappatoire.
— Hé ! gronda soudain Sorel. Écarte-toi de lui. Je ne veux pas de vos messes basses. Si vous croyez pouvoir vous en sortir, mes frères, vous vous trompez. Désormais, je veille sur vous.
Cézanne déglutit, tandis que Ravel laissait échapper un soupir rauque.
— J’ai mal, gémit le musicien.
— Sorel, tenta Cézanne, tu... tu peux l’aider, non ? Apaiser la douleur ?
Sorel serra les mâchoires, l’air fermé.
— Je le pourrais... mais je ne le ferai pas. Ravel a évoqué l’idée de me tuer, il m’a endormi de force, menacé, et renvoyé dans un souvenir qui ne m’appartenait même pas. Dis-moi, mon frère : à quel moment suis-je censé éprouver assez de pitié pour lui jusqu’à le soulager de sa souffrance ?
Cézanne fronça les sourcils, furieux. Sorel soutint son regard avec une froide intensité.
— Baisse les yeux, Cézanne, avant que je ne m’énerve contre toi.
Le peintre obéit à contrecœur. Il détourna le regard et observa le paysage qui défilait lentement derrière la vitre souillée. Plumaville apparaissait enfin au loin, et bientôt, l’entrée austère du manoir Rembrandt s’imposa à leur vue.
La voiture s’immobilisa dans un grincement humide. Sorel descendit le premier, puis passa un bras autoritaire sous les épaules de Ravel pour le forcer à sortir. Le musicien gémit, tenta de se dégager, mais la poigne de Sorel se resserra impitoyablement.
Cézanne descendit à leur suite. Lorsqu’il leva les yeux, il se figea.
Sur le seuil du manoir, Ronsard Rembrandt se tenait droit comme une statue de pierre, impeccable dans sa tenue noire. Les bras croisés, le regard sombre, il ne quittait pas Cézanne des yeux. Son aîné blessé à ses côtés semblait ne compter pour rien.
— Père, annonça Sorel en s’approchant. Nous sommes enfin rentrés.
— Bien, mon fils, répondit Ronsard d’une voix étrange. Emmène Ravel dans sa chambre et veille à ses soins. Quant à toi...
Il pointa un doigt accusateur vers Cézanne, sans ciller.
— Rejoins-moi dans mon bureau. Tout de suite.
Cézanne traîna les pieds en suivant son père, jusque dans ce bureau qu’il avait tant craint, étant enfant... et qu'il craignait toujours. Ronsard verrouilla la porte derrière eux, et vint se placer juste en face de son fils.
Ce dernier recula instinctivement, baissa la tête. Son coeur battait vite, sa voix intérieure lui hurlait de s’enfuir.
— Tu vas finir par me rendre fou, laissa tomber son père.
— Alors pourquoi avoir tant voulu que je rentre ? demanda Cézanne d’une voix tremblante. Pourquoi ne pas m’avoir laissé là-bas ?
— Tu oses me répondre ?
Cézanne se força à plonger ses yeux humides dans ceux de Ronsard.
— Père, je ne suis pas l’aîné de cette fratrie. Pourquoi ne pas simplement garder Ravel auprès de vous ? Il vous est loyal, il est fort. Pourquoi tenez-vous à ce que je reste dans ce manoir ? Après tout ce que vous avez fait, pourquoi-
Il n’eu pas le temps de terminer sa phrase. Ronsard le gifla avec une telle force que Cézanne bascula sur le côté, se rattrapant de justesse pour ne pas tomber.
Sa joue le brûla, et le goût du sang pénétra sa bouche.
— Rouge, gémit-il soudain. Rouge et noir...
— Assez ! s’écria Ronsard. Je n’en peux plus de ta faiblesse ! Si seulement c’est toi qui avait pu se perdre dans ce tableau, et non Cassandre...
Une colère nouvelle s’empara de Cézanne, et il retorqua d’un ton brusque :
— Je vous interdit de parler de ma mère, alors que c’est vous qui l’avez tué.
Ronsard secoua lentement la tête.
— Tu ne peux pas comprendre.
— Vous admettez donc que j’ai raison ? Alors pourquoi n’allez-vous pas le dire à Ravel ? Lui qui vous prend pour un saint !
— Cézanne, arrête, prévint son père. Je suis d’humeur massacrante, je ne veux pas-
— Vous êtes toujours d’humeur massacrante ! Vous êtes un homme violent, cruel. Jamais vous n’auriez dû être père !
Cézanne regretta aussitôt ses paroles, aussi satisfaisante furent-elles à prononcer.
— Je vois, dit son père. Nous allons donc devoir recommencer à zéro.
Ronsard remonta les manches de sa chemise, serra les poings en s’approchant de Cézanne.
Ce dernier comprit ce qui l’attendait. Il se jeta contre la porte, mais elle refusa de s’ouvrir. Impuissant face à son père tyrannique, il se recroquevilla dans un coin. Il posa la tête sur ses genoux, implora la venue salvatrice de Ravel en pleurant.
— Rouge de colère, noir de terreur, rouge sang et noir nuit...