Non, décidément, Camille n’aimait pas cette pièce. Et il détestait le fait d’y être isolé. Quand le système d’exploitation fut enfin chargé, il se balada dans les dossiers et jeta un coup d’œil aux logiciels. Les jeux dont parlait Layla, c’était un démineur, un solitaire et un Spider. Il les lança un à un. Il fut surpris de se rendre compte qu’il n’y avait qu’un seul score dans les succès du spider. Joachim ne s’en servait pas si souvent que ça, il fallait croire. Il les ferma pour aller jeter un coup d’œil aux autres logiciels.
Il explora un long moment, désœuvré, avant de tomber sur quelque chose qui le laissa perplexe. C’était dans les documents, perdu au milieu des relevés de compte et des inventaires d’alcool. C’était un fichier tout simple, sobrement intitulé « catalogue ». Une page avec des noms, identifiants, quantités, le tout soigneusement noté. Tout en bas, il trouva une liste de minerais sans code. Chacun d’entre eux était associé à une valeur marchande en dollars, étonnant pour une monnaie qui n’avait pas cours ici. En dessous, la somme totale qu’ils rapporteraient et une brève estimation du coût de la vie étaient comparées pour déterminer combien de temps il était possible de vivre avec tout ça.
Camille cligna des yeux devant les chiffres. Ils étaient faux, mais ce n’était pas le problème. Ça dessinait quelque chose, quelque chose qui ne lui inspirait pas confiance. Se fiant à son intuition, il remonta la liste du catalogue pour mieux regarder ce que contenaient les colonnes. Nitrates d’ammonium, acétone, peroxyde d’hydrogène…
En dessous de cette dernière, une note avait été ajoutée : « Accepté aux échanges sous l’appellation Eau oxygénée ».
Ça continuait sur quelques lignes et ça lui donnait des sueurs froides aussi bien que la Terreur. Il n’était pas expert, mais alors pas du tout. Pourtant ça lui évoquait une bombe. Il respira profondément. Réunir tous ces ingrédients, est-ce que c’était possible ? Il repéra au moins un qui ne l’était pas. Le nitrate d’ammonium, c’était un engrais, et les engrais ne passaient pas aux échanges comme tout ce qui relevait de l’agriculture. Sauf que… il se revit au dépôt en train de regarder l’emplacement vide où on avait stocké des tonnes de fertilisant. Merde…
Il referma le fichier et se leva.
Bellem était en train de préparer une bombe pour exploser le mur et espérait survivre en revendant du minerai qu’il avait demandé à Chris. Bon sang… Qu’est-ce qu’il devait faire ?
Il quitta la pièce et retrouva la salle principale du bar. Layla était penchée sur un magasine de mots croisés. Les autres clients continuaient leurs activités dans le calme. Bellem releva les yeux vers lui et lui sourit. Camille s’approcha, crispé.
— C’est handicapant, la Terreur, hein ? se moqua Bellem en cachant son amusement. Désolé, mais vous voir dans cet état c’est vraiment impressionnant.
— Oh ça va, répondit Camille. Je me débrouille pas trop mal. Quand je suis concentré sur un problème, je me rends presque pas compte…
Il baissa les yeux sur le catalogue. Même genre de références… combien de preuves en plus devait-il rassembler pour être convaincu ? Il fallait qu’il appelle la Brigade. C’était à la Brigade de gérer ça. Pas à lui.
— Vos mains tremblent de plus en plus. Est-ce que ça va aller ? Vous allez réussir à tenir jusqu’à la fin de l’alerte ?
— Euh… ouais. Je crois que j’ai besoin de parler au docteur Daniel… savez pas si… un téléphone ? demanda-t-il, mal à l’aise.
— Vers Layla.
Il se leva, dépassé par les évènements.
— Layla, murmura-t-il en s’approchant d’elle. Appelle la Brigade, vite.
— La Brigade ? répéta-t-elle. Pas le doc ?
— Non.
— Ok…
Elle sortit un vieux téléphone à cadran de sous le bar et composa un numéro. Chris prit le combiné et pria pour qu’on lui réponde. Layla hésita puis s’éloigna pour faire le tour de la salle afin de lui donner un peu d’intimité.
