Épisode 2 : La gueule des loups
Le réfectoire
Une cinquantaine de personnes fixait Oxan et Ulys. Tous les visages exprimaient la surprise la plus parfaite, ce qui ne diminuait en rien leur aspect effrayant. Les hommes et les femmes qui leur faisaient face étaient grands et musclés, la moitié d’entre eux portaient tatouages, piercings, cicatrices en tout genre. Grise, noire, ridée, poilue, amochée, l’assemblée évoquait une réunion de ces canidés disparus qui incarnaient le comble de la cruauté dans les contes anciens : une bande de loups. Oxan n’osait pas bouger un cil, sentant confusément que le moindre mouvement pouvait décider la meute à charger. Et elle était certaine que dans ce cas, Ulys et elle ne survivraient pas trente secondes.
Aussi l’adolescente manqua-t-elle s’étouffer quand elle entendit son cousin lancer d’une voix bravache :
– Salut les mecs.
Prise d’un nouveau blocage des paupières, Oxan lui jeta un regard sidéré. Dans l’assemblée, des sourires apparurent. D’abord freinés par l’étonnement, ils s’étirèrent sur les centaines de dents pour se muer progressivement en un gigantesque éclat de rire général.
C’était horrible. Glaçant. Cauchemardesque.
Les bobines ravagées des convives battaient déjà des records de laideur, mais tordues sous l’effet de cette hilarité, elles en devenaient surnaturelles. D’ailleurs, c’est justement parce qu’elles semblaient trop effrayantes pour être vraies qu’Oxan parvint à éviter de s’évanouir ou de faire pipi dans sa culotte. Elle manqua tout de même de justesse de se casser une dent à force de contracter sa mâchoire.
Je suis en train de rêver, essayait-elle de se convaincre.
À ses côtés, Ulys serrait les poings en attendant que ça passe, s’efforçant coûte que coûte de conserver son sourire de vainqueur. Le tonnerre de rires ne se calmant toujours pas, Oxan risqua un coup d’oeil à son cousin. Elle déchiffra sur son visage le reflet de sa propre pensée : ils sont complètement déments.
Les manifestations de gaieté s’atténuèrent légèrement quand un homme se leva d’une des tables de devant. Ses longs cheveux corbeau tombaient autour de son visage en lame de couteau. Il était vêtu d’un grand manteau noir qui frôlait ses chevilles. Il s’approcha, tourna autour des enfants, s’arrêta devant Oxan qu’il observa de haut en bas comme s’il évaluait la qualité d’une marchandise. Tandis qu’il se caressait le menton d’un air appréciateur, l’adolescente ne put réprimer un frisson.
– Regardez ce que nous avons pêché sur la planète précédente ! Une jolie poupée avec de beaux yeux verts…
Il se décala d’un pas pour se placer devant Ulys.
– … et un beau petit mec !
Le dernier mot, sur lequel il avait appuyé volontairement, déclencha de nouveau rires et sifflets.
– Est-ce que vous êtes des space-hikers ?
Des quoi ?
Devant le silence des enfants, l’homme n’insista pas. Il attrapa le menton d’Ulys, l’obligeant à tourner la tête à gauche, puis à droite, comme pour l’examiner sous toutes les coutures. Malgré la peur qu’il tentait de cacher, le garçon ne put retenir un mouvement rageur pour le repousser, ce qui aiguisa davantage le rictus de l’autre.
– Est-ce que ça ne tombe pas bien ? Nous qui nous ennuyons tellement à bord de ce rafiot…
Encore quelques éclats, suivis de « ouuuuuh » pour augmenter la tension. Le réfectoire entier était suspendu à la voix de l’homme au manteau. D’ailleurs, la plupart des convives s’étaient rapprochés pour ne rien manquer de la scène. Oxan, commençait à avoir du mal à respirer.
– Alors, les mômes, est-ce qu’on va vous rôtir ou vous bouffer tout crus ?
Il s’interrompit pour tirer de sa poche un couteau à cran d’arrêt. La lame jaillit avec un claquement sec qui fit sursauter les enfants.
– Ou est-ce que nous allons vous torturer pour que vous nous expliquiez comment vous avez embarqué ?
