Arnaque
Au bout d’une heure de trajet, Ey Ef annonça aux occupants du véhicule :
– Voici la ville de London-Stadium. Le séisme a eu lieu de l’autre côté, à la sortie sud. Vos bungalows sont situés tout près, au sud-ouest.
Le nez collé à la vitre et les jambes agitées de sursauts d’excitation, Ulys scrutait le paysage toujours verdoyant qu’ils parcouraient depuis l’astroport. Quand les premières constructions apparurent, les nombreux chuchotements surpris des hors-mondes firent siffler ses oreilles sans qu’il comprenne ce qui les suscitait. Il ne savait de toute façon pas à quoi s’attendre puisque rien, ici, ne ressemblait à ce qu’il connaissait. Il saisit un peu mieux quand Livingstone — qui ne s’encombrait pas de scrupules — s’écria :
– Mais c’est pas comme ça, une ville !
Autour de lui, des hochements de tête montrèrent qu’il avait exprimé tout haut ce que tout le monde pensait.
Ulys finit par comprendre ce qui les perturbait ; les constructions étaient éparpillées en un semis irrégulier, sans alignement, sans aucune espèce d’organisation. Aucune clôture ne les entourait. Et pas la moindre trace de rue, de route ou de chemin ne les séparait ; le bus roulait sur l’herbe en tâchant d’éviter les trous et les bosses les plus marqués.
Elles étaient conçues sur le même principe que l’accueil de l’astroport : des montants métalliques arrimés au sol au centre desquels un second élément flottait. Les ossatures, en pyramides, en cubes ou en demi-sphères, étaient couronnées d’un ou plusieurs disques plats et noirs : les électroaimants qui tenaient en lévitation les habitations elles-mêmes. Quant à ces dernières, elles prenaient toutes les formes possibles, donnant au paysage des allures de jeu de construction. Habitué aux immenses tours carrées dans lesquelles s’entassaient plusieurs dizaines de milliers de personnes, Ulys n’en finissait pas d’écarquiller les yeux. Il aurait bien voulu, sur Terre, fouler la végétation en sortant de chez lui plutôt que slalomer entre les détritus et les hologrammes publicitaires en respirant à travers un atmomasque.
Les habitants de London-Stadium les regardaient passer, allongés sur de gros matelas devant leurs maisons. Tous ressemblaient à Ey Ef et à Dji Ef : de taille moyenne, ils avaient le teint hâlé, une silhouette aux épaules tombantes un peu rebondie vers le milieu du corps. Certains faisaient un vague geste de la main. D’autres tournaient à peine la tête. Ils sirotaient des boissons que des robots équipés de plateaux leur apportaient. On voyait d’ailleurs un peu partout des automates de formes diverses, pourvus de brosses ou de pinces, dont Ulys essayait de deviner la fonction.
– Ils ne travaillent pas, les Stadiens ? demanda quelqu’un à mi-voix.
En regardant plus en détail, on pouvait distinguer çà et là des taches de rouille sur les structures de métal. Les peintures s’écaillaient. Certains montants étaient tordus et personne n’avait pris la peine de les redresser. À l’exception de quelques rares espaces tondus, l’herbe était aussi haute et drue qu’à l’astroport. Les London-Stadiens ne se fatiguaient apparemment pas en entretien.
– Nous avons dépassé le centre de la ville, claironna le chauffeur. Nous arriverons dans cinq minutes.
– Vous n’avez aucun magasin ? Aucune usine ou fabrique ? demanda Skull.
– Il y en avait autrefois, répondit Astimed Ef de sa voix traînante. Mais ils ont fermé. Et ce n’est pas nécessaire, sur notre merveilleuse planète. Nous disposons de tout ce qu’il faut.
– Sans rien acheter ? s’étonna Paddy qui suivait la conversation. Pas de commerce ? Voilà qui est révolutionnaire !
Sans relever ce commentaire, le Stadien poursuivit :
– Nous importons les bases-repas qui sont distribuées. Nos bâtiments sont bien équipés. Nous possédons des cultures de viande synthétique. Des robots qui entretiennent les maisons, fabriquent les vêtements et les denrées de première nécessité. Nous n’avons besoin de rien d’autre parce que nous vivons très simplement…
C’est vrai, pensa Ulys, il n’y a besoin de rien d’autre… Ces gens ont tout compris. Leur vie a l’air facile !
Puis il entendit Darwin qui murmurait :
– Et qui entretient les robots, hein ?
– Et comment financent-ils les imports de bases-repas ? ajouta Skull, le front barré d’un pli perplexe.
***
Les bungalows que l’administration de la planète leur avait mis à disposition ressemblaient à des œufs bleus suspendus dans des structures pyramidales. Tous identiques, ils paraissaient avoir poussé au hasard dans une clairière. Ils pouvaient abriter chacun deux personnes et on y avait placé des robes propres, comme celles que portaient les Stadiens. Ey Ef leur laissa le bus à disposition pour la durée de leur séjour, puis il repartit dans l’une des petites navettes pour deux passagers disponibles un peu partout.
Quand chacun eut décidé avec qui partager son œuf, il se rassemblèrent autour de Skull.
– Nous allons dès maintenant remonter dans le bus pour évaluer le chantier, déclara Skull. À mon avis, ce que nous allons trouver n’aura rien de commun avec ce qui a été annoncé dans le message d’alerte. J’ai modifié notre itinéraire parce qu’ils parlaient de dommages humains et d’importants dégâts matériels. Pourtant jusqu’ici, nous n’avons rien vu qui ressemble à ça. Et les habitants ont l’air particulièrement calmes pour des gens qui viennent d’être soumis à un tremblement de terre de forte magnitude.
– Calmes ? lança une voix. Ils ne sont pas calmes, ils sont mous !
Ulys se mit à rire et il fut loin d’être le seul. Même le capitaine ne put retenir un sourire, mais se reprit :
– Pas de jugement hâtif, s’il vous plaît. Je ne sais toujours pas en quoi va consister notre travail. Sur le chantier, si j’ai bien compris, nous trouverons le contremaître qui nous en dira plus. Ensuite, j’aviserai.
Une rumeur enfla, chacun commentait le discours de Skull. Quelqu’un s’écria :
– Ils nous ont arnaqués, les petits hommes en robe !
D’autres remarques du même ordre fusèrent, tandis que le capitaine enjoignait à son équipage de rester calme.
– Ne nous emballons pas ! S’ils ont utilisé la priorité maximale sans justification, il faudra qu’ils régularisent. On ne travaillera pas juste pour leur faire plaisir. Pas la peine d’anticiper de toute façon, allons plutôt voir.
Blacky prit le volant du bus. La conduite s’en révéla si simple et si semblable à celle d’un airkart qu’au bout de cinq minutes il proposa à Tan d’essayer. Avec une pointe de jalousie, Ulys se dit qu’il aurait dû se porter plus souvent volontaire pour les tournées d’inspection des hangars du WOW avec le terrien, et se promit d’y remédier lorsqu’ils quitteraient Stadium.
Sur le trajet indiqué par l’ordinateur de bord, les hors-mondes dépassèrent un immense bâtiment délabré. Sa structure de soutien magnétique était complètement tordue et l’électroaimant devait être désactivé, car l’élément central gisait sur le sol. Les vitres des grandes ouvertures étaient brisées et la porte coulissante, sortie de ses rails, pendait jusqu’à terre. Les branches des arbres voisins envahissaient l’intérieur. Dedans, Ulys devina au passage de grosses machines et des tapis roulants.
– Ça, lui dit Diego, c’est une usine de production à l’abandon.
– De production de quoi ? demanda Tan.
– Aucune idée.
À peine l’avait-il dépassée que d’autres constructions très semblables apparurent. Vu leur état, elles étaient désaffectées depuis plusieurs décennies.
Non loin, des bâtiments plus petits et également en ruines portaient des enseignes commerciales à demi-effacées.
Des magasins, devina Ulys.
– Eh bien, ils ne produisent plus grand-chose… dit Diego. Pas ici en tout cas.
– On approche, annonça Blacky depuis l’avant du bus. Si j’en crois les coordonnées de la console de cet engin, dans une minute, on y est.
Ils passèrent un rideau d’arbre et débouchèrent sur une vaste plaine herbeuse sur laquelle apparaissaient des dizaines de bâtiments, énormes pavés brillants dans leurs structures rectangulaires, alignés en rangées parfaites. Comparés aux précédents, ceux-ci étaient de construction récente et très bien entretenus.
– Ça alors ! s’exclama Karl. Vu l’état du reste, on s’attendait pas à ça !
Un homme, copie conforme des Stadiens déjà aperçus, sortit alors d’un des hangars tout proches. Il fit signe à Tan d’avancer encore le long d’une allée. Les premiers dégâts apparurent rapidement. Des crevasses labouraient le sol qui s’était affaissé sous les bâtiments. Les montants métalliques des structures étaient tordus, vrillés, coudés, comme si une créature de la taille d’une petite montagne s’était acharnée à les secouer. Certains des disques aimantés ne tenaient plus très bien, ce qui avait déséquilibré les forces magnétiques ; les éléments centraux, s’ils flottaient encore, penchaient dangereusement. Il y avait bien eu un séisme, cette partie de l’histoire était vraie. Cependant, les dommages semblaient assez mineurs — une cinquantaine de hangars au maximum avaient souffert — et uniquement matériels.
L’homme qui leur avait fait signe les rejoignit d’un pas tranquille, sa robe ondulant dans le léger vent qui soufflait depuis leur arrivée.
– Salut à tous ! Je suis le contremaître, Waï Jay. Je suis content de vous voir. Vous allez pouvoir commencer tout de suite.
– Comment ça « vous allez » ? siffla Bella entre ses dents. Et lui, il ne compte pas travailler ?
À côté d’elle, Ulys laissa échapper un rire, mais trouva la question pertinente.
– Qu’attendez-vous de nous ? demanda Skull.
– Il faut terrasser et réparer la structure magnétique de ces hangars, répondit Waï Jay. Une fois qu’ils seront redressés et sécurisés, il faudra entamer la phase de rangement. Évaluer les dégâts sur les stocks, trier ce qui est endommagé de ce qui est intact et replacer sur les rayons.
Skull essayait de garder un visage impassible, mais il était flagrant que la colère lui piquait fortement le nez.
– Et c’est tout ? demanda-t-il, les dents serrées.
– Oui, répondit l’homme avec aplomb.
– Y a-t-il eu des blessés ? D’autres dégâts ?
– Non, mais le contenu de ces hangars est très précieux pour nous.
Skull avança jusqu’à ce que son menton frôle le front de Waï Jay qu’il dominait de vingt bons centimètres. Celui-ci recula d’un pas, imperturbable, renversa la tête en arrière et soutint sans ciller le regard vairon de son interlocuteur.
– Votre administration a lancé une alerte de priorité maximale, rappela le capitaine en articulant comme s’il parlait à un dur d’oreille. Nous nous sommes déroutés pour vous porter secours, car nous avons à bord un médecin et des gens de bonne volonté pour qui la vie humaine mérite du temps et de l’énergie.
Le front du contremaître se plissa, dans l’attente de la suite.
– Or, quand nous arrivons, vous nous annoncez qu’il n’y a personne à soigner ni à dégager d’éventuels décombres. Et que les dommages, qu’on peut à peine qualifier ainsi, portent sur des objets « très précieux pour vous » ?
L’équipage du WOW ne respirait plus, attendant que son capitaine achève le petit homme.
