Celle qui était deux

• Shan Liu •

Je n’ai jamais vraiment aimé les voyages. Chaque fois, c’était un nouveau départ, une nouvelle vie, de nouvelles marques à prendre alors que j’avais déjà tant de peine à m’adapter aux habitudes d’Auxence et au quotidien que son rang impliquait.

J’avais perdu l’habitude de traîner les pieds dans la poussière. Je détestais l’odeur de la pluie sur le béton chaud, l’humidité du matin où la terre se fondait en gadoue au cœur de cette ville en désolation.

Cela faisait trois jours que la muraille de Wallis ne protégeait plus personne. Les morts s’accumulaient dans les rues sans que nous puissions abréger ces folies. Quelle idée de bloquer toutes les issues ! Le temps que l’alerte soit donnée, les automates eurent le temps de massacrer la moitié des habitants comme une meute de dragons dans un enclos de brebis.

Un frisson me parcourut l’échine. Des dragons… il ne manquerait plus qu’eux.

Chaque pas qui m’éloignait du campement m’emplissait de crainte. Le sursaut du gravas sous mes semelles raidissaient mon corps et nouait mes tripes. J’étais seule. Je haïssais cette sensation. Ne pouvoir compter que sur moi, devoir affronter le silence, l’imprévu, le danger…

Je ne voulais plus être confrontée au danger. L’inconnu me faisait peur. Rien ne m’apparaissait pire que la peur de mourir. Quoique sans elle, je serais peut-être morte d’imprudence depuis des jours.

La crainte me faisait vivre.

Il m’arrivait de me cacher sous les décombres pour échapper aux détraqués. Dans ces moments, je fermais les yeux, retenait ma respiration et appelait au secours les esprits magiques qui m’entouraient. Je n’étais pas ésotéricienne, pourtant. Mais la pensée de créatures plus puissantes me rassurait durant les temps les plus sombres.

Zhen disait que ce genre de situation forge le caractère. Peut-être qu'à force, sa détermination prendrait le pas sur mes craintes.

Ma montre indiquait dix-neuf heures vingt. Si je ne me pressais pas, le reste du groupe finirait par mourir de faim. Les quelques rations trouvées au cours de mon expédition nous rassasieraient pendant au moins deux jours. Les lanières de mon sac me meurtrissaient les épaules jusqu’au bas du dos, faute d’un compagnon pour m’aider à porter nos provisions. Il ne contenait pourtant pas grand-chose… juste quelques pots de miel et de confiture, une poignée de légumes dont même les Cananéens ne voulaient plus, et cinq baguettes de pain aussi dures que du bois – voir plus, puisqu’elles semblaient avoir mieux résisté aux attaques que les poutres de la brasserie.

Mes poches débordaient de gâteaux secs. Les coutures de mon sac risquaient de se briser. Il serait sage de rentrer maintenant.

Au loin, des murs éclataient sous les projectiles des automates. Pourquoi détruire les maisons déjà vides ? Les pierres disparaissaient sans que nous puissions comprendre de tels actes.

Auxence répétait que Magellan devait avoir de sérieux ennuis. Un rebelle, selon les rumeurs, s’était infiltré au sein des fabriques de sentinelles. Mais le discours des Cananéens était tout autre : l’Alterouest aurait lancé une attaque contre Pangée pour se venger de l’occupation de leurs terres. J’ignorais qui croire, donc pour le moment, je préférais ne croire en rien.

Je tournai au carrefour quand un cri me fit sursauter. Il s’agissait d’un être humain. Impossible d’en douter. Mes oreilles me dirigèrent vers la maison d’angle devant laquelle je venais de passer. La fenêtre brisée manqua de me couper lorsque je m’en approchais. Je découvris deux silhouettes masculines au centre d’un rez-de-chaussée délabré. Le plus jeune gisait sur un tas de gravillons, la tête soutenue par l'homme agenouillé auprès de lui.

— Hé, toi !

Mon imprudence causerait ma perte ; l’inconnu me fixait, ayant repéré mon regard à travers l’ouverture.