— Irvine, j’écoute, s’annonça le standardiste de la Brigade. L’essentiel de l’effectif gère le portail des limbes. Si possible, rappelez plus tard.
— C’est Camille et oui, c’est urgent. Je crois que…
Il baissa d’un ton.
— Je crois que Joachim Bellem a rassemblé ce qu’il faut pour faire une bombe. Je… je crois qu’il espère quitter la ville.
— Ok, je préviens Strada.
Dans l’appareil, une petite musique d’ascenseur commença à tourner en boucle. Camille respira profondément en tâchant de ne pas regarder Bellem. Fichue Terreur, il se sentait tellement mal… d’un autre côté, le fait de savoir qu’ils pouvaient tous mourir d’un instant à l’autre était plutôt efficace pour calmer son angoisse irrationnelle.
— J’ai pu parler à Strada. Il dit que tu devrais demander à Chris de l’interroger parce que la situation est tendue, dehors. Ça va aller ?
— Euh… Oui.
— Ok. Tiens-moi au courant.
Irvine avait raccroché, il dut faire de même. La Brigade ne pouvait rien pour lui en pleine alerte. Bon… il était seul pour gérer. Il fallait qu’il se calme. Si une bombe devait exploser dans les parages, ce n’était sans doute pas imminent. Et puis si Bellem était ici alors qu’il escomptait survivre, c’était qu’il ne se sentait pas en danger dans l’immédiat.
Il tenta un coup d’œil de son côté et le vit consulter sa montre. L’angoisse monta d’un cran. Devait-il aller l’interroger ? Il imagina la conversation. « Bellem, je sais que tu as rassemblé les ingrédients d’une bombe ! Mais non, t’inquiètes Camille, c’est pour l’usine, quelle idée ! »
Il respira profondément. Ça ne servait à rien. Il fallait qu’il trouve autre chose. Autre chose. Mais quoi ?
Son attention se posa sur Layla qui revenait vers lui. Elle avait la chair de poule, le regard vide et cherchait elle aussi autour d’elle s’il n’y avait pas un danger.
— Je me sens pas bien, là, murmura-t-elle. J’espère que Chris va trouver quelque chose. Je préfère mourir que d’être convaincue que je vais… faire… ce qui pourrait se passer si…
— Elle va trouver, assura Camille mal à l’aise. Qu’est-ce que tu ressens au juste ?
— Mon cœur s’emballe et me fait mal, répondit-elle. Je transpire, je crois que je suis possédée… je devrais aller m’isoler. J’ai envie de te demander de m’enfermer quelque part et de garder la clef.
— Ça ne va pas être nécessaire.
Layla avait la Terreur. Moins que lui, mais il reconnaissait les symptômes. Elle l’avait suggéré, les moments où elle se sentait mal, c’était la nuit. Et avec qui passait-elle ses nuits ? Son regard se tourna à nouveau vers Bellem. Les pièces se mettaient en place. Là, se connaissant, il aurait été envahi d’un grand calme résolu, en temps normal. Il savait ce qu’il devait faire, il avait assez d’éléments pour être sûr de lui et il avait assez de sang froid pour agir. Mais la Terreur parasitait tout et il était désemparé. Il fallait qu’il fasse quelque chose. Mais en aurait-il la force ?
Il s’approcha de Joachim Bellem et tenta un truc, un truc stupidement désespéré.
— Ton bouquin, c’est quoi ? demanda-t-il.
À l’instant où Bellem baissa les yeux sur les pages, il attrapa sa tête à deux mains et la frappa de toutes ses forces sur la table. Le crâne de Bellem percuta le bois à travers le papier glacé, son nez craqua, le béret tartan roula sur le sol. Dans la salle, tout le monde s’était tourné vers lui, une arme improvisée à la main, y compris Layla qui elle, le tenait en joue avec un pistolet en plastique de la Brigade.
— Pas moi ! cria-t-il. Lui !
— Camille, éloigne-toi de lui, ordonna-t-elle.
— Bellem est un spectre ! affirma Camille très calme.
— Quoi ? gémit Bellem en se redressant, protégeant son nez en sang. Il délire ! Abattez-le, il est dangereux !
