Vertige de vert

Par Isapass

Vertige de vert

 

Quand Oxan s’était cassé la clavicule, quelques années auparavant, on lui avait administré un gaz pour lui faire oublier la douleur. D’après sa mère, elle avait débité des inepties qui avaient beaucoup diverti le personnel médical du dispensaire, mais elle se souvenait surtout de l’impression qu’elle avait eue de se tenir en suspension au-dessus de son propre corps, dans une sorte de coton invisible. À l’ouverture de la cabine, elle éprouva la même sensation pendant plusieurs secondes.

La piste de fusioasphalte s’étendait au milieu de la nature. Où que l’adolescente oriente son regard, il n’y avait pas un bâtiment ; mais à perte de vue, de l’herbe grasse et haute, des buissons de toutes sortes et de grands arbres majestueux. Ici et là voletaient des insectes, passant de fleur en fleur, sans se soucier des humains. Les réacteurs à combustion du WOW s’étaient tus, si bien qu’on ne percevait rien. Ou plutôt, en tendant l’oreille, on distinguait mille petits bruits : des bourdonnements discrets, le crissement des herbes bercées par le léger vent tiède, le frisson des feuilles et même les chants d’oiseaux invisibles. Oxan ne les entendait qu’à moitié, assourdie qu’elle était par ce quasi-silence et par le choc que lui causait tant de végétation. Les seuls arbres qu’elle avait jamais vus se trouvaient dans des musées, perclus de maladies, maintenus en vie par les spécialistes terriens, ou bien sur des numshots datant de plusieurs siècles. Quant à l’herbe, les rares échantillons qu’elle avait eu la chance d’apercevoir ne l’avaient pas préparée à ces vastes étendues sur lesquelles on pouvait marcher !

D’ailleurs elle n’osait pas. Tancred, Ulys, Calixt et elle étaient figés sur le bord de la piste sans pouvoir se défaire du sentiment que fouler du pied cette merveille émeraude était un sacrilège. Il fallut que Bella les pousse gentiment pour qu’ils se décident à avancer sur la pointe des pieds. Quand Oxan adopta enfin une démarche normale, Teddy — qui se posait apparemment moins de questions — courait déjà derrière les papillons en lançant des cris de ravissement.

– C’est tout vert ! hurlait-il. Et ça sent bon !

Les membres du WOW assistaient à la scène avec des rires bon enfant. D’après les remarques que l’adolescente entendait, elle comprit que beaucoup d’entre eux n’avaient vu que très rarement ce type de paysages, plus habitués aux mondes de bitume et d’acier des planètes à haute densité de population.

– C’est vrai qu’on respire bien, ici, dit quelqu’un en inspirant à pleins poumons.

– Et l’astroport en pleine nature, on ne voit pas ça sur tous les cailloux ! lança une autre voix.

Diego prit quelques numshots avec son mediacom pour immortaliser ces instants.

– Je vous rappellerai ce moment quand vous serez blasés, les Sailor ! leur lança-t-il avec un clin d’œil.

– C’est dommage de venir pour une mission de sauvetage, j’aurais préféré des vacances, glissa Karl.

Sa remarque rappela à l’adolescente le but de leur escale. Jusqu’ici en tout cas, elle ne voyait aucune trace de séisme. Il avait dû se produire loin d’ici.

 

***

 

Un véhicule de transport collectif approcha de la piste. Totalement silencieux, l’engin se composait de montants métalliques formant une pyramide munie de roues et d’une capsule ovale qui flottait en lévitation au centre. Quand l’appareil avançait, tressautant au gré des reliefs du sol, la capsule, elle, ne bougeait pas. À travers son dôme transparent, Oxan distingua le conducteur.

– Ça alors ! s’écria l’un des hors-mondes. Comment ces machines sont fabriquées ?

– J’ai déjà vu ce genre de trucs, répondit quelqu’un d’autre en montrant un gros bloc sombre au sommet de la pyramide. C’est un électroaimant. L’engin central est maintenu en l’air par la force magnétique. Ça permet d’absorber tous les chocs.

Tandis que chacun émettait ses commentaires sur cette technologie, le pilote descendit tranquillement de la navette. Il était vêtu d’une sorte de robe, qui paraissait agréable et légère. Des murmures d’envie firent frémir l’assistance qui commençait déjà à transpirer. La plupart des hors-mondes portaient de classiques tuniques et pantalons en syntex — le textile fabriqué chimiquement dans toute la galaxie — et les autres avaient sur le dos des matières encore plus chaudes.

– Salut équipage du Worldless Optimal Walrus. Service de l’astroport de London-Stadium, s’écria-t-il, la main levée en guise de salut. Je m’appelle Ey Ef. Avez-vous un commandant ?

Leur hôte montrait un visage ouvert et jovial. Il parlait et se mouvait lentement, comme pour s’économiser.

– C’est moi, répondit Skull. Je suis Alistair Burningskull. London-Stadium, as-tu dit ? London, c’est le nom de la ville voisine ?

– De la ville et de la région. La seule région habitée de la planète, en fait : toute la population vit sur un pour cent des terres émergées, le reste est sauvage. Mais on vous expliquera tout ça dans la salle de réception de l’astroport.

– Nous sommes prêts à te suivre.

Ils embarquèrent dans le bus magnétique — dont l’intérieur datait de plusieurs décennies, à en juger par son état d’usure — pour un trajet de quinze minutes, toujours en pleine campagne, dans un décor intact qui ravissait décidément Oxan.

– Nous voici arrivés ! annonça joyeusement Ey Ef, en lâchant le volant pour tendre son doigt devant lui.

À une centaine de mètres, l’unique bâtiment de l’astroport apparut, tirant un « Ooooh » enthousiaste à l’adolescente. Il était conçu sur la même technologie magnétique que le bus. Une structure métallique — dépourvue de roues, celle-ci — encadrait une très grande construction flottante en forme de coupole. Il était entièrement vitré, ce qui permettait à ses occupants de profiter en permanence du paysage extérieur.

Oxan jeta un coup d’œil à Ulys qui lui sourit en retour. Même dans leurs délires créatifs les plus fous, quand ils tentaient d’imaginer leur nouveau monde d’adoption, ils n’avaient jamais été si loin. Ici, c’était tellement facile de respirer, rien n’arrêtait le regard, il y avait si peu de murs… qu’on se sentait presque perdu. Pourtant c’était une expérience qu’Oxan n’aurait voulu manquer pour rien au monde !

Lorsqu’ils descendirent du véhicule pour parcourir les quelques mètres qui les séparaient du bâtiment, elle remarqua les yeux brillants de Tan qui inspirait à fond l’odeur de l’herbe foulée. Perché sur les épaules de Diego, les mains levées pour éviter ses clous, Calixt souriait d’une oreille à l’autre en battant sereinement des cils. Oxan n’aurait pas été surprise de le voir s’envoler.

Dans l’astroport, l’équipage fut introduit dans une salle baignée de lumière où un long comptoir occupait un côté. Ey Ef, le chauffeur du bus, présenta le personnage qui se trouvait là comme le président de London-Stadium, Dji Ef.

– On risque pas de se tromper, souffla Paddy à Oxan et Calixt, ils ont tous le même nom !

Les deux enfants pouffèrent.

En tant que premier fonctionnaire de l’endroit, leur nouvel interlocuteur n’était apparemment pas très préoccupé par l’étiquette. Quand les hors-mondes pénétrèrent dans la pièce, il était renversé sur un siège confortable, les pieds sur le comptoir. L’effort qu’il fit pour se redresser et les saluer lui coûta beaucoup d’énergie, à en croire le soupir qu’il poussa en se rasseyant. Il portait lui aussi une robe légère de couleur bleue très ouverte au niveau du col.

– Soyez les bienvenus sur Stadium, commença-t-il d’une voix monocorde, le regard errant dans le vide, comme s’il débitait un texte appris par coeur. Vous vous trouvez dans la région administrative de London-Stadium, seule partie peuplée de notre monde. Elle possède une superficie d’environ six cent mille kilomètres carrés pour soixante-dix mille habitants. Notre planète est une planète active sujette aux séismes qui sévissent régulièrement…

Oxan bâilla. Le ton curieusement indifférent et le débit très lent de l’homme allaient avoir raison d’elle. Il semblait d’un naturel extrêmement nonchalant. Ey Ef, le chauffeur, ne donnait pas non plus l’impression d’être vif, mais comparé au président de la région, il paraissait survolté. La majorité des visiteurs se désintéressa de son discours lénifiant, y compris Oxan qui passa le bras autour des épaules de son frère pour l’entraîner près des parois vitrées.

– Je ne me lasserai jamais de cette vue, lui dit-elle en admirant le paysage.

Prise d’un soudain élan d’affection, elle l’embrassa sur la joue. Calixt se raidit un peu — elle devait admettre qu’elle ne l’avait pas habitué à de telles démonstrations —, alors elle resserra son étreinte pour le taquiner.

– Ça me fait vraiment plaisir que tu t’éclates avec Diego et Karl, mais je dois reconnaître que tu me manques un peu… Ne va quand même pas t’imaginer que je t’aime, hein ! ajouta-t-elle en riant quand le garçon tourna vers elle ses paupières papillonnantes et ses pommettes rosies.

 

***

 

Peu après, l’équipage du WOW reprit place dans le bus magnétique conduit par Ey Ef. Les Stadiens avaient mis des logements à leur disposition pour qu’ils n’aient pas à parcourir sans cesse le trajet du vaisseau au chantier. Ils devaient d’abord passer y déposer leurs affaires avant de rejoindre leurs missions respectives.

Assise à côté d’Ulys juste derrière Skull et Darwin, Oxan écoutait d’une oreille distraite la conversation des deux hommes.

