Erika Vyltmöss

L’Homme créa alors les Consortiums afin de donner vie aux machines et de se libérer.
Évangile selon l’Algorithme, 1-3.


Secteur 4
Hôtel Le Fidèle


Le hall de l’hôtel, immense et froid, force l'admiration.
Le comptoir d’accueil, en bois mal vieilli, s'étale sur toute la longueur du mur qui regarde l’entrée. Derrière lui, trois réceptionnistes en combinaison jaune citron et au sourire forcé, s'occupent des clients qui défilent à tour de rôle. Des touristes proD égarés sans aucun doute. La plupart jettent des coups d’œil distraits aux grands écrans muraux vieillots qui vantent, dans une résolution médiocre, les services du pseudo palace et certains des délices de la cité-état. Ils semblent tous éblouis par la lumière criarde diffusée par les nombreux petits plafonniers et qui se reflète sur le carrelage imitation marbre, trop brillant pour être honnête. Un concentré de mauvais goût. Nous sommes bien à Oumane.
Le Fidèle est un Resort, la fierté du secteur 4. C’est aussi le premier bâtiment réimprimé de la ville, du vivant du Grand Monarque. Officiellement, pour servir de vitrine au tourisme haut de gamme qui devait se développer dans la nouvelle cité-état indépendante. Officieusement, parce que le propriétaire du lieu, un ami de longue date de l'autocrate mégalo, un compagnon de route, était un lèche-cul de première. Aujourd’hui, l’hôtel cinq étoiles propose une expérience unique à ses clients, la mise à disposition d’un service d’étage 24h/24h. Une performance notable, qui permet d’apprécier l’ampleur du désastre touristique oumanais.
A droite du sas d’entrée, un guichet en plexiglas, où clignote le mot “orientation”, est tenu par un transoP non genré. A travers sa combinaison ultra-moulante, je constate sa transformation définitive. Mais son chirCom a du l’opérer à l’aide d’un programme défaillant. Ses seins trop hauts pointent sur les côtés et il reste un bout de sa pomme d’Adam qui saillit tel un menhir. Il se tient debout comme un I et fixe les portes avec toute l’attention d’un expert cherchant un défaut sur une toile de maître.
Aussitôt le sas franchi et saisi par ce regard, vous n’avez d’autre choix que de vous présenter devant le guichet. Le non genré arbore l’affreux costume de l’hôtel, une barbe de trois jours et des cheveux mi-longs violets. Il me sourit, puis me salue avec respect, en joignant ses mains aux ongles vernis assortis à sa chevelure. Il a la voix d’un baryton. Je ne peux m’empêcher de penser que la science permet d’accomplir aujourd’hui de très belles choses.
Que c'est beau le progrès !
Mû par un réflexe professionnel, je présente mon badge à l’obséquieux sans lui laisser le temps de vraiment regarder. Je lui demande à rencontrer la collaboratrice directe d’Abel Monrivaje, avec l’habituelle amabilité des Renifleurs, en deux mots. Un refus de sa part n’est pas envisageable, mais en toutes circonstances il faut savoir rester poli. On ne se refait pas, on reste des humains. Le baryton déguisé en citron se gratte sa barbe, et m'implore de patienter dans le grand salon. Il accompagne sa supplique d’un geste de la main, qui cherche à être gracieux, pour me désigner une ouverture derrière son guichet. J’accepte son invitation.
Dans la pièce, un hologramme projeté depuis le plafond rappelle que vous entrez dans le grand salon. Une sphère bleutée tourne sur elle même et affiche les mots “GRAND SALON”. Cela doit rassurer les touristes dépourvus du sens de l’orientation. J’observe ce kyste lumineux, le temps de me dire qu’un type qui se veut génial a réussi à imposer cette idée à d’autres. A Oumane, en matière de tourisme on n’a jamais su faire. Je m’assois au hasard et j’attends. J’espère que cela ne sera pas trop long, le fauteuil est aussi confortable qu’un lit de fakir.