Son visage était si près des leurs que son nez effleurait tantôt celui d’Ulys, tantôt celui d’Oxan qui remarqua que le blanc de ses yeux tournait au jaune et la peau de ses joues était striée de minuscules veines rouges.
– Comment allez-vous nous divertir ? ajouta-t-il avec un nouveau sourire sadique.
Autour, les trognes grimaçantes de l’équipage semblaient se rapprocher de seconde en seconde. Les battements du coeur d’Oxan augmentaient de manière inversement proportionnelle à l’activité de son cerveau, incapable de produire une idée cohérente.
– Je sais chanter, lâcha-t-elle soudain, aussi surprise par cette phrase que si quelqu’un d’autre l’avait prononcée.
Ce n’était probablement pas à cette sorte de divertissement qu’avait pensé son interlocuteur. Sa déclaration anéantit définitivement le sérieux des spectateurs. L’annonce les avait tellement pris au dépourvu qu’ils ne s’en remettaient pas. Certains poussaient des hurlements, d’autres se donnaient sur les cuisses des claques à faire trembler les murs. Au premier rang, un homme plus édenté que Teddy était secoué de haut en bas sans un bruit alors qu’une femme au nez cassé, plus loin, émettait de puissants ronflements chaque fois qu’elle reprenait sa respiration. Avec tout ça, Oxan ne savait toujours pas où ils en étaient. Avaient-ils affaire à de dangereux tortionnaires ou à des crétins euphoriques à l’humour plus que douteux ?
– Regardez ce qu’on a déniché dans la réserve ! vociféra une voix éraillée tandis que la porte du réfectoire s’ouvrait à la volée.
Un hoquet de stupeur échappa à Oxan, mais il fut couvert par les applaudissements hilares de la salle. Deux hommes — que l’adolescente identifia immédiatement comme l’homme-tuyaux et le géant aux pointes d’après les descriptions de son frère et de son cousin — entrèrent triomphalement. Le premier poussait devant lui un Tancred blafard en le tenant par le col de sa tunique. Le second portait Calixt sous le bras gauche et Teddy sous le bras droit comme de petits ballots.
– Il y en a d’autres ! entendait-on.
– Est-ce qu’ils sont aussi marrants ?
– C’est une école entière !
Teddy ouvrait des yeux comme des soucoupes et détaillait un par un les individus devant lui, sans même tenter de s’en cacher. Calixt ne cillait plus ; son visage semblait paralysé. Tancred, lui, fixait la pointe de ses baskets. Toute l’assemblée était debout, le réfectoire était une vraie foire et le volume sonore devenait difficilement supportable.
Alors que la panique menaçait de submerger Oxan, la porte s’ouvrit une nouvelle fois.
– Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? hurla une voix puissante. Pas moyen de réfléchir à cent mètres d’ici !
Le calme revint comme par magie. L’homme qui avait lancé cette réprimande se tenait droit, mains sur les hanches pour montrer son agacement. Tête haute, mâchoire carrée, pieds ancrés sur le sol, tout dégageait chez lui une indiscutable autorité. À tort ou à raison, Oxan ressentit un soulagement instantané à sa vue.
– Regarde ce qu’on a déniché, Skull, s’écria l’homme au manteau en pointant son couteau vers le haut du crâne des enfants.
Le dénommé Skull suivit la lame des yeux et son aplomb se troubla une fraction de seconde en découvrant les cinq jeunes clandestins. Puis son visage se ferma en un masque contrarié.
– Il manquait plus que ça, grogna-t-il. Par ici, la marmaille. Venez avec moi avant que ces sauvages ne vous dévorent.
Les Sailor ne se firent pas prier pour fuir la horde derrière lui.
Ahah, très drôle cette scène, j'adore les deux répliques "salut les mecs" et "je sais chanter", j'avais l'impression d'être au milieu du l'équipage en plein fou rire. Finalement, l'équipage n'a pas l'air si méchant, c'était plus ou moins mon intuition. (enfin sauf s'il fallait prendre les menaces au premier degré mais je les ai vus comme des blagues) Pressé de découvrir celui qui semble être le capitaine, ça va être intéressant.
Je me pose la même question que Jibdvx sur l'éloignement avec les parents. Ils doivent être sacrément stressés les pauvres...
Je poursuis !
