• Cyrélien •
— Solis… Solis… Répondez ! Solis…
— Arrête, Calum. Tu vois bien qu’ils ne te répondent pas.
Mes pieds me faisaient mal. Ma tête souffrait aussi, mais pour d'autres raisons.
Cela faisait des heures que l’étudiant s’acharnait sur son communilocuteur. Il savait pourtant que ces gadgets ne fonctionnaient qu’à proximité des balises érigées à travers les cités. Nous étions déjà à des kilomètres de Magellan, après une nuit et deux jours à longer l’Hydrios sous la pluie battante.
Calum refusait d’abandonner. Ce boîtier représentait tout ce qu’il possédait – c’est-à-dire pas grand-chose. Peu lui importait que la nuit soit glacée, que le vent s’engouffre entre les plis de ces vêtements, ou que la crasse commence à s’immiscer entre ses cheveux et au-dessous de ses ongles.
Aucune nouvelle de ses amis, de sa famille et de son foyer. L’adolescent se retrouvait seul au monde avec l’étranger que j’étais.
Il n’avait pas de quoi se plaindre. Mes chevilles souffraient le martyre tandis que lui, du haut de sa quinzaine d’années, ne semblait pas peiné à l’idée de poursuivre notre marche.
C’est qu’il me paraissait drôlement agile, pour un rat de bibliothèque ! Sa manière de progresser sur les roches glissantes dénotait d’une certaine débrouillardise. De mon côté, je trébuchai pour la cinq… sixième fois depuis la traversée de la porte sud. Ces fichues bottes n’avaient rien de confortable. J’aurais dû fouiller dans les dortoirs du Péremptoire avant de m’enfuir comme un sauvage. Sans l’angoisse de perdre mes garçons, j’imagine que mon sac déborderait d’affaires piