Avis de tempête

• Cyrélien •

            Hécate descendit de mes épaules pour se lover dans mes bras. Un nouveau paysage se dessinait autour de nous, noyé dans la brume d’une journée sans soleil. Pas une silhouette à l’horizon. Rien que le brouillard enveloppant les quelques arbres incolores qui bordaient le chemin. Juste l’écho de mes semelles embourbées dans les marécages et cette horrible odeur de moisissure et de décomposition. La fumée qui s’échappa de mon soupir se fondit dans le nuage opaque qui nous entourait.

— Le prochain portail s’ouvrira dans trente minutes, songea Hécate en attrapant Sillage.

Je retirai ma montre de ses pattes griffues pour la ranger dans ma veste.

— Ça nous laisse un moment pour explorer les alentours !

— Ne serait-il pas plus sûr de rester ici ? Nous réapparaîtrons à la volière comme si de rien n’était. Tu sais bien qu’un pas dans une dimension peut en valoir des milliers dans une autre…

Je secouai la tête, dépité. Trente minutes à ne rien faire… heureusement que le temps avançait plus vite à dix heures vingt-quatre ! Les aiguilles de Sillage tournaient à un rythme effréné, presque pressées d’achever leur course dans un univers où un jour coulait en une demi-heure.

Que pouvait-il se passer à Ganyma ? Les remords me titillèrent à l’idée d’avoir abandonné mes camarades à leur sort – et à cette fichue contremage. Comment m’avait-elle retrouvé ? Me traquait-elle ? Ceux de son espèce me répugnaient ! Notre monde s’effondrait et ils ne songeaient qu’à « purger Pangée » de ceux qu’ils ne comprenaient pas. Ici au moins, je ne craignais ni humains ni automates.

— Ffaaërnn… Iirüun… mesoppa… mesoppa…

            Une parole rompit le silence. Un chant profond qui m’atteignit en plein cœur. Il provenait de partout et nulle part à la fois, tonnant en continu à travers la brume. Le tronc d’arbre couché près de moi vibrait face au pouvoir de cette voix sépulcrale. Je m’assis contre lui, les jambes éprouvées par l’effort. Hécate sauta sur la souche et se grandit pour tenter d’apercevoir d’où venait la complainte.

            — C’est un cyhrrus.

            Une forme vaporeuse apparut au loin, aussi haute que deux montagnes. Son corps sculpté de nuages avançait lentement à travers le désert humide, davantage concentré sur son chant que sur le monde qui l’entourait.

            Une deuxième voix éclata un peu plus près. Puis une troisième. Finalement, tout un groupe de géants traversa la plaine d’herbe rase sans se douter de notre présence.

            Un frisson d’émerveillement me caressa la peau. Je restai bouche bée face au spectacle qui s’offrait à nous.

            — Leurs vocalises font tourner ce monde, murmura Hécate. Ils ne cessent jamais de chanter pour maintenir leur corps, leur peuple et leur univers en équilibre.

            — Ganyma se porterait mieux avec des habitants aussi paisibles qu’eux.

            — Ne t’y méprends pas, Cyrélien. Ils paraissent passifs et doux, mais il se déroule en eux une tornade continuelle. Tout n’est que tempête, mais nous percevons seulement la tranquillité trompeuse des apparences.

            Je demeurai silencieux face à cette considération, fasciné par la mélodie des Cyhrrus et leur danse gracieuse. Mes pensées divaguaient. Je pouvais réfléchir comme bon me semblait, loin des problèmes de notre civilisation. Songer à autre chose qu’aux remontrances de mon père, aux moqueries dédaigneuses de la noblesse pangéenne et toutes les mesquineries qui finissaient par blesser en remontant à mes oreilles. Et je me sentais heureux de penser. Une liberté qui se perdait, de nos jours. Surtout lorsque l’on sortait du Péremptoire.

            Bientôt – trop tôt à mon goût –, mon hermine me pria de saisir Sillage pour reprendre Wallis. Un petit sourire brilla sous ses moustaches.

            — Je suis fière de toi, Cyrélien. Ton passage était pratiquement parfait. Ta précision s’accroit de jour en jour.

            J’observai la montre aux allures d’œuvre d’art. Ma gorge se serra ; les initiales de mes aïeux s’entrelaçaient sur le clapet, bordés de fleurs et d’engrenages.

            — Pourquoi moi, Hécate ?

Je réprimai mon désarroi face au regard interrogateur de mon totem.

— Ma mère m’a confié Sillage sans un mot, ni un indice pour me guider. J’ignore tout d’elle et de ce qu’elle attendait de moi. Quelquefois je… je me demande si…

— Si tu en es digne.

