• Sonja •
Je l’aurais parié.
Nous arrivions trop tard ; les cendres de Wallis se dispersaient sous le vent. Un enfant de la stature de Trafalgar pouvait-il envisager une telle dévastation ? Nos espoirs de trouver du secours s’effondraient avec les derniers remparts.
Un rideau de lumière éclairait le sommet des tours fortifiées. La locomobile s’aventura dans la ville par une faille de la taille d’une maison.
— Arrête, ordonnai-je.
Victoire me fusilla du regard.
— Tu ne vas quand même pas mettre un pied dehors sans permission, mon ange…
Quelle plaie ! Même au réveil, elle trouvait le moyen de nous épuiser.
— Le bruit de la machine nous protège des automates, souffla Erkan.
— Raison de plus pour te taire, piailla la contremage.
Mon dos tapa le fond du siège tandis que ma main indiquait à Léopold d’avancer. Me donner des ordres dans ma voiture… la véritable guerre se déroulait entre les quatre roues de notre auto, et je n’étais pas prête de la perdre.
Les premières rues de Wallis nous apparurent aussi désolées que celles de Magellan. Diriger les survivants de l’attentat dans cette ville ne fut pas la meilleure de mes idées. Ne restait plus à espérer que le port de Brazzavor envoyait ses bateaux en direction des autres continents. Au moins, les détraqués ne savaient pas nager.
— Les murs des habitations ne tiennent même plus debout, constata Maëlan. Là-bas, on avait de quoi s’abriter…
Ses derniers mots furent étouffés par l’arrivée d’un automate au coin de la rue. Chacun de nous retint sa respiration. Le moindre mouvement, le moindre battement de cœur trop bruyant alerterait de notre présence. Nuire à une machine ne m’effrayait pas. Une flopée, en revanche…
Ses chenilles se bloquèrent au passage de notre locomobile. Léopold se crispa sur le volant, contraint de ralentir. Si ce monstre devinait qu’on le fuyait, il se lancerait à nos trousses. Notre équipe bifurqua au premier croisement venu, avalant de grandes bouffées d’air alourdi sous la fumée. Marquant l’arrêt devant un immeuble bringuebalant, Léopold cracha pour expulser la poussière de sa gorge.
— C’était moins une…
Sans plus attendre, Victoire sauta hors de la locomobile.
— Installons le bivouac au premier étage.
— À quelques mètres du détraqué qui aurait pu nous tuer ?
— Tais-toi, Ulrike.
Un jour, j’étoufferai sa voix de crécelle. J’en fais le serment.
Nos compagnons posèrent le pied à terre pour décharger notre équipement. Vingt minutes nous suffirent pour monter nos baluchons au sommet du bâtiment, là où aucune machine n’aurait l’idée de venir nous chercher. Cette fois, nous n’eûmes pas à dormir à même le sol ; Victoire nous avait dégoté un ancien hôtel bas de gamme dont quelques lits résistaient à l’apocalypse. Le souvenir lointain de ma dernière véritable nuit me traîna sur le sommier le plus proche. Rêche. Dur. Couvert de saletés et de bestioles à demi mortes. Mais un matelas était un matelas, malgré l’odeur de moisissure et les ressorts à en perforer le ventre.
Nous n’étions pas les premiers survivants à visiter cette auberge ; les meubles saccagés déversaient leur contenu sur le sol. Rien de récupérable. Des pillards s’étaient déjà chargés du déménagement.
Thémis me rejoignit bientôt. Son museau humide repoussa ma joue. Je lui caressai la tête avant de la prendre dans mes bras. Quand l’avais-je brossée pour la dernière fois ? En temps normal, je n’aurai pas toléré une telle négligence.
— On a envie de dormir, petite fainéante ?
Victoire m’attendait, appuyée contre la porte de la chambre volée.
— Non, du tout… J’allais partir en exploration. La nourriture se fait rare.
Mes jambes souffrirent un instant de ma remise sur pieds. La faute à mes attitudes de brute.