Je n'ai pas le temps de m'habituer à mon inconfort, et quelques minutes plus tard Erika Vyltmöss apparaît dans le grand salon. Elle est accompagnée par le non genré aux cheveux violets. Il me sourit du même rictus idiot qu’affichent tous les employés du Fidèle. L’espace d’une seconde, j’imagine un nouveau client entrant dans l’hôtel, et se retrouvant perdu devant le guichet “orientation” vide. Comme pour répondre à cette pensée, le ni lui-ni elle cesse de faire risette et disparaît aussitôt.
Je me lève, pour mieux accueillir Erika Vyltmöss, qui vient vers moi du pas décidé d’un proD de statut majeur. Elle ne présente aucun signe apparent de transOpération ou d’augmenTation. De toute évidence, c’est une cul-plat, mais son attitude renvoie un savant mélange d’arrogance et de noblesse, une femme sûre d’elle-même et de sa supériorité. Sûre de son envoûtante beauté.
Elle ressemble à Natacha.
— Louées soient les Data, lance t-elle.
— Nous rendons grâce au Consortium.
C’est elle qui me tend la main.
— Erika Vyltmöss.
— Waldo Sirce, fais-je, quelque peu déconcerté.
Les européens conservent cette vielle coutume. Nous n’avons pu faire valoir notre exception culturelle à Oumane, depuis l’Annexion on se salue à la chinoise. Vae victis aurait dit Brennus.
Cette constatation rallume des souvenirs que je crois disparus, cet instant où j’ai serré une main pour la dernière fois. C’était il y a quatre ans. Au moment de l’annexion d’Oumane par les chinois. Pour ce qu’il m’en reste, l’expérience a été froide et molle.
La poignée de main d’Erika Vyltmöss est tout le contraire.
Puis je croise son regard, avant de percevoir son parfum. L’odeur du jasmin légèrement sucrée me fait l’effet d’un relaX, tandis que des effluves suaves et chaudes de bois exotique finissent de m’enivrer. Ses yeux, deux amandes parfaites, m’aimantent et les deux galaxies  que forment ses iris me donnent le coup de grâce. Ses pupilles, deux vortex sans fond, m’aspirent.
Reste concentré mon vieux ! C’est pas le moment !
Avant son arrivée, pendant que je patientais, mon servCom m’a transmis assez de données pour savoir l’essentiel à propos de cette inconnue. ProD de statut majeur, astrophysicienne, responsable en chef du Grand Lancement. Célibataire. Sans enfants. Pas de liaison connue. Le servCom m’affiche la dernière donnée en gras souligné. Sa façon d’être drôle ou bien simple transmission de pensée. Voilà une question que je ne me suis jamais posée, Tom est-il capable de lire dans mon cerveau ? Comment cela se pourrait-il ? Je dois divaguer. 
Donne moi le nom de son parfum tant que tu y es ! Je n’attends pas la moindre réponse. C’est une pensée sans plus. Juste un échange chimique anecdotique entre neurotransmetteurs dans mon système limbique. Et pourtant, une autre pulsation électrique, dans mon cortex cette fois-ci et trois mots qui apparaissent : [Alien, édition collector].
Tom c’est toi ?
Je ne perçois aucune nouvelle pulsation. Le tranZ me provoque-t-il des hallucinations ? Quoi de plus normal après tout, vu la quantité de jus de came qui irrigue mon organisme. Il y est certes habitué, mais j’admets que ces derniers temps j’ai un peu forcé la dose.
L’astrophysicienne se rend-elle compte de mon trouble ? Nul besoin d’être un augmenT pour constater que je vire au cramoisi. Vu ma pâleur habituelle, c’est d’autant plus facile à remarquer. 
Ressaisis-toi !