Je glissai aussitôt en direction du sol, le plus bas possible. Ne pas avoir peur. J’étais mieux entraînée. Je n’avais rien à craindre. Un coup de dague et il s’effondrait à côté de l’autre étranger.

Le son de sa voix me parvint malgré la distance qui nous séparait. 

— Mon ami est blessé… Il… Il va mal… J’ai besoin d’aide… je t’en prie !

Ses mains tremblaient sur le corps fiévreux qu’il maintenait contre lui. Ces survivants semblaient moins menaçants que menacés. Un soupir plus tard, je me décidai à le rejoindre.

Un coup de barre en métal suffit à faire céder la serrure qui nous séparait. Je laissai tomber mon arme sur le pas de la porte, tirant néanmoins ma dague pour prévenir d'une éventuelle attaque.

Les yeux clos et le visage crispé dans une grimace de douleur, l’adolescent ne répondait plus aux appels. Son souffle irrégulier s’entrecoupait de hoquets éreintés. Il gardait une main enrubannée recroquevillée contre son cœur.

L’autre bandage masquait une blessure répugnante.

Son camarade repoussa ses doigts tétanisés. Je découvris une large morsure sous ses vêtements imbibés de sang. Le mien ne fit qu’un tour : la plaie s’infectait.
Ni une ni deux, j’enlevai le pseudo-pansement et bondis sur le sac du jeune homme, tombé un peu plus loin

— Méfie-toi, alerta le plus âgé. Il n’est pas commode.

À ma grande surprise, les boucles de la sacoche oscillèrent. Le sac bougeait tout seul. Il s’animait. Non… il s’exprimait. Ce garçon possédait un sac vivant ! Mon premier réflexe fut de le caresser à la sangle, pour le rassurer. Un cliquetis satisfait plus tard, il me laissa l’observer sans broncher. Quel fouillis ! Des boîtes, des fioles, des fagots d’herbes séchées dont j’ignorais l’existence quinze secondes plus tôt. Il n’y avait plus à espérer que mon monocle parvienne à m’éclairer.

Un souffle surpris s’échappa des narines de l’inconnu. 

— Capuchon sent sa bienveillance, murmura une voix féminine dont je ne cherchai pas à retrouver la provenance.

Maintenant, j’avais toutes mes raisons de sauver cet académicien ; c’était la première fois que je rencontrai un autre détenteur d’artefact.

Mes doigts parvinrent à extraire Métatron de ma poche et à le placer sous mes yeux. Sa connaissance s’immisça aussitôt entre mes oreilles.

Il m’indiqua un tube à moitié plein dont j’ôtai le bouchon pour y transvaser un coulis pâteux et malodorant. Une fois la mixture prête, je secouai le tout et l’appliquai sur le tissu qui servait de bandage. Métatron me conseilla de piocher une pierre verdâtre au fond du sac et de le glisser contre sa peau pour achever la préparation. 

L’adolescent planta ses ongles dans mon bras. Son ami tenta de le maintenir en place, ce qui empira son état. Il criait, les joues humides d’un mélange de larmes et de sueur. Je pressai le soin contre sa jambe malgré ses supplications.

— Courage, Calum ! 

Le blessé cessa de se débattre. À bout de forces, il perdit connaissance dans les bras de son camarade. Je m’écartai du duo le plus doucement possible, à l’affût de la moindre rechute. 
Le cataplasme semblait fonctionner. Je félicitai Métatron avant de le ranger de nouveau dans son boîtier, dans le revers de ma veste.

L’aîné tomba en arrière, soupirant d’apaisement. Il me remercia plus d’une dizaine de fois, soulagé de savoir son ami hors de danger. Son sourire sincère me réchauffa le cœur.  

— Je ne t’ai même pas demandé ton nom, glissa-t-il après un long moment de silence. Moi, c’est Cyrélien. 

Voyant que je ne répondais pas, il enchaîna. 

— Tu ne viens pas de Wallis non plus, à en juger ta tenue… Elle est à toi, cette livrée ?
            Je hochais timidement la tête, les mains dansant sur les boutons de ma veste brodée. 

