Aveux tardifs

Tard dans la nuit, une grosse poigne frappa à la porte avant d’ouvrir. Surpris, Camille quitta son écran des yeux pour regarder Strada entrer. Il avait l’air vouté. 

— Chef ! Qu’est-ce que vous faites là à une heure pareille ? 

— Insomnie, répondit-il. J’ai vu que tu bossais à la lumière de ta machine par la fenêtre, alors je me suis décidé à venir papoter un moment. Ça te dérange ? 

— Non, pas du tout. Asseyez-vous. Café ? 

— Non. Je vais quand même essayer de dormir un peu cette nuit. 

Il prit une chaise et la rapprocha de son ordinateur pour regarder ce qu’il faisait. Le silence retomba entre les deux hommes, du coup Camille se sentit obligé de lui expliquer. 

— J’ai beaucoup cherché l’impact que le mur pourrait avoir sur les limbes. J’ai rien trouvé. J’ai du mal à croire qu’un truc aussi énorme et aussi lourd sur nos vies ne puisse faire ni chaud ni froid dans les enfers. Et pourtant… 

Il fit défiler les images. 

— Rien. 

Après un nouveau silence, il ajouta :

— J’ai l’impression que vous avez envie de me parler de quelque chose, chef, dit-il à voix basse. Ça concerne Chris ? 

Strada soupira, mais comme il ne disait toujours rien, Camille insista. 

— Ça vous pose un problème qu’elle rejoigne la Brigade ? 

— Non, non ! se défendit-il. C’est bien comme ça. 

Nouveau silence. Camille se creusa la tête, puis finit par attaquer un autre point. 

— Je me demande pourquoi ça a si mal tourné à la disparition de mon père. Pourquoi ça a été la guerre à ce point là entre vous et Chris ? Elle est pleine de rancœur et vous… ça n’a pas l’air beaucoup mieux. Il s’est passé quelque chose ? 

Strada poussa un soupir à fendre l’âme. 

— Oui, il y a bien quelque chose, admit-il. Et c’est entièrement de ma faute et ça me ronge… ça me mine, je me sens minable ! 

Camille comprit qu’il avait visé juste, cette fois. Il était mal à l’aise pour lui. Le colosse qu’était Strada était au bord des larmes. 

— Une histoire de coucherie ? proposa-t-il pour sortir son chef de son atermoiement intérieur. 

— Non ! se défendit-il. Non, pas du tout. Ça pourrait être ma gosse. Non, mais… 

Il avala sa salive avec difficulté. 

— Ça remonte à loin, tout ça. Quand elle a demandé à entrer dans la Brigade… je sais pas… je l’ai eue dans le nez tout de suite. En fait, si, je sais. Je sais même très bien. 

Il secoua la tête, mal à l’aise. Camille comprit qu’il s’agissait d’une confession et décida qu’il était temps d’aller leur servir un café à tous les deux. Ils allaient en avoir besoin. Il se dirigea vers la cuisine et fit couler deux tasses avant d’aller en donner une à Strada. 

— Elle faisait partie des gamins qui avaient tout perdu, famille, maison, tout. On en avait un certain nombre sur les bras parce qu’ils avaient survécu à l’effondrement du lycée, un petit lycée sur une butte, on le devine encore sur les flancs du volcan même s’il est en ruine. 

Camille hocha la tête. Oui, il l’avait vu de près, celui-là et il s’était fait une bonne idée de tout ce qui avait pu s’y passer. Maintenant, son tableau mental de la situation ajoutait Chris à cet endroit lugubre, une Chris adolescente avec le même genre de plaies que celles qu’elle s’était faites en tombant du couloir lors de l’attaque de Bellem, le sang ruisselant sur son front, le regard dur. 

— Ces gamins… ils étaient en miettes, blessés, à bout, ils pleuraient, ils étaient… C’était atroce. Et comme c’était sur le volcan, forcément, ils avaient perdu la plupart de leurs parents. Un désastre. 

Il fit une pause pour boire une longue gorgée. 

— Et puis il y avait elle. Elle qui a immédiatement commencé à filer un coup de main aux autres aussitôt tirée des décombres, elle qui sortait de nulle part et qui aidait les adultes à se reloger, à trouver ce dont ils avaient besoin, à rassembler les familles éclatées, effrayées. 

Il ricana.

— Comme par hasard, elle ne se souvenait plus de rien, ironisa-t-il. Comme par hasard, elle était si forte, si courageuse. Bref… J’étais persuadé qu’elle était infectée. Pas par un spectre, mais carrément par un démon. Alors je l’ai rejetée, mais elle a fait ses preuves. De dieu… Elle voulait pas me foutre la paix ! Je pouvais rien lui reprocher. Ça ne la rendait que plus suspecte à mes yeux encore !

Il se se laissa tomber en arrière contre sa chaise qui grinça. Camille était médusé. 

— J’ai une phobie, reprit Strada. Une phobie pénible et tout le monde est au courant, tout le monde s’en sert contre moi. J’ai peur de passer pour un macho. Ça vient pas de nulle part, je suis italien, et c’est le genre d’étiquette qui colle à la peau. Et tu vois… mettre de côté une jeune femme parce qu’elle est trop forte et trop courageuse, c’est… c’est… j’étais mort de trouille à l’idée qu’on me fasse remarquer que c’était parce que je suis un macho que je voulais pas d’elle au début, alors je faisais comme si de rien n’était. Malgré moi, je l’ai intégrée au groupe, je l’ai laissée monter en première ligne, mais ça transparait, ce genre de trucs. J’y pouvais rien. J’avais toujours un doute. Tony se rendait bien compte que ça collait pas entre nous deux. Il disait rien parce qu’il était trop gentil, ton père. Mais il était là pour faire tampon. Il l’aidait quand je la mettais au défi, quand je la testais, il la gardait sous son aile. Les choses se sont tassées parce qu’il n’arrivait rien, parce que ça marchait bien, parce que la ville avait besoin de résultats et qu’on en obtenait. Et puis Bam… Un jour, Tony n’est pas rentré. 

Il ferma les yeux. 

— Il est pas rentré, et… et c’était la faute d’un démon. Comme par hasard, hein ! Tu comprends ce qui m’est passé par la tête. Au premier prétexte, ça a foiré. Ça n’a pas attendu longtemps, à peine sortie des limbes j’ai refusé d’écouter tout ce qu’elle racontait et j’ai cherché à resserrer la vis, la surveiller, prouver que j’avais vu juste. Elle… elle est pas idiote. Elle comprenait très bien que je l’aurais jamais laissé respirer. Elle voulait retrouver celui qui avait été comme un père pour elle, qui lui avait donné un but dans la vie, qui avait révélé ce pour quoi elle était douée, qui l’avait protégée et poussée à se dépasser, qui l’avait protégé de moi… Rester avec moi et renoncer à lui ? Il était évident que ça ne passerait pas. Elle s’est barrée et elle m’a fait croire qu’elle s’était mise à picoler pour être sûre que je ne lui demanderais plus rien. J’ai toujours interdit l’alcool à la Brigade. Je suis juste devenu un peu laxiste avec le temps parce que je n’en peux plus de toutes ces conneries. 

Il secoua la tête. Camille se mordait l’intérieur de la joue, dépité. C’était tellement dommage ! Trois ans de perdus. Humains zéro, limbes un. 

— Je m’en suis voulu, Camille. Je te jure que je m’en veux, mais le mal est fait et il n’y a plus rien à y faire. Elle n’est pas du genre à pardonner. 

— Et aujourd’hui, vous la voyez encore comme un démon ? demanda Camille avec douceur. 

— S’il y a un démon dans cette ville, c’est moi. J’ai été tellement con. Et je le suis toujours, bien trop fier pour m’excuser. C’est pour ça que je le fais là, maintenant. Parce qu’en plus d’être con, je suis lâche.  

— Vous n’êtes ni con ni lâche, assura Camille. Vous êtes le chef de la Brigade, vous êtes le grand gars costaud qui porte la ville à bout de bras. 