— Layla, écoute-moi, insista Camille. Tu rêves toutes les nuits d’un spectre parce que tu dors à côté de lui ! Il est infecté. Il a sûrement été possédé alors qu’il était tout près de toi et c’est pour ça que tu y es aussi sensible. Je te le jure, c’est un spectre !
— Ne l’écoute pas ! C’est lui qui m’a attaqué !
— On a déjà libéré une victime d’un spectre, elle a été formelle. Quand tu es infecté, tu le sais, tu n’as aucun doute. Tu n’es pas infectée, c’est lui qui l’est ! affirma Camille.
Layla hésitait, les deux mains sur son arme. Son canon dévia légèrement pour pointer Bellem.
— Non ! rugit Bellem.
— Non ! répéta Camille. Ne le tue pas ! On peut le sauver !
Layla cria et tira. Camille poussa Bellem juste à temps, mais Layla avait les traits déformés par la colère. Elle tira à nouveau faisant hurler une de ses clientes adolescentes qui se cachaient sous une table avec leur mère.
— Layla ! Calme-toi !
Elle tirait encore et encore, hystérique, elle mettait tout le monde en danger. Camille échappa un laser de justesse, mais se prit le poing de Bellem en plein visage. Il tituba, sonné. Bellem se rua vers la sortie. Camille se ressaisit tant bien que mal et se lança à sa poursuite. Layla mitraillait de plus belle. Bellem brailla et s’affala par terre. Camille lui trébucha dessus et tomba de tout son poids sur le directeur d’usine. Il se retrouva nez à nez avec un spectre qui hurla à le rendre sourd.
— Ça va se payer ! entendit-il.
Camille était tétanisé. Layla recommença à tirer au petit bonheur la chance pour atteindre la créature qui s’échappa par la porte. Le silence revint brutalement. Camille se redressa tant bien que mal en se tenant la poitrine. La douleur était lancinante. Il se tourna difficilement vers Layla qui avait enfin baissé son arme, elle tremblait des pieds à la tête. Il reporta son attention sur Bellem qui gémissait à côté de lui. Il l’aida à se retourner et le directeur d’usine se recroquevilla sur sa jambe blessée par les tirs de la tenancière.
— L’alarme, haleta-t-il. Il ne faut pas que l’alarme de fin sonne ou la ville va sauter. Arrêtez cette putain d’alarme… Arrêtez l’alarme, bordel !
— Rappelle la Brigade ! cria Camille à Layla.
Elle ressortit son téléphone avec des gestes maladroits et commença à faire tourner le cadrant.
— Appelle Irvine et dis-lui de couper les alertes de fin de crise, insista Camille en se précipitant vers les portes.
Il passa la tête à l’extérieur et observa dehors. Il ne tarda pas à repérer le couloir de cristal.
— Ça sonne occupé…
— Réessaye !
Bellem gémissait, au sol, en sueur. Il répétait sans relâche son couplet sur l’alarme, les mains crispées sur sa jambe. Camille avisa le bâtiment de la Brigade au loin. Est-ce qu’il pouvait y arriver à temps ? Impossible à dire.
— Ça sonne toujours occupé…
— Réessaye !!!
Il retourna brusquement son attention vers le couloir et vit une silhouette surgir des limbes. Fin du chrono… sauf qu’ils auraient dû être deux. Il se passait un truc pas normal là-bas aussi.
— Ça sonne ! cria Layla.
Le cristal orange commençait à se fissurer. Quelque chose jaillit du portail, un molosse ? Non. L’autre explorateur l’agrippa, le souleva et courut vers la sortie. Le couloir explosa avant qu’il ne puisse arriver au bout.
— Chris, murmura Camille effrayé.
Excellent chapitre <3 Le titre m'a bien fait rire !
J'ai bien aimé parce que j'ai tout compris en même temps que le personnage, et ça, c'est très appréciable :)
(bon en fait "presque" tout compris, j'ai pas compris pour l'alarme et je ne sais pas trop pourquoi le cristal, mais est-ce grave ?)
Petite maladresse de style, répétition de "et" --> "L’autre explorateur l’agrippa et le souleva et courut vers la sortie."
Merci et à bientôt ! (ton rythme est effréné !)
Merci pour ton retour ! J’essaie de rattraper un peu mon absence de ces derniers mois.
À bientôt ! <3