— J’ignorai que les femmes pouvaient occuper le rôle d’un valet de pied… mais qu’importe ! Qui sers-tu ? Pourrais-tu nous guider jusqu’à lui ? 

J’attrapai mon sac à dos, resserrai les lanières et quittai la maison… pour rebrousser chemin l’instant suivant, me souvenant que l’un des deux n’était pas apte à marcher.

— Levitas astivel ! 

Ma mâchoire manqua de tomber lorsque l’adolescent inerte passa l’entrée en voletant à quelques centimètres du sol, suivi par le druide et son animal de compagnie.
            — J’espère que ce n’est pas loin, grimaça-t-il. Ma magie est on ne peut plus… bancale.

Je m’efforçai de ne pas relever l’illégalité de son usage de Fluide et les conduisit jusqu’au bout de l’avenue, devant l’église Saint-Clous. Avant que je ne pousse la grosse porte de bois, sa main frôla mes cheveux. 

— Tu ne parles pas beaucoup, dis donc… 

Mes doigts se crispèrent autour des siens. Personne n’osait me toucher de la sorte.

— Ce n’est rien, conclut-il gaiement. Tu n’en as pas eu besoin pour nous sauver, en tout cas ! 

Je haussai les épaules, certaine qu’il ne recommencerait pas. Il mit un pied dans le bâtiment. La porte se ferma tandis qu’il parlait toujours avec cette assurance qu’ont ceux qui pensent saisir les causes de mon mutisme.

L’ignare… il n’en devinait pas le dixième.

• Calum •

Un bourdonnement. Le bourdonnement d’un insecte. Je détestai les insectes. Pourtant, je crois que je détestais encore plus les écraser du premier coup contre ma peau, comme je venais de le faire. Quoique… non, je l’entendais encore. Sale bête ! Une nuit de paix, était-ce trop demander ?

Le contact de mon dos contre le carrelage me tira de mon sommeil. J’ouvris les yeux pour découvrir un décor qui m’était inconnu ; je venais de tomber d’une estrade de bois située au cœur d’une église de quartier, à en croire les voutes sculptées à la mode du siècle dernier.

 

— Il y a quelqu’un ?

L’écho de ma question rebondit contre les statues de la pièce déserte. Pas âme qui vive à l’horizon. Je me trouvais seul dans ce sanctuaire, avec pour compagnie le vol bruyant de quelques oiseaux nichés au sommet des piliers de pierre taillée.

Ces colonnes supportaient un toit de mosaïque dont les carrés chutaient à la même allure que l’excès d’humidité. D’épaisses gouttes perlaient au plafond, y dansaient un moment avant de s'écraser au fond de sceaux ferreux dans un vacarme aussi sinistre qu’apaisant. Une énorme flaque inondait l'arrière du monument, là où un pan de fresque menaçait de s’effondrer.

Un pied, puis l’autre. Me voilà de nouveau debout. Chaque parcelle de muscle me tiraillait sous la peau. La tête me tourna un instant, encore à la recherche d’équilibre. Quel était cet endroit ? Mon dernier souvenir remontait à la veille, si je me fiais à la lumière colorée coulant à travers les vitraux.

Un bruit métallique me fit sursauter.

— Sully… bougonnai-je en riant à moitié.

Un porte-bougie roulait sur le pavé. La cire se répandait autour des chandelles éclatées. Je tentai de réparer ce carnage le plus vite possible, sachant pertinemment que les bêtises de mon oisillon finiraient par causer ma perte. J’espérai que mon hôte ne m’en veuille pas… À moins que Cyrélien soit le seul à connaître cette cachette. Comment aurait-il pu supporter mon poids et celui de Capuchon ? Et où était-il, d’ailleurs ?

En ramassant le dernier morceau de cierge, un détail me frappa ; je ne portais jamais de manches à lacets. Où était donc passée ma veste d’uniforme ? À la place, on m’avait affublé d’une chemise brune aux coutures usées. La surprise monta d’un cran lorsque, voulant resserrer mes chaussures, je découvris que ma jambe ne saignait plus. Quelque chose – quelqu’un ? – avait empêché la morsure de s’infecter. Une cicatrice indolore se dessinait sous les bandages souillés, devenus inutiles. Un peu plus et la fièvre m’aurait emporté. Où diable se cachait Cyrélien ? J’ignorais qu’il possédait des talents d’herboriste ! Dans tous les cas, je me devais de le remercier.

Sully sautilla jusqu’à moi, désireux de regagner mon épaule. Ne sachant que faire, je traînai des pieds à travers l’église, observant avec attention ce havre de paix épargné par la mutinerie des sentinelles.

Je découvris quelques tableaux de figures religieuses, une flopée de statuettes contre les murs et des carnets de prière sous les dernières chaises encore debout. Dire qu’une semaine plus tôt, cet endroit regorgeait de vie ! Je peinais à croire en cette déchéance si brutale.

Ne restait plus qu’une pièce à visiter. Une annexe, sans doute réservée aux parques avant les célébrations. Puisque plus personne ne vivait ici, mon exploration ne dérangerait que l’œil divin de l’établissement.

Le fossilierre commençait déjà à grignoter la porte, suspendu aux fenêtres brisées qui l’encadraient. Cette fichue plante se répandait aussi vite que la pestiriole. Je me sentais comme étranger. Venu d’une autre époque, lorsque le monde tournait rond. Combien de temps devrions-nous nous retrancher ? Si tout s’effondrait, que resterait-il des progrès de notre espèce ?

Un piaillement de Sully m’arracha à mes considérations. Bizarre… ce genre de couinement inquiet n’arrivait pas sans raison. Je vérifiai son bec, son plumage et ses pattes à la recherche de la moindre anomalie. Rien. Il frémissait de toutes ses plumes face aux ombres qui nous entouraient.

— Poltron, va.

Je poussai le loquet de métal pour découvrir un spectacle qui m’horrifia ; Cyrélien gisait dans un coin de la pièce, recroquevillé à même le sol. Je courus vers lui et tentai de le relever. Son corps tanguait affreusement, affaibli d’une frappe au ventre dont la marque laissait deviner la violence de l’impact.

— Le… valet… cracha-t-il entre deux souffles.

Il refusa mon aide, le doigt crispé en direction de la charpente. Hécate poussa un cri. Une silhouette jaillit des hauteurs et m’écrasa de tout son poids.

Mes os grincèrent sous le choc. Je sentis le premier coup de poing contre mon nez. Puis le second, en plein visage. Mes lunettes se brisèrent contre la main qui ne cilla pas. Les épines de verre lui collèrent à la peau. Le quatrième assaut la blessa autant que moi.

— Lumia Aimul !

Un jet de lumière aveugla la guerrière. J’en profitai pour me dégager de son emprise. Mon pied rencontra l’arrière de son crâne. Sa chute réveilla les douleurs de précédents combats. Capuchon me rendit ma dague que je pointais au plus près de son cou.

— Q... Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu nous veux ?

Cyrélien avança de quelques pas.

— Elle ne parle p –

— Intrus… Comment avez-vous osé...

Sa voix. Grave. À en donner des frissons. Jamais je n’aurai imaginé qu’une demoiselle de sa carrure se serait adressée à moi de la sorte. Tandis qu’elle répétait ses mots, son regard me pétrifia. Deux yeux gonflés d’une haine mortelle sous la douceur de leurs paupières en amandes.

— Le feu, Calum !

Hypnotisé par les teintes contraires son visage, je ne vis pas le tremblement des braises encore chaudes dans la cheminée. La guerrière balaya mes jambes d’un coup sec. Son doigt souleva une gerbe de flammes qui fondit sur nous.

— ASSEZ !

Le loquet sauta une fois de plus. Entra un homme à l’allure aussi gracieuse qu’élégante, dont la pâleur de la peau contrastait avec le mauve ténébreux de sa veste. Il replaça une mèche dorée derrière son oreille avant d’adresser un regard sévère à la jeune fille.

— Tu m’as interrompu, Auxence, tonna-t-elle.

— Bonjour, Zhen.

La vague brûlante dévia dans la direction du portrait angélique qui demeura stoïque, insensible au danger.