– Je ne sais pas quelle part tu as prise à cette mascarade, Waï Jay, mais laisse-moi te dire que ta planète est peuplée d’arnaqueurs. Le procédé est lamentable.
Sa voix était montée d’un ton et demi et en face de lui, le Stadien fermait les yeux, comme pour les protéger d’une tempête.
– Voilà ce qui va se passer, poursuivit Skull en appuyant son doigt sur la poitrine potelée du contremaître. Je vais retourner voir ton président Dji Ef pour lui expliquer que non seulement nous repartons tout de suite sans avoir touché à votre chantier, mais qu’en plus j’exige un dédommagement pour usage abusif de l’alerte de priorité maximale.
L’homme rouvrit les yeux, pensant que la tornade était passée. Mais Skull reprit :
– Vous utilisez des proxcoms, sur ce caillou ?
– Non, nous n’en avons pas besoin.
– Pffffff, soupira le capitaine pour exprimer son opinion sur ce manque d’équipement. Alors, donne-moi précisément les coordonnées de ton président de région. Et si je ne le trouve pas, je risque de croire que tu l’as prévenu et qu’il préfère se défiler. Dans ce cas, je me verrai obliger d’appeler les autorités compétentes de ce coin de ciel.
Le silence retomba. Waï Jay, qui ne semblait même pas confus, esquissa un sourire courtois.
– Bien. Tant pis, je suis sûr que vous auriez fait du bon travail. Ceci dit, pourquoi ne pas rentrer aux bungalows que nous avons mis à votre disposition et vous reposer tranquillement ? Profitez de votre fin de journée et repartez plutôt demain.
Skull et les hors-mondes en restèrent muets, ce qui permit au contremaître de fournir les coordonnées demandées. Puis il s’éloigna nonchalamment par où il était venu.
Diego tapota le dos de Skull que le culot de l’homme avait laissé pantois.
– Ne t’inquiète pas, Capitaine, lança-t-il en s’efforçant de ne pas rire. Tu as été très bien. Même moi j’ai eu la trouille. D’ailleurs, il serait parti en courant s’il n’avait pas eu la flemme.
Très bonne chute xD
J'attendais tout le chapitre que le contremaître explique la raison de l'alerte, en expliquant ce qu'il y a dans les hangars par exemple, c'est frustrant de ne pas en savoir plus...
Finalement on n'a pas beaucoup plus de réponses mais j'ai la sensation que l'intrigue commence à s'accélérer depuis le débarquement du WOW, c'est plutôt agréable !
Petite remarque :
"Comparés aux précédents, ceux-ci étaient de construction récente et très bien entretenus. – Ça alors ! s’exclama Karl. Vu l’état du reste, on s’attendait pas à ça !" je trouve que la phrase et la ligne de dialogue font un peu redite, peut-être plutôt regarder l'exclamation de Karl ?
Je continue (on ne m'arrête plus xD)
Mais effectivement, ça accélère. Le rythme n'est pas insoutenable non plus dans la partie suivante, mais j'ai essayé de le rendre vraiment rapide dans le dernier épisode.
Je note ta remarque pour la réplique de Karl.
J'ai hâte de voir si l'équipage pourra vite repartir comme prévu ou s'ils vont se retrouver piégés d'une façon quelconque !
Repartir ou être piégés ? Ou une troisième option...
Merci pour ta lecture et ton retour !
Détails
Mais c’est comme ça, une ville ! Point d’interrogation, non ?
Et je ne le trouve pas, je risque de croire que tu l’as prévenu et qu’il préfère se défiler. : et si je ne le trouve pas ?
"Mais c’est comme ça, une ville ! Point d’interrogation, non ?" : en fait la phrase que je voulais écrire, c'est "Mais c’est PAS comme ça, une ville !". Du coup c'est bien un point d'exclamation, mais ça m'a permis de voir la coquille !
Idem, merci pour la suivante ;)