J’entraînais Thémis hors de la pièce. Après tout ce temps passé en voiture, elle aurait bien besoin de se dégourdir les pattes. Et pourquoi ne pas tenter d’approcher la Tour-Volière, en centre-ville ? Cette expédition nous permettrait d’alerter les brigades alentour du danger qui arrivait vers eux…
Je traversai le couloir décrépi jusqu’à l’escalier principal. Le reste de l’équipe se reposait dans la salle commune, déjà vidée par les anciens propriétaires et autres pillards. Tout le monde se servait partout depuis l’attentat. Cela ne m’étonnait même pas. Voyant que je ne les rejoindrai pas autour de la table basse, Léopold se leva à son tour.
— C’est pour la nourriture, je n’en ai pas pour longtemps.
— Je t’accompagne, on ne sait jamais.
Il n’attendit pas mon consentement pour me devancer. Nous dévalâmes les étages jusqu’au perron, prêts pour l’expédition.
— Tu comptes lutter contre la fatigue ?
— T’en fais pas pour moi, Sonja.
Je dégainai mon foudroyeur à la seconde où mon pied se posa à l’extérieur. Cette cité m’apparaissait aussi hostile – si ce n’est plus – que Magellan. Et cette faille dans le mur… quelque chose m’échappait et Léopold ne manqua pas de remarquer la naissance de cette frustration supplémentaire.
— Il faut regagner la brèche, dis-je sans lui adresser un regard.
Mon acolyte se contenta de soupirer. Tout ce chemin pour retourner au point de départ… ce à quoi je répondis que notre expédition vers Wallis avait pour seul but de retrouver un adulescent amateur de tours de passepasse. Autant en profiter pour mener une petite enquête sur les sentinelles.
Nos pas incertains faisaient crouler les gravats sous nos semelles. Je craignais chaque instant de voir débarquer un de ces monstres de fer. Pourtant, nous étions armés. Nos foudroyeurs s’avéraient plutôt efficaces, mais j’ignorai s’ils le resteraient bien longtemps.
L’œil de Thémis furetait partout. Ses sens en alerte, elle scrutait les alentours à l’affût du moindre danger. Sa présence me rassurait sans que j’ose l’avouer.
Les tintements mécaniques des automates s’amplifiaient à l’approche des remparts. Il fallait faire vite ; je ne voulais en aucun cas ameuter une horde de détraqués assoiffés de chair fraîche.
Ma main effleura le passage éventré après avoir confié Thémis à Léopold. L’épaisseur de la muraille dénotait du génie architectural de cette cité ; une véritable forteresse.
— L’attaque venait de l’intérieur.
Une moue dubitative gagna mon ami. Je lui sommai de me rejoindre d’un mouvement de tête.
— Approche, Léo. Rien ne te choque ?
— Tout est très propre et rangé, pour une plongée dans le chaos.
— Les pierres qui ont sauté sont empilées du côté extérieur de la muraille. Vu le tracé des chenilles, ils n’ont pas cherché à revenir sur leurs pas. Ces automates proviennent de l’usine de Wallis.
Léopold blêmit. Cela signifiait que Trafalgar Muche n’était pas seul à vouloir se mutiner contre Pangée. Peut-être que les machines avaient toutes attaqué en même temps, le vingt-huit septembre. Il existait au moins un complice, peut-être même toute une organisation qu’il nous faudrait démanteler pour espérer vivre à nouveau.
— L… Léo ? Tout va bien ?
— Ne t’en fais pas, ça va aller.
Quel imbécile ! Il tenait à peine sur ses pieds. Son visage tournait au blanc squelette et il prétendait s’en tirer sans difficulté ? Dans cet état, son prochain combat pourrait être le dernier.
— Retourne au bivouac.
— Mais –
— C’est un ordre de ton major, Léopold.
Je rétractai mon foudroyeur pour le prendre par les épaules. Son regard vaseux me conforta dans ma décision.
— Et surtout un conseil d’ami.
Il acquiesça, ce qui lui valut une bonne tape dans le dos. Je refusai de garder Thémis, persuadée qu’il en aurait plus besoin que moi.
— Je vais faire un tour à la volière, d’accord ? On ne sait jamais.
J’entamai ma course après une énième remontrance quant à mon attitude pas assez prudente à son goût.
— Sonja ! Attends !
Je soupirai en apercevant la tête de mule lancée à ma poursuite. Ce qu’il pouvait se montrer pot de colle, parfois…
— Prends ça. Il te sera probablement plus utile qu’à moi.
Et il disparut l’instant suivant. En ouvrant la paume, je découvris un petit objet au mécanisme enroué. Sur le devant se dessinaient les initiales « T » et « M », maladroitement gravées dans le métal.
— Une phonoplume ?
• Calum •
Les religieux n’habitaient plus Saint-Clous depuis des années. Son abandon datait de bien avant l’attentat. Les plantes grignotaient l’édifice, s’entremêlaient où devrait s’étendre la lumière, créant une voute de feuilles jaunies similaires aux sculptures cachées en l’intérieur. Plus loin, un pan de monastère en ruine menaçait de s’effondrer.
Le cloître abritait quelques arbres fruitiers aux branches dépouillées. Au fond, près d’une colonne malmenée par les siècles, un amas de petit bois chancelait sous son propre poids.
Une cabane.
Soigneusement ficelée avec des restes de tissus, des bouts de corde inutilisables, des déchets retrouvés ici et là pour former, à en croire la pancarte placardée de travers, le « châto des jusste-emphants ».
Bertias ne sembla pas enclin à me présenter leur domaine. Un excès de panique le prit tandis que je m’approchais de ce sanctuaire miniature.
— Très bien, monseigneur… murmurai-je entre deux sourires. Je ne profanerais que les légumes.
Quelques insectes voletaient d’un morceau à l’autre du jardin devenu sauvage. Les racines se confondaient dans cette terre fertile où l’on peinait à distinguer les plantes médicinales des poisons.
— Que veux-tu apprendre ?
L’enfant se posta devant l’amoncellement de végétation. Son regard dansait sur le potager comme sur un livre qu’il ne saurait déchiffrer. Le langage des fleurs ne parlait pas à tout le monde.
— Pour commencer, nous pourrions mettre un peu d’ordre.
Il se retroussa les manches et rentra le bas de son pantalon dans ses grosses bottes. Les premières ronces s’agrippèrent à ses habits. Il s’en recula d’un geste brutal, un soupçon de colère entre ses joues boudeuses.
— Où vas-tu comme ça, Bertias ?
Un peu plus et il rasait le potager.
— Je d-déracine les m-mauvaises herbes.
— Il n’y a pas de mauvaises herbes. Juste des mauvais jardiniers.
Je l’attrapais sous les bras pour le tirer hors des broussailles, puis m’accroupis au plus près des racines en feignant d’ignorer la douleur qui me saisit à la jambe. L’enfant m’imita maladroitement, avec cette gaucherie qu’ont tous les petits face à ce qui les impressionne.
D’ici, la vie se déroulait d’une tout autre manière. Les insectes foisonnaient au pied des plantes, grignotaient leurs feuilles et leur tige, remuaient la terre pour construire une société à l’affût de ces hommes trop grands et trop bruyants. Sully se faufila entre nous pour dénicher les bestioles qu’il affectionnait tant.
La pointe de mon athamé souleva les épines craintes par mon jeune camarade. De petites baies brunes s’agglutinaient sous les aiguilles du buisson qu’il s’apprêtait à détruire.
— On appelle ça des doucepiques. Elles se mangent en salade… quand on n’a pas peur de leur amertume. Tu peux aussi les faire sécher, mais il ne faut surtout pas les cuire !
— Pourquoi ?
— La colle de doucepique est l’une des plus résistantes au monde. Quand elle refroidit, elle est dure comme du ciment.
Il acquiesça, un large sourire peint contre ses pommettes. Je cueillis quelques fruits qu’il glissa dans le sceau cabossé qui lui servait de panier. Nous entamâmes une inspection du jardin, des courges aux aromates, dans l’espoir de trouver de quoi faire un bon dîner. La nourriture débordait hors des bacs de culture à renverser les tuteurs. Je conseillais de laisser les morceaux verts et de protéger les trop mûrs ; avec un peu de chance, nous aurions de quoi faire potages et compotes.
Bertias buvait mes mots comme s’ils descendaient des faërys. Un me rappelait un autre enfant, au même âge, doté de cette même fascination pour la nature et ces forces indomptables. Cette fois, à mon tour de donner les leçons. J’étais pourtant loin d’en connaître un rayon sur les comestibles ; je délaissais volontiers les cours de cuisine pour la phytologie. Les livres de recettes étaient les seuls qui résistaient à ma curiosité.
— Bien. Nous en avons assez pour au moins deux jours. Ne reste plus que l’eau…
— Auxence a p-pris d-des réserves. C-c’est pot-table.
Je frappais des mains. Décidément… nous étions tombés sur les bonnes personnes. Une part de moi me sommait pourtant de me méfier ; une heure n’était pas assez pour accorder sa confiance à quelqu’un. L’autre Calum s’attendrissait de cette famille de fortune, établie dans ces vestiges qu’elle chérissait comme un havre de paix.
Au plus près de ce morceau de verdure, la destruction parvenait à peine à nos oreilles. Rien de plus qu’un tremblement lointain. J’observais Bertias trier les trésors qui emplissaient son panier, remontant sans cesse ses lunettes tordues aux verres poisseux. User du revers de sa chemise ne les rendit que plus sales ; la crasse incrustée sur le tissu noircissait tout ce qui entrait en son contact.
Les triplés portaient l’uniforme des mineurs. Bien qu’ils parlassent couramment le romien, l’accent knörrien s’échappait parfois de leur bouche. Ils provenaient sûrement d’une ville au nord Alterouest. Je n’osais leur demander la raison de leur présence à Wallis. Au fond, il n’existait qu’une hypothèse valable ; la perte de leurs parents. Une maladie des bronches, l’effondrement d’un filon ou son inondation… les décès les plus fréquents chez les ouvriers.
Les mines des Trois Cités abritaient plus d’orphelins que tous les pensionnats de Pangée. Ils provenaient des quatre coins de Ganyma, expulsés dès lors qu’ils coûtaient plus qu’ils ne rapportaient. À moins d’un miracle, les enfants de mineurs finissaient mineurs. Leur petite taille permettait de s’enfoncer plus loin, dans des artères plus reculées de la montagne, d’où l’on ne revient pas toujours.
— Y’a-t-il de la menthe, Bertias ?
Le regard du bègue s’illumina. La menthe. Il connaissait son odeur et la forme ronde de son feuillage. Le temps que je me relève, il se trouvait déjà face aux plans.
— Pas avec les mains !
Il fronça les sourcils, vexé. Je lui montrais comment, d’un coup de lame, les véritables alchimistes s’occupaient de la nature.
— L’athamé leur évite de souffrir.
— L-les f-fleurs ressentent l-la d-douleur ?
— Que dirais-tu si on t’arrachait les cheveux ? Tu préfères utiliser des ciseaux. Bon… Les arbres, les plantes sont comme toi. Un petit être vivant qui n’attend que de pousser.
Ma main se posa sur la sienne. Mes doigts se serrèrent autour des siens afin de maintenir la lame bien droite. Il coupa les tiges avec le plus grand soin. Ce soir, il pourrait se vanter de savoir préparer du thé.
— Calum !
Une voix me tira de mes rêveries. Le marquis interrompit notre leçon sans oser nous rejoindre. Ainsi figé dans l’ouverture parsemée de lierre, il ressemblait à l’un de ces tableaux que le temps ne vieillit jamais.
— J’ai un service à te demander… si tu n’en vois pas l’inconvénient.
• Shan •
Calum nous rejoignit peu de temps après l’intervention d’Auxence. Sa manière de fuir mon regard manqua de m’agacer ; pourquoi me craindre ? Je lui avais sauvé la vie ! À croire que ma compagnie le dérangeait.
— Shan, articula Cyrélien, nous devons nous rendre à la volière. Connais-tu le chemin ?
Je pointai la destination du doigt. Rien d’inatteignable. Dix minutes nous pour gagner la tour dont le toit surplombait la ville. Dix minutes amplement suffisantes pour se retrouver à la merci des détraqués.