– Ce Dji Ef ne nous a pas dit grand-chose en ce qui concerne le séisme et les dégâts qu’il a causés, dit Skull à mi-voix. J’ai eu beau l’interroger, il a répondu à côté à chaque fois. J’avais l’impression qu’il évitait le sujet exprès.

– Moi aussi, répliqua Darwin. Soit les dommages sont énormes et il redoutait de nous faire peur quant au travail à fournir, soit c’est l’inverse : ils ont lancé une alerte de priorité maximale pour rien. Et ils craignent qu’on leur demande des comptes…

– C’est vrai que pour l’instant, nous n’avons croisé aucune trace de tremblement de terre, et ils n’ont pas l’air très inquiets.

Les deux hommes en restèrent là de leurs hypothèses. Oxan et Ulys échangèrent un regard. Apparemment, ce séjour leur réservait des surprises, mais peut-être pas celles auxquelles ils s’attendaient.

 

 

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Edouard PArle
Posté le 29/11/2022
Coucou !
Pas forcément hyper hypé par les nouveaux personnages xD J'imagine que ce n'est pas le but vu comment tu les décris.
Top la description de début de chapitre ! Je trouve que c'est très intéressant dans ton histoire l'aspect découverte de choses qui semblent banales au lecteur, d'autant plus pour un jeune public. Faire comprendre que tout n'est pas dû, que notre quotidien est précieux et fragile, je trouve que c'est un beau message !
Je poursuis ma lecture...
Isapass
Posté le 03/12/2022
Non en effet, les nouveaux personnages ne sont pas censés être attachants, mais plutôt intrigants dans leur apathie.
Quand à la découverte de l'herbe et de la nature par les cousins, ça m'intéressait en effet de montrer ça comme une merveille absolue plutôt que comme une chose normale !
sifriane
Posté le 04/03/2021
Coucou Isa,

Je dois avouer que ça fait quelques chapitres que je me dis qu'il manque un peu d'action, même si l'histoire se déroule bien, et que c'est toujours aussi agréable à lire. Et je suis contente qu'ls sortent enfin du vaisseaux.
J'ai tenté d'analyser un peu la situation, et de répertorier les intrigues, la plus importante étant le retour des Sailor dans leur famille, mais ça on sait que, sauf perversion de ta part, que cela se passera en fin de tome. Ensuite il y a la suspicion sur les passagers du WOW, et enfin leurs aventures hors vaisseaux, qui selon moi, à tarder légèrement à venir.
Je crois, mais ça n'engage vraiment que moi, qu'il manque une petite intrigue, un petit quelque chose pour améliorer le cocktail et rendre un peu plus piquant ce récit qui malgré tout me semble très prometteur.
J'ai hésité avant de poster ce commentaire, et j'espère qu'il ne semblera pas trop dur, ce n'est vraiment pas mon intention.
Isapass
Posté le 05/03/2021
Hello !
Oui, je sais, il y a un passage un peu mou mais je sais déjà comment le dynamiser. Je vais déplacer en amont un passage que j'ai mis un peu plus tard. Comme tu ne l'as pas encore lu, je ne peux pas t'expliquer sous peine de te spoiler mais je t'en dirai plus quand tu y seras ;) Ca renforcera l'intrigue "suspicion sur l'équipage" qui sera plus net et interviendra plus tôt. Et ça rendra aussi les enfants (certains, du moins) plus actifs.
Je ne veux pas ajouter encore une intrigue parce que ça risque d'être confus, à force (tu vas vite voir qu'il y a d'autres éléments qui arrivent), mais je pense qu'en en renforçant une, ça doit marcher.
N'hésite pas à me dire ce que tu penses ! On est là pour ça. Et ta formulation est suffisamment douce pour que ça ne pique pas ;)
Merci !
Rachael
Posté le 27/02/2021
Si les description m'ont plutôt convaincu, j'ai été moins fan du passage avec le président : pour moi ca manque de vie, tu nous dit qu'il est "mou" mais rien ne le montre, et tu dois ensuite nous expliquer ce qui s'est dit alors que tu aurais pu nous le montrer (même en partie) par quelques dialogues. tu dis aussi à la fin du chapitre qu'ils n'ont pas vu de traces du tremblement de terre, mais tu aurais pu aussi nous le dire avant dans les descriptions, cela aurait été plus pertinent qu'ils le remarquent plus tôt, il me semble.
Isapass
Posté le 28/02/2021
Ok pour ta remarque sur les traces de séisme, je corrigerai parce que c'est vrai. Les enfants étant tout absorbés par la découverte de ce monde très différent du leur, j'ai zappé le sujet, mais je peux le rajouter, tu as raison.
Quant au passage avec le président de région, je ne me suis pas étendue parce qu'Oxan (dont c'est le pdv) s'en éloigne rapidement, justement parce que le gars est mou et chiant. Je pensais que sa description suffisait, mais je verrai comment rajouter un peu de vie.
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