Je l’invite à s’asseoir sur le fauteuil faisant face au mien. Nous sommes désormais séparés par une petite table, faite dans le même bois mal vieilli que le grand comptoir du hall. Erika Vylmöss s’installe, avec l’élégance d’une déesse viking tout en me fixant. Je remarque alors que ses yeux verts ont la même forme que ceux de ma sœur, sauf qu’ils sont surmontés de sourcils arqués à la perfection. Ceux de Natacha sont plus broussailleux. Je reste debout longtemps à la regarder, affichant le même air ahuri qu’un poisson à court d’oxygène.
Elle décide de rompre le silence.
— Vous ne vous asseyez pas ?
Visiblement elle trouve le fauteuil à son goût.
Tom incruste l’expression [Sujet curieux] sur le verre intérieur droit de mes hologlasses. Aucun filtrage actif, cela facilitera l’entretien.
— Bien sûr, fais-je avant de lui présenter mon badge et de m’asseoir.
— Sirce, comme Romain Sirce, l’ingénieur ?
Incrustation [Sujet fasciné]
— Oui. C’était mon père.
— J’ai été désolée d’apprendre ce qui lui est arrivé. C’est tellement tragique.
[Sujet vraiment désolé]
— Oui. Mais c’est vieux maintenant tout ça. C’était dans une autre vie.
— Le Service d’Enquête du Consortium s’inquiète pour moi ou pour ce qui est arrivé à Abel ? demande t-elle de sa voix chaude.
Je comprends alors pourquoi les grosses huiles du consortium ont contacté Angelo à six heures du matin. Cela vient de s’afficher à un centimètre de mon œil et je n’y ai même pas prêté attention. Elle supervise le Grand Lancement.
— Il s’inquiète pour les intérêts du Consortium qu’il se doit de protéger, dis-je en ôtant mon chapeau.
— Je suis donc un “intérêt”, lance t-elle en souriant. Elle se laisse glisser en arrière pour s'adosser au fauteuil de fakir.
[Sujet amusé]
Natacha sourit comme elle, d’un sourire sincère dévoilant des dents rangées à la perfection.
— Non. Bien sûr que non. Je balbutie, comme un adolescent pris en flagrant délit de mensonge. Ce que je dis, c’est que l’assassinat de Monsieur Monrivaje est un coup direct porté à notre consortium et rien ne nous indique que vous n’êtes pas exposée à un risque, puisque vous êtes le bras droit de la victime. A ce niveau de l’enquête nous devons envisager toutes les possibilités. Était-ce seulement l’homme qui était visé ou notre organisation ?
— Je ne suis pas son bras droit, c’est lui qui l’était. Avec Abel, nous nous étions mis d’accord pour que les choses se passent comme ça. Je n’aime pas être exposée.
[Sujet décontracté]
Qu’est-ce qui m’arrive ? Je mène cet entretien à la manière d'un bleu de première. Je me sens comme un papillon aveuglé par les lampadaires biolum du secteur 4. L’ingénieure est belle certes, au-delà même de la décence, mais dois-je pour autant en oublier les rudiments du reniflage ?
Elle marque une pause. Je crois déceler une tendresse manifeste dans sa façon de prononcer “Abel”. Elle se frotte les mains comme si elle se les enduit de crème hydratante. C’est sans doute sa manière de dissiper une certaine nervosité. Chez les proD de statut majeur dissimuler ses émotions est un principe érigé en règle absolue. En revanche, accéder à celles des autres est d’une primordiale nécessité.
Je commence à me demander si l’analyseur d'émotions de mon strappho ne subit pas quand même l’effet de contre mesures. Elle ne porte pas de strappho, ni de hologlasses. Comment peut-elle se passer de servCom ? Dispose-t-elle d’un nouveau modèle indétectable ? Je ne détecte pas de lentilles, l’ourlet de ses iris est net. Dans ses boucles d’oreilles style aztèque par exemple, ou dans un des compartiments de sa ceinture à poches. Son QI est forcément plus élevé que la moyenne, ceci explique cela. Comment savoir ? Lui faire piquer une petite colère, mais en douceur. Je vais devoir pousser la dame dans ses retranchements.