On en sait plus sur le capitaine et aussi sur les parents dans le prochain chapitre.
On va y venir aux millions de kilomètres : effectivement c'est une question qui se pose vite !
Chapitre : Expédition furtive
"en essayant de toiser" je trouve que ça fait un peu forçage de vocabulaire soutenu. Bon, on comprend qu'il tente de la prendre de haut, malgré sa taille. Mais peut-être vaudrait-il mieux le dire plus simplement (quand la manœuvre décrite est originale, pour ma part je reviens aux mots les plus directs et les plus simples, pour ne pas rajouter de la complexité).
Chapitre : La gueule des loups - Le réfectoire
"Nous qui nous ennuyons tellement..."
"Comment allez-vous nous divertir ?"
Pareil, on s'attendrait à un vocabulaire moins relevé... et des tournures plus "parlées"; exemple :
"est-ce que nous allons..?" ▶️ "est-ce qu'on va..."
L'irruption de leur sauveur, à la fin du chapitre, est délicieuse 😁
Bon, je reprendrai dès que ce sera possible. Sinon, je ne me souviens pas si tu te sers de ça, jusqu'ici je n'ai pas vu (et ma première lecture date quand même un peu) mais ça fait plus couleur locale :
en science-fiction, il y a une convention assez générale qui amène à donner aux différentes pièces du *vaisseau* spatial le nom qu'on leur donne sur les bateaux (tout comme les grades, issus de la Marine). On aura ainsi "le carré" ou "le mess" pour la salle à manger, "le coq" (vient de "cook") pour le cuisinier, "la coquerie" pour la cuisine (cuisine de bord et maïence ou mayence existent aussi). Plus "Le pont" ou "la passerelle" pour la salle de pilotage.
L'endroit où on stocke les vivres est généralement appelé la cambuse ou le cellier. Et les chambres, bien sûr, les cabines.
Quant à ta suggestion d'utiliser des termes de marines pour les différentes parties du vaisseau, l'idée en me passionne pas. D'abord parce que dans ma tête, le cargo n'a rien à voir avec un bateau (à la limite avec un sous-marin : c'est un gros truc métallique et froid un peu vétuste). Ensuite parce que comme dit plus tôt, je n'ai pas très envie de suivre les conventions. Et enfin, je suis dans le point de vue des enfants qui n'y connaisse rien en vaisseaux spatiaux. Du coup même si à la limite, l'équipage utilisait ces termes, il n'y a aucune raison pour que les enfants les connaissent ;)
Merci pour ta lecture et ta salve de commentaires en tout cas ;) Ils sont encourageants. J'espère que la suite te plaira.
Bref, pas grave, fais comme tu le sens. Garde juste l'info dans un coin de ta tête, c'est un genre qui a des conventions fortes et il est possible qu'on t'en reparle.
J'ai bien apprécié le retournement de la fin avec ce mystérieux Skull qui, même s'il est du côté du gang, semble plus civilisé et apparaît presque comme un sauveur! Je suis très curieuse d'en apprendre plus sur lui !
Tu en sauras un peu plus sur Skull dès le prochain chapitre, mais c'est vrai qu'il est mystérieux.
Merci pour ta lecture et tes commentaires !
Détails
ils arboraient les signes de ceux qui se sont frottés à la vie et ne font plus de cadeau : je me suis demandé si cette réflexion n’était pas trop « adulte » pour oxan. En revanche la suite avec la comparaison à la meute de loup est top
Je note ta remarque (c'est vrai que ça ne fait pas très "douze ans", cette phrase !
Je continue ma lecture avec plaisir.
N'importe quel adulte se sentirait en danger face à cette bande d'affreux, alors des gosses, les pauvres. Ca pourrait devenir une nouvelle maxime dans le futur: arrêtes tes bêtises ou je t'envoie sur le cargo interstellaire avec les affreux ;)
Je suis ravie que ça te plaise toujours ! Et d'après ce que tu me dis, mon équipage est effrayant comme je voulais ;) Pour l'anecdote, ce chapitre a été écrit à l'occasion d'un des défis du PacNo (le nano de PA si tu ne connais pas) qui avait pour thème : tomber dans la gueule du loup. Comme tu vois, ça m'a bien inspirée et j'ai gardé ce chapitre au fil des changements de version !