— Ouais… 

Strada bâilla bruyamment. 

— Allez, dit-il en posant sa tasse. Je crois que je me suis assez lamenté pour aujourd’hui, j’ai besoin de dormir. Et toi aussi. Donne-moi vite des nouvelles. 

— Promis. 

Il se leva et quitta la maison. Camille laissa passer quelques secondes avant de se diriger vers la porte de Chris. Il savait qu’elle avait l’ouïe fine. Elle avait forcément entendu. Il frappa et écouta le bois craquer. Elle était appuyée contre. Elle ouvrit. Il la dévisagea, incertain. Elle haussa les sourcils. 

— Il me prenait pour un démon depuis le début, ce crétin ! s’insurgea-t-elle. 

— Tu n’as pas retenu le bon côté du discours, sourit Camille. Il te trouvait tellement forte et intelligente qu’il n’arrivait pas à croire que c’était possible. 

— Idiot. 

— Tu vas faire un petit effort, hein ? Tu vas aller discuter et régler ça avec lui. Ça se voit qu’il a des remords. 

— Qu’il se débrouille. Il n’est même pas venu me le dire en face. 

— Tu aurais détesté ça. 

— J’irai pas lui parler, que veux-tu que je lui dise ? 

— Un truc gentil. 

— Je suis pas gentille. 

— Je jouerai les intermédiaires, s’il le faut. 

— Il n’y a rien à intermédier. Pourquoi tu n’es toujours pas couché ? 

— Je travaille mieux la nuit. 

Elle l’agrippa par la veste de sa tenue et l’attira dans sa chambre, claquant la porte. 

— Tu as du boulot, demain. Il faut que tout soit prêt pour les nouveaux. Alors, arrête tes conneries et dors. 

Camille ouvrit la bouche et la referma plusieurs fois comme un poisson, complètement pris au dépourvu. Il la suivit jusqu’à son lit et s’assit à côté d’elle. La nuit était totale. 

— Tu… tu sais que j’ai une chambre ? hasarda-t-il. 

— Je veux tester si c’est possible, dit-elle. Je veux voir si c’est faisable qu’on dorme ensemble. Les nouveaux, il faut qu’ils soient au calme. Un dans le débarras, l’autre dans ta chambre. Ce n’est que pour quelques jours, mais c’est mieux. La solitude est une composante primordiale de la compréhension des limbes. 

— Si tu le dis. 

Il retira sa veste et ses bottes en se mordant la lèvre. Devait-il aussi ôter son pantalon ? Ouais… il se voyait mal dormir en armure. C’était lourd et rigide ce truc. Du coup, il se retrouva en T-shirt et caleçon dans le lit de Chris. Il tâcha de rester neutre comme si c’était la chose la plus évidente du monde. En temps normal, il se serait dit sans hésiter qu’elle lui avait servi des excuses bidon. Mais là, il n’arrivait juste plus à penser. 

— Il faut être taré pour croire que je suis un démon. Après tout ce temps… 

— C’est la force des monstres, des spectres. Ils sèment le doute et la peur. Strada, ça se sent qu’il a vu des horreurs. Ça ne laisse pas indemne. Et puis les idées, ça peut être dangereux et faire beaucoup de dégâts. Maintenant, il va falloir dépasser ça. On est une équipe étendue, toute la Brigade est avec toi. Tous ensemble on va vaincre les limbes, retrouver Tony et abattre le mur. 

— Optimiste. 

— C’est mon objectif. Je répare la machine et ensuite je m’en sers. 

Elle secoua la tête. 

— Bonne nuit, Camille. 

— Bonne nuit, Chris. 

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Raza
Posté le 05/08/2025
Comment ça "bonne nuit" ! Bonne nuit, sérieux ! XD
Super conversation de strada <3
Bonne nuit ! Non mais... je suis coincé mentalement tellement c'est abusé :D Ca va me faire marrer je pense pendant quelques jours à chaque fois que je vais le dire. À bientôt
Solamades
Posté le 08/08/2025
🤣
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