Les deux amis n’échangèrent pas un mot – ce qui ne fut pas plus mal pour esquiver les sentinelles. Le plus jeune méditait sur un détail dont l’absence de réponse le dérangeait profondément. Lorsque je m’approchai de lui, il laissa échapper les raisons de sa réflexion.
— Je n’ai pas vu Auxence user de magie… pourtant, il connaissait mon nom avant que je lui dise.
— C’est un empathe, coupa l’hermine.
Le druide et son camarade échangèrent un regard. La petite bête se glissa sur les épaules de son élève pour lui souffler l’indice qu’il attendait.
— Les empathes sont capables de déceler la nature de ceux qu’ils approchent en fonction du Fluide qu’ils dégagent. Certains, dont Auxence, peuvent lire dans les pensées. Mais je suppose que tu le savais, puisque nous avons déjà abordé le sujet dans une de nos leçons…
Cyrélien manqua de trébucher sur un pavé déplacé. Sa manière de secouer la tête pour évacuer la surprise me décrocha un sourire. Ce garçon possédait quelque chose d’étrange dans le regard, dans sa façon de se comporter avec le monde, comme si rien n’était réellement grave et que tout finirait par s’arranger.
L’éclat des projectiles couvrait sa voix moqueuse. Avait-il seulement déjà affronté un automate ? Probablement, pour avoir survécu jusqu’ici.
La tour volière apparut face à nous, entre les arbres du parc Millepertuis. Elle me sembla tout à coup plus imposante, avec ses treize mètres de granit perforés de multiples ouvertures. Son toit pointu chatouillait les nuages qui ternissaient le ciel. Nous pouvions presque entendre leur course tant le silence pesait sur nous. Je suis certain que les passants affluaient auparavant, quel que soit le temps où l’heure de la journée. Le vacarme des hélicolombes embrouillait les conversations et usait les tympans. Les petites créatures autoportées allaient et venaient d’un bout à l’autre du continent, parfois plus loin, pour communiquer des informations importantes comme un « et chez toi, il fait beau ? » ou « ça y est, la première dent de ton fils est tombée ».
La grille qui protégeait l’entrée nous céda dans la main. Quelqu’un l’avait enfoncé avant notre arrivée ; nous n’étions pas les seuls à vouloir reprendre contact avec le monde.
La paperasse des comptoirs s’éparpillait dans le rez-de-chaussée. Des registres se perdaient au vent. L’encre des messages non envoyés se diluait, confondant les mots dans une mixture illisible. L’escalier central soutenait les murs aux allures de ruche d’abeille. Calum choisit d’emprunter le côté droit de l’hélice tandis que j’optais pour les marches de gauche. Cyrélien préféra nous attendre en bas, au cas où un automate – ou son vertige – compromettrait notre mission.
Un pied, puis l’autre. Mes jambes commençaient déjà à souffrir. Dire que certains passaient leur journée à monter et descendre pour livrer des colombes… tant d’énergie pour si peu !
Pas un oiseau dans les quinze premières rangées d’alvéoles. Certains manquaient d’huile. D’autres n’étaient plus qu’un amas de pièces détachées. J’attrapai finalement une bête articulée à l’air moins pitoyable que ses voisines. En l’observant, je me souvins que l’envoi d’une colombe coûtait quatre cloques… que mes poches ne me fournirent pas. Auxence aurait probablement de quoi payer notre appel à l’aide.
— Shan ! J’ai trouvé quelque chose !
Je rejoignis Calum au palier central. Il tenait également une hélicolombe, mais les yeux de cette dernière scintillaient d’un bleu vif. Un message.
— Madame Hysope Brocéliande… bibliothèque Boussole.
Peine perdue. Les colombes ne s’ouvraient qu’en présence de leur destinataire. Le regard de Calum tourna vers moi, empli d’un nouvel espoir.
— Peut-être que –
Un cri lui coupa le souffle.
C’était Cyrélien.
° Calum °
Shan m’empêcha de passer au travers de la rambarde.