— Je n’arrête pas de me dire qu’il est certainement mort à cause de ça, reprend-elle.
— Pardon, fais-je.
Elle me sort de mes spéculations et je me sens comme un chat s’extrayant d’une piscine. Après avoir sursauté, je secoue la tête, piteux et gêné. Elle sourit encore. Je ne me lasse pas de voir ses dents.
— Je pense qu’on a tué Abel parce qu’on voulait s’en prendre à moi.
— Vous avez eu connaissance de menaces ?
— Non mais…
Un serveur grassouillet, le sosie de Pacman, vient nous éblouir avec sa combinaison jaune fluo, et nous demande si nous souhaitons boire quelque chose. Erika opte pour un thé à l’hibiscus et moi un café. Nous devons passer la commande deux fois. Le gros citron ne parvient pas à activer la fonction micro de son périphe. Constance oumanaise oblige. Il lui faut ses deux pouces et cinq bonne minutes pour noter la commande.
Et ils appellent ça un Resort !
— Vous disiez ? reprends-je, une fois que l’incompétent a déguerpi.
— Abel était inquiet ces derniers temps, il y a même des moments où je pense avoir perçu de la peur chez lui.
— Avez-vous une idée sur l’origine de cette inquiétude ? Vous en a-t-il parlé ? Le lui avez-vous demandé ?
Je l’observe avec une attention décuplée, pour que la caméra de mes hologlasses ne manque aucun froncement de sourcil.
— Non mais je pense que cela avait quelque chose à voir avec le Grand Lancement qui doit avoir lieu dans une semaine. Nous ne parvenions pas à nous mettre d’accord sur le discours d’ouverture de la conférence. Il y a deux jours nous avons eu une grosse dispute lorsque je lui ai dit que j’avais décidé d’écrire l'allocution sans lui. Lorsque je lui ai présenté l’ébauche, il s’est mis dans une telle colère qu’il a brisé le périphe où j’avais tout rédigé. Je ne l’avais jamais vu comme ça.
[Sujet troublé]
— Qu’y avait-il de si extraordinaire dans ce discours ?
Elle prend le temps de mettre ordre ses souvenirs comme un joueur de tarot le ferait avec ses cartes. Ce n’est pas instantané. Réelle absence de servCom ou simulation.
— Rien d’extraordinaire a priori. Cela ne parlait que du Grand Lancement, des contraintes techniques et humaines à surmonter, de l’installation des colons, de terraformation…
Je l’interromps.
— Vous pensez vraiment pouvoir poser mille fusées sur Mars et y débarquer cent mille femmes et hommes dans six mois ?
Erika Vyltmöss vient de froncer très légèrement ses sourcils épilés avec le plus grand soin. Le mouvement est discret, mais suffisant pour que mon servCom le détecte. A y regarder de plus près, elle est ébahie, mais à la façon d’une proD majeure ou comme le serait un moine bouddhiste découvrant une statue de l’Éveillé recouverte de chiures de pigeons.
— Vous doutez des compétences du consortium ?
[Sujet agacé]
— Loin de moi cette idée, fais-je, hypocritement. Je me pose des questions. Mille fusées, mille passagers par lanceur, deux cent vingt millions de kilomètres à parcourir en six mois, il y a de quoi avoir le tournis quand même.
Pacman revient à ce moment précis pour nous servir notre commande. Il manque de renverser le thé à l’hibiscus. D’un geste élégant de la main, Erika signifie au serveur maladroit de porter les frais sur sa note d’hôtel. Par je ne sais quel miracle, Pacman comprend l’injonction.
— Soixante quatre millions, reprend-elle en se saisissant de l’ensemble soucoupe-tasse posé devant elle.