J’acquiesçai en silence. Hécate regagna mes genoux tandis que je réprimai un hoquet, tentant en vain d’apaiser mon esprit bouillonnant. Dix-huit ans me séparaient de notre dernier souvenir, perdu dans le grenier poussiéreux du manoir paternel. Elle n’avait jamais pu voir ce que cet homme fit de moi. Encore moins ce dont j’étais capable.

Dix heures vingt-deux. J’ouvris le clapet de la montre après un regard en direction des majestueux cyhrrus.

Un fourmillement plus tard, mes pieds balançaient dans le vide, au premier palier de la tour volière wallisienne. Je m’empressai de descendre les escaliers ; un peu loin de ma position de départ, il fallait l’avouer. À ma grande surprise, le duo ne se trouvait plus dans la pièce. Un tapis de plantes grimpantes recouvrait le rez-de-chaussée jusqu’aux plus hautes alvéoles, ajoutant à l’odeur huileuse des hélicolombes celle des parfums à migraines.

Je me frayai un chemin à travers la jungle pour rejoindre l’extérieur. Le soleil m’aveugla un instant, bien plus rayonnant qu’à dix heures vingt-trois. Pas un signe de mes camarades.

— Ils sont partis sans nous, pestai-je.

— Oh, il ne nous serait jamais venu à l’esprit de fuir de la sorte !

J’échangeai un rire avec Hécate que je pus enfin déposer à terre. Le parchemin cédé par Auxence nous épargna des allers-retours inutiles. Nous gagnâmes Saint-Clous en un seul morceau malgré quelques rencontres d’automates. Quinze interminables minutes plus tard, j’ouvrais les portes de la chapelle.

— Cyrélien !

Calum se rua vers moi, suivi de près par les trois sauvageons en culotte courte.

— Que s’est-il passé ?

Je lui expliquai mon intrusion chez les cyhrrus, qu’il prit – étonnamment – au sérieux.

            — Quelle chance tu as… pouvoir rencontrer des faërys à volonté ! Les créatures magiques ne doivent avoir aucun secret pour toi !

            Il se contenta d’un rire nerveux en guise de réponse et m’entraîna au fond de l’église, où les autres partageaient un pain au beurre. Toujours vissé sur son morceau de canapé, Auxence ne leva pas les yeux de sa tasse.

            — Alors comme ça on se fait des ennemis parmi les hauts gradés de Pangée, monsieur le baron ?

            Une gorgée bruyante m’empêcha de répliquer. Il lisait dans mon esprit tout ce que je tentais de cacher. Un regard et il savait mes déboires, mon passé et le titre que mon père me refusait.

            — Viens t’asseoir, Calum a trouvé de quoi faire du thé.

            Je me glissai sur le dernier fauteuil rafistolé. Auxence souriait toujours, apparemment satisfait de me revoir en vie. Ses airs de grand homme m’horripilaient.

            Une hélicolombe aux yeux brillants reposait entre ses mains. À en croire les gravures sur son flanc, le destinataire vivait non loin de ce quartier. Hysope Brocéliande… quel nom étrange ! Il ne manquerait plus qu’Auxence nous demande de faire le facteur…

            Hors de question que je traverse Wallis une seconde fois pour retrouver cette personne !

            — On se faisait un sang d’encre, glissa l’alchimiste en me servant une infusion à la forte odeur de menthe. Évite de disparaître sans raison, à l’avenir.

            Je haussai les épaules. À vrai dire, ma réaction face à l’ennemi tenait plus du réflexe que de la réflexion. De nos jours, l’instinct sauvait des vies.

            À ma droite, Shan brossait – ou du moins tentait de brosser – les cheveux de Maksim. L’enfant grimaçait à chaque passage de peigne. Sa crinière de nœuds rendait la tâche plutôt difficile, mais la fierté de ressembler à une grande fille l’empêchait de s’enfuir en courant. Les garçons restaient auprès d’elle, à comparer des morceaux de cailloux aussi précieux pour eux que communs pour les connaisseurs.

            — Vous avez réussi à vous débarrasser de la–

            Shan m’adressa un regard embué de crainte. Auxence verbalisa les pensées de son amie.

            — Elle est endormie dans l’annexe.

            — Pardon ?!

            Mon sursaut pétrifia le marquis. Calum posa sa tasse à même le sol, récupéra Capuchon pour en tirer un flacon au contenu verdâtre et s’éloigna de la table à grands pas. Je me précipitai dans sa direction, renversant au passage le fond de son thé sur le parquet.

            — Ne me dites pas que vous –

            — Si, on l’a ramené ici. Je ne voulais pas que Xia la tue. En plus, elle pourrait nous être utile.

            — Attends… attends ! Tu as sauvé une fille qui a tenté de t’assassiner ? Et qui est Xia, à la fin !?

            — La prochaine fois, évite de te téléporter et tu le sauras.

            Il bifurqua dans l’annexe, se posta devant l’inconnue pour lui faire sentir le contenu du flacon qui, selon la mimique dégoutée qui déforma son visage, s’éloignait de ses fameuses tisanes à la menthe.

            Lorsqu’elle ouvrit les yeux, je perçus avec frayeur toute la haine que contractaient les contremages envers les ésotériciens comme moi. Comment pouvaient-ils nous détester à ce point ?

Son corps s’emplit de violence – qui se serait déferlée sur nous si elle ne se trouvait pas solidement accrochée à la chaise la plus proche.

            — Je vous conseillerai d’arrêter de vous débattre, lança Calum.

            La manière dont il lui parla me figea. Où était donc passé l’adolescent fébrile que je connaissais jusqu’alors ? Son ton incisif relevait plus de l’ultimatum que de la suggestion. Il avait remonté ses lunettes sur le sommet de son nez et croisé les bras comme le font les professeurs en colère.

            — Tu n’as pas d’ordre à me donner, le touilleur de chaudron.

            Elle lui frappa dans la jambe. Calum endura le coup en serrant les dents.

            — La corrocorde va vous brûler.

            Les menaces ne firent qu’attiser la haine de la policière. Elle tira de plus belle sur les liens qui enserraient ses poignets, se secouant si fort que la chaise manqua de basculer en arrière. Elle s’arrêta après de longues minutes, à bout de souffle.

            — Calum… ses manches…

            L’alchimiste haussa un sourcil. La chemise de la jeune femme noircissait aux endroits comprimés par la corde.

            — Plus elle bougera, plus elle aura mal. Pas faute d’avoir prévenu…

            Elle projeta de nouveau sa jambe vers mon ami qui parvint à reculer à temps.

            — Détachez-moi !

            — Hors de question ! grognai-je. Vous avez tenté de nous tuer !

            — Parce que tu ne l’as pas fait, l’agiteur de baguette !

            Le souvenir de notre première rencontre ressurgit. Ma mémoire regorgeait de prétextes à sa culpabilité.

            — Comment pourrai-je ne pas me battre face à une chasseuse d’ésotériciens !

            Un gloussement éreinté érailla sa gorge.

            — Je ne suis pas contremage, je suis brigadière. Les seuls monstres que je traque sont détraqués. Tes manigances magiques ne m’intéressent pas.

            Auxence éloigna l’alchimiste pour se placer devant notre prisonnière. Il semblait presque apitoyé par cette figure couverte de griffures et d’épines de ronces. Sa main rencontra le front de la brigadière qui jura sur les faërys de tout Ganyma. Une inspiration et la forcenée s’apaisa subitement.

            — Détachez-là, susurra l’empathe. Elle peut nous aider à quitter cet endroit.

            Il reprit plus haut, défiant du regard quiconque aurait voulu s’opposer à sa volonté.

            — Shan vous a attaqué de la même manière lorsque vous êtes arrivés. Nous ne sommes pas des clans distincts mais un seul groupe qui n’a qu’un objectif ; survivre. Je pense que cette demoiselle est suffisamment intelligente pour comprendre qu’elle a tout à gagner en laissant sa fierté de côté.

            Auxence venait de raisonner la jeune femme sans même user de parole. Après un pacte qui sembla convenir au marquis comme à la brigadière, Calum détruisit la corrocorde d’un coup d’athamé. La prisonnière se leva d’un bond et abattit son poing sur ma figure.

            — Ça, c’est pour m’avoir attaqué devant ma troupe.

            Calum me releva, les dents serrées contre sa lèvre inférieure. Il se retenait de rire. La policière s’intégrait au reste de notre tribu. Les enfants gigotaient autour d’elle, l’entraînèrent au niveau du salon pour qu’elle prenne part à notre réunion comme si de rien n’était. Tout ça grâce à un tour de passe-passe.

            — À croire que tu l’aies mérité, mon pauvre.

            Je me tournai vers Auxence.

            — Comment peux-tu accorder ta confiance à cette…

            — Si tu pouvais voir la couleur de son cœur, Cyrélien… tes doutes n’auraient pas lieu d’exister.

            Comme d’habitude, il souriait.

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