— Éteins cette flamme, ordonna-t-il.

— Jamais ! Tu connais le traitement réservé aux intrus…

— Ces deux personnes sont des invités de Shan.

— Impossible !

Zhen tournait et virait dans la pièce comme un lion affamé. Son bras entraîna le fouet enflammé contre le sol. L’arme magique claqua avec grand bruit avant de disparaître, laissant derrière elle une large trace noire.

— Elle n’en fait vraiment qu’à sa tête… Comment a-t-elle pu, la sale enfant de –

— Respecte-la, je te prie.

Cette réflexion fut de trop. Zhen se précipita vers la sortie.

L’autre l’attrapa à la volée malgré sa réticence et posa son front sur le sien. Son visage crispé de colère s’apaisa aussitôt. Ses mains retombèrent. Son souffle retrouva un rythme régulier. Ils restèrent ainsi deux longues minutes durant lesquelles Auxence lui parla. Il ne cessa de lui murmurer des paroles inaudibles qui l’atteignirent au cœur.

Lorsque mes yeux s'habituèrent aux verres de mes lunettes, ils découvrirent Zhen calme, loin des pulsions de haine qui le consumaient tantôt.

— Tu sais ce qu’il te reste à faire.

Son valet hocha la tête et quitta le groupe sans un mot.

Une fois Zhen loin de son champ de vision, Auxence se tourna vers nous et, pour la première fois, nous adressa un sourire.

— Ne vous en faites pas… Shan devrait revenir d’ici quelques heures.

Cyrélien haussa un sourcil, ce qui n’empêcha pas Auxence de poursuivre sur sa lancée.

— Zhen ne reste jamais bien souvent en avant. Il n’est pas très habile pour –

— Il ? coupa le druide. Attendez… Cette jeune fille… Elle était muette et là, elle parle… Et Shan ? Qui est Shan ?!

Auxence éclata de rire face à l’incompréhension de son invité.

— Zhen et Shan partagent le même corps. Shan est celle qui vous a accueilli ici, je suppose… Mais les personnes avec qui elle cohabite n’ont pas l’air d’approuver cette idée.

Ma mâchoire tomba devant un aveu aussi particulier. C’était la première fois que je rencontrai un être muni de deux personnalités distinctes… J’ignorais qu’une telle personne pouvait exister. Pourtant, je me contentai de contenir les mille et une questions qui me traversèrent l’esprit. Dans ce genre de situation, les réponses se limitaient souvent à un bref « c’est compliqué ».

— Joli couteau, affirma Auxence pour couper le silence.

Je m’empressai de le dissimuler au fond de mon sac, honteux de la façon dont je le pointais vers notre sauveur. À en juger la manière dont il examina ma lame, il s’agissait d’un connaisseur. D’un intéressé, du moins. Il en faudrait plus pour s’attirer ma confiance.

— Il n’a pas l’air d’avoir beaucoup servi…

— C’est un athamé. Pour les plantes.

Un éclat de malice illumina son regard.

— Un alchimiste ! Ça alors, qui l’eût cru ?

Je réprimai une grimace. Bien entendu, je m’éloignai de l’archétype du riche blanc-bec pangéen aux lèvres pincées. À vrai dire, ce genre de savant ne courait pas les rues. La majorité des alchimistes se fondait dans la masse, si bien qu’on ne les démasquait qu’au moment où ils nous débouchaient une potion sous le nez.

L’air enjoué d’Auxence changea ma crainte en sourire, même lorsqu’il avoua avoir pris Cyrélien pour mon – mauvais – laquais.

— Nous sommes amis ! Je ne… enfin… il…

Il nous invita à quitter l’annexe d’un geste de la main.

— Venez, je vais vous faire visiter l’église Saint-Clous.

Nous traversâmes le lieu de culte sous les directives du bourgeois qui paraissait y vivre depuis des années.

— Nos ressources sont entassées au sous-sol. Il fait encore chaud, pour un mois d’octobre…

— Tu portes le violet des chevaliers, interrompit Cyrélien. À quel ordre appartiens-tu ?

Auxence gloussa une fois de plus, ce qui sembla agacer autant le druide que son totem.

— Mon père descend de la Maison de Montorgueil.

Il exhiba l’anneau doré qui ornait son annulaire. Un sceau. À sa vue, le visage de mon ami passa par toutes les teintes pour se décider sur un rouge bien vif. Il finit par abaisser la tête, confus.

— J’ignorai me trouver face à l’héritier d’un duc… Veuillez pardonner mon impudence, Monsieur.

Auxence le pria de se redresser ; le traiter en marquis après s’être adressé à lui comme à un chevalier relevait de l’hypocrisie, ce qu’il répugnait. Il ne doutait pas de la bonne foi du baron déchu, mais la priorité restait d’établir une vie sûre à l’intérieur de cette église. Ici, les titres ne protégeaient personne. Les machines détruisaient toujours au-dehors. Le danger nous cernait.

Une flèche fendit l’air. Un peu plus et Auxence perdait son nez.

— Maksim ! cria-t-il en se retournant.

Une tignasse brune émergea de l’ombre, un arc rafistolé à la main et une poignée de flèches dans l’autre, cachée derrière son dos. Notre hôte se pencha dans sa direction, souleva la masse ébouriffée sous laquelle apparut la bouille joufflue d’une enfant d’environ huit ans.

— Tu viseras mieux comme ça, petite guerrière.

La fillette repartit sans attendre la fin de sa phrase. Aussitôt, un garçon du même âge déboula dans la salle, suivi d’un troisième garnement qui manqua d’écraser Hécate au passage.

— Ils se multiplient, ou quoi ?! pesta-t-elle en regagnant l’épaule de son apprenti.

Excédé par le tintamarre, Auxence coinça deux doigts entre ses lèvres. Le sifflement retentit si fort qu’il pétrifia le trio infernal.

Il porta la main à son front, feignant de subir une migraine.

— Qu’avais-je dit à propos de vos hurlements, les sauvageons ?

— Mais on ne –

— Réponds-moi, Melkior.

L’enfant baissa la tête sans parvenir à rester en place pour autant. Ses pieds dansaient entre deux dalles, d’un côté puis de l’autre des sillons aux allures de marelle.

— Que si on fait trop de bruitglmngnhgn....

— Je n’entends pas.

— L-l-les au-automates v-vont nous t-trouver si on est t-t-trop bruyant.

Auxence remercia le petit bègue pour sa bonne mémoire – et surtout bonne volonté. Ceci fait, il s’empressa de répartir une liste de tâches à réaliser avant la mi-journée – de quoi les empêcher de jacter pendant un temps.

Shan – ou Zhen ? – patrouillait au dehors, afin d’éloigner les sentinelles trop curieuses. Il envoya Melkior préparer le repas, lui donnant un maximum d’indications pour qu’il ne fasse aucune bêtise. Quant à Maksim, elle se chargerait du bois pour la cheminée.

Les deux enfants disparurent, prêts à s’attaquer à leur besogne. Ne resta que le garçon timide dont le regard furetait ici et là. Le soupir d’Auxence dévoila son désarroi ; qu’allait-il bien pouvoir faire de lui ?

— Approche, Bertias.

Je sursautai au contact de sa main dans mon dos. Une main douce, d’une légèreté surprenante.

— Voici Calum. Il est alchimiste.

L’enfant qui se trouvait face à moi se métamorphosa à l’entente du mot magique. Je n’eus pas le temps de réagir sur le fait étrange qu’Auxence connaissait déjà mon prénom.

— Un alchimiste ? Ça veut dire qu’il fait des potions ?! Et… Il transforme les métaux ? Il a une pierre philosophale !

Je peinai à calmer son enjouement soudain. Le groupe gloussa devant mon désarroi.

— P-pas encore… Je n’ai pas fini mon cursus…

— Mais il est très doué, renchérit Hécate. Et modeste avec ça.

Les yeux brillants de l’enfant se tournèrent vers moi, dans l’attente de mon approbation.

« Vous n’êtes qu’un concentré de déception et de perte de temps pour l’académie, jeune homme » étaient les derniers mots que j’avais entendus de la bouche d’Oswald Crèvecœur. J’ignore si je méritais l’appellation d’alchimiste après un tel échec face à mon mestre référent.

— Ou… oui, sûrement. J’ai hâte de recevoir ma pierre.

J’avalai difficilement mes paroles. Menteur. Je venais de mentir à un enfant. Pourtant, son sourire monta si haut que j'oubliai un instant le dégoût que je me portais. Il m’entraîna par le bras, manquant de me faire tomber, et me tira avec force jusqu’à l’extérieur sous les rires de mes camarades.

— Regarde, on a un potager ! Il y a aussi tout plein d’herbes et de plantes… Tu peux me montrer ? Je veux tout savoir !

• Cyrélien •

            Je saluai Calum tandis qu’il disparaissait au coin de la salle. Et un quatrième enfant de moins. Le vacarme s’éloignait, emportant mon ami dans la foulée. Rassurée, Hécate glissa jusqu’au sol où elle s’étira de tout son long. Auxence ne manqua pas de remarquer sa présence.

— Je n’avais jamais encore rencontré de druide…

— Élève, corrigeai-je. Ma maîtrise est un peu capricieuse pour le moment.

Mon Hermine gloussa. Nous échangeâmes un sourire complice.

— Cela devrait suffire, si…

Sa phrase demeura en suspens, étouffée par sa main triturant les contours de ses joues. Je lui emboîtai le pas jusqu’à un semblant de petit salon aménagé à la hâte, dans un coin de l’église. Rien de plus que quelques sièges éventrés, un canapé grisonnant en trois morceaux et une chaise encore debout par l’œuvre des saints ancêtres. Un pan de faux parquet nous isolait de la pierre fraîche malgré les larges bulles qui se déplaçaient au contact de nos pieds. Ce vieux tapis gondolant empestait l’humidité.

Auxence se laissa tomber sur l’un des fauteuils d’un geste théâtral. Avant que je ne puisse ouvrir la bouche, il répondit à la question que j’allais lui poser.

— Je suis arrivé en dirigeable pour un voyage d’affaires. Un accord commercial entre Wallis et Roggeeven… une bricole, en somme. La frontière a cédé après notre départ, donc nous n’avons pas eu le temps de faire marche arrière.

Le revers de sa main pointa Maksim, croulant sous le poids des branchages à brûler.

— Les triplés partageaient le même vol. Une fois le ballon arrivé au port, les passagers se sont séparés dans la panique. Ils sont les seuls que nous avons pu recueillir. Il me fallait m’assurer de leur survie. Malheureusement, l’église Saint-Clous ne résistera pas éternellement aux détraqués. À moins que…

Je haussai un sourcil, lassé de devoir deviner ses derniers mots. Il m’invita à m’asseoir et se pencha vers moi avec la crainte qu’ont ceux qui révèlent de terribles secrets.

— Pourrais-tu te rendre à la tour volière du centre-ville, Cyrélien ?

Il étouffa mon sursaut d’indignation par un murmure supplémentaire.

— Si d’autres cités ont résisté à l’envahisseur, elles ont probablement tenté de communiquer avec nous. Je voudrais qu'on explore la tour et ramène autant d’hélicolombes fonctionnelles que possible afin de demander d’éventuels secours.

— Mais…

— Je reste avec les enfants, pour veiller sur eux. Prends Calum avec toi et partez dès le retour de Shan.

Sans que je ne puisse répliquer quoique ce soit, il glissa un petit cylindre entre mes doigts. J’en dépliai un parchemin sur lequel je pus lire : plan de Wallis.

— Hors de question que je risque –

Les battants qui bloquaient l’entrée s’ouvrirent. La silhouette de Shan apparut dans la lumière matinale, chargée de pièces métalliques arrachées aux détraqués. Auxence lui adressa un sourire et, après lui avoir brièvement expliqué ses intentions, nous repoussa à l’extérieur.

La porte se referma derrière nous, me laissant mâchoire pendante et bras ballants sur le parvis de l’église Saint-Clous.

 

 

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