— Pardon ?
— La distance à parcourir sera de soixante quatre millions de kilomètres. Mars et la Terre seront en opposition périhélique le 27 juin de cette année, le voyage sera donc plus court. Votre servCom a allongé le trajet de cent cinquante six millions de kilomètres. Je comprends mieux votre tournis.
[Sujet acerbe]
Son absence de sourire m’agace même si c’est mon servCom que je maudis au fond.
Tom ne m’a pas incrusté les bonnes données, mais il confirme les propos de l’astrophysicienne aux airs supérieurs. Je dois avouer que j’ai beaucoup de mal à conserver mon calme. L’effet du tranZ se dissipe déjà tel le brouillard sous le soleil. Je n’ai pas de relaX et le café est brûlant.
Machinalement, je glisse la main droite à l’intérieur de ma poche de veste. Pour je ne sais quelle raison, j’ai remarqué que le contact tiède du petit cube vibrant m’apaise presque autant qu’un relaX.
— Il n’empêche que le Consortium prend un sacré risque et Monsieur Montrivaje aurait pu prendre conscience de ça. Mais revenons au contenu de votre discours si vous voulez bien. Vous en étiez à la terraformation de Mars, reprends-je, en relisant la dernière question posée.
Le fil de notre discussion est encore incrusté sur le verre gauche de mes hologlasses. Je le fais défiler par de subtils mouvements oculaires.
— Oui et c’est à peu près tout, si ce n’est les remerciements habituels qui devaient conclure son intervention.
— Vous a-t-il dit ce qui n’allait pas dans ce discours ? Vous a t-il reproché quelque chose ? A t-il tenu des propos inhabituels ?
— Non. Après avoir fracassé mon périphe il est sorti de ma chambre et s’écriant que tout ça n’était qu’un vaste tissu de conneries.
— C’est en effet un sacré risque que prend le Consortium. A quelques jours du Grand Lancement Monsieur Montrivaje aurait pu prendre conscience de ça. Non ?
— Bien sûr que non, fait-elle. Abel est… Abel était un scientifique comme moi. Il connaissait les contraintes et les risques. Mais il ne doutait pas des compétences du Consortium, il savait que les choses étaient possibles. L’intrication quantique nous a offert la Singularité, il n’y a plus de limites. Et surtout, il avait une foi inébranlable en notre dirigeant, Nels Kumo.
— Le diable à deux cornes, l’orgueil et le mensonge, murmuré-je.
Bon sang, c’est sorti comme ça. Tom me l’a incrusté sans que je le lui demande. J’ai pensé très fort à la réflexion de l’astrophysicien “vaste tissu de conneries”. Aussi sûr que deux et deux font quatre, j’associe connerie à mensonge. Et vlan !
— Qu’est-ce que vous dites ? me demande t-elle.
[Sujet troublé]
Par chance, elle n’a pas entendu ma réflexion, ou bien elle simule à la perfection. Je ne sais toujours pas. Cela confirme au moins une chose. Si elle possède des audioThèses, alors son filtrage des émotions est efficace.
— Rien de bien important. Je me disais juste qu’il y a suffisamment de problèmes à régler sur Terre pour ne pas aller s’en rajouter sur Mars.
[Sujet effaré]
Même ahurie elle reste très belle. Mais cette fois j’en suis sûr, son regard désemparé me confirme qu’elle ne porte ni audioThèses, ni filtre à sentiments. Je peux poursuivre la partie plus sereinement.
— Et après ? Vous vous êtes revus ?
Elle cligne des yeux plusieurs fois avant de me répondre. Elle semble sonnée.
— Quelques heures plus tard, il est revenu dans ma chambre pour se confondre en excuses. Il m’avait acheté un nouveau périphe. Il m’a dit que tout ce projet le mettait sous pression et qu’il n’arrivait pas à gérer ce trop-plein de stress. Il a exprimé encore ses regrets en m'assurant qu’il allait se reprendre, qu’il ferait le discours et qu’il était très bien écrit. Il m’a demandé de ne rien dire à propos de ce qui venait de se passer.
— Vous l’avez cru ?
— Non, mais dans l’immédiat ce qui importait c’était son retour dans le projet. La priorité restait le lancement, même si je voyais bien que depuis l’incident Abel se montrait quelque peu distant. Hier nous nous sommes pour ainsi dire pas vu. Mais je préférai le laisser tranquille. Je pensais que nous disposerions du temps nécessaire, ensuite, pour tirer tout cela au clair, une fois que la pression serait retombée. Nous nous sommes parlés à une dernière occasion, hier, au début de la soirée. Il m’a dit qu’il allait dans un narcobar pour se changer les idées et qu’il avait besoin d’être seul.
— Vous a t-il donné le nom de ce narcobar ?
— Non il ne m’a rien dit d’autre.
— Avant sa mort avez-vous parlé de cet incident avec quelqu’un ?
— Bien sûr que non, je l’avais promis à Abel.
[Sujet vexé]
Bien, encore une confirmation !
— Madame Vyltmöss, vos relations avec Abel n’étaient-elles que professionnelles ?
Nul besoin de lire l’incrustation pour comprendre que cette question la met en colère. Le regard courroucé qu’elle me lance suffit.
— Puis-je savoir ce que cela changerait agent Sirce ?
Elle insiste sur le mot agent, comme sait le faire les proD de statut majeur. Leur façon habituelle de rappeler leur place aux proD de statut inférieur. De nous rabattre notre caquet.
— Bien sûr. Vous ne seriez pas dans la même colonne.
Elle plisse les yeux. Son regard devient un poignard, terriblement affûté. 
— Je ne suis pas certaine de comprendre.
— Lors de mes enquêtes, j’ai l’habitude de classer les personnes impliquées en deux catégories. Celles qui n’ont rien à cacher et les autres.
Nous nous regardons de longues secondes dans les yeux, même si les miens ne sont pas aussi visibles à travers mes hologlasses teintés. 
Oh oh ! Il ne manque que le cri des hyènes et les trompettes.
— Monsieur Sirce pourquoi travaillez-vous pour notre Consortium ? finit-elle par me demander.
Elle serre les mâchoires comme un alligator. L’ovale de son visage se durcit.
— On ne m’a pas laissé le choix, dis-je.
— Je comprends mieux, reprend-elle. Abel et moi avons été amants. Mais c’était il y a longtemps et je pense que c’est sans aucun lien avec son assassinat. Maintenant, j’aimerais conclure cet entretien si vous le voulez bien. J’ai du travail qui m’attend. Le Grand Lancement a lieu dans une semaine.
Incrustation [Sujet vindicatif]
Son “si vous le voulez bien” tient plus de l’ordre que de la demande polie et déjà elle se lève de son fauteuil. Si je ne veux pas créer d’incident diplomatique, et m’expliquer devant les pontifes du conso, je n’ai d’autre choix que de mettre un terme à cette entrevue. Je marque une longue pause, comme pour signifier que j’ai besoin de réfléchir. Ai-je d’autres questions ? A vrai dire non. J’ai tout ce qu’il me faut, même si pour le moment ce n’est rien de très précis mais une plongée loin des servCom s’avère nécessaire.

Avant même de prendre congé, j’espère la revoir très vite.
Elle remonte dans sa chambre sans me serrer la main. Je la regarde traverser le hall à grandes enjambées chaloupées. Elle est aussi belle de dos que de face. 
Sa fragrance ambrée demeure longtemps après son départ. Elle m’accompagne alors que je finis de boire mon café, il me suit même jusqu’à la robocar.
Dehors, le biosphalt aurait bien se liquéfier sous les ardents rayons du soleil, je ne l’aurais même pas remarqué.

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