Une jeune femme retenait Cyrélien par le col. Elle le frappa une fois. Une seconde. Une troisième. Le quatrième impact lui fit perdre l’équilibre. Son dos claqua contre les alvéoles à colombes.
Je dévalai les marches aussi vite que possible, vérifiant au passage le contenu de Capuchon. Un élixir… un philtre… il me fallait absolument un philtre… que me restait-il ? Pas de quoi nuire à un être humain, évidemment ! Pourquoi n’enseignaient-ils l’alchimie d’attaque qu’en fin d’année ? Mon sac poussa ma main contre mon écrin de soporipoudre. Mauvaise idée ; la poussière pourrait voler à travers la pièce et nous endormir en plein combat.
— La potion courtejambes, parfait !
Le bouchon qui refermait la fiole roula à terre. Mes pieds esquivèrent les dernières marches afin d’éviter la chute.
Hécate grimpa dans une alvéole vide, là où personne ne l’atteindrait. Le manque de place handicapait son élève.
— Je te reconnais… s’étrangla-t-il, la main pressée contre son nez sanguinolent. Que me veux-tu, l’assassin ?
— La pratique de magie est illégale depuis plus de soixante-dix ans. Je t’arrête pour haute trahison.
Le bâton qu’elle tenait s’allongea jusqu’à heurter mes poignets. Ma fiole se renversa sur la paperasse abandonnée. Les dernières gouttes de potion tachèrent les journaux imbibés d’eau.
— M-mais –
L’autre côté de son arme me frappa à la nuque. Mes jambes cédèrent sous le choc électrique. Je tentais de me relever. Impossible. Mon corps ne répondait plus. Paralysé. La joue contre terre, je vis ses grosses bottes s’approcher de mon crâne. Elle se pencha sur moi, attrapa ma main aux bandages salis avant de la rejeter d’un geste furieux.
— Tss… c’est donc ça que l’on poursuit depuis des lustres…
— Sillage, dix heures vingt-quatre !
L’inconnue fit volte-face. Hécate sauta sur l’épaule de Cyrélien qui disparut aussitôt. Comment était-ce possible ? Je ne l’avais pas vu invoquer le moindre sortilège !
— Non… pas encore… pas encore !
Celle qui me retenait beugla un tas d’insultes immondes avant d’inspecter la place où se tenait le druide quelques secondes plus tôt. De l’invisibilité ? Peu probable. Cyrélien s’était dissipé comme un nuage de fumée. La guerrière revint à la charge, prête à abattre sa haine sur Capuchon et moi.
— Meurtrière !
Le cri de Shan fit trembler les murs de la tour. À moins que… non, les murs tremblaient vraiment ! Shan passa par-dessus la barrière du palier. Les pierres de la volière se délogèrent des parois, se modulèrent pour former une pente qui l’arrêta dans sa chute. La terre se mouvait sous ses pieds, lévitait autour d’elle dans une tornade furieuse qui apeura notre ennemie.
— Je t’interdis de blesser nos amis…
Le fossilierre qui couvrait la façade s’infiltra dans la pièce. Grimpa jusqu’au plafond. Ensevelit la jeune femme qui se débattit tant qu’elle put. La plante enserra ses jambes, ses bras, son cou pour l’étrangler.
Je parvins à relever la tête. Les lianes s’écartaient de mon corps, comme repoussées par ma présence. Leur unique cible luttait pour ses dernières goulées d’air.
— Sh… Shan ! Arrête, Shan, tu vas la tuer !
— Je tuerai quiconque oserait s’en prendre à vous devant nous.
Son regard. Différent. Et sa voix… Ce n’était plus elle. Ni Shan, ni Zhen. Quelqu’un d’autre se révélait sous la puissance de sa colère.
— Qui… ?
Un son me parvint de sa bouche. Trois mots murmurés distinctement entre deux grincements de dents.
— Je suis Xia.
Mes doigts se crispèrent sur mon athamé. Je retrouvais l’usage de mon bras. Ma lame se planta dans les lianes à l’instant où le lierre ensevelit la policière.
La volière se figea dans un vacarme assourdissant, nous laissant seuls au centre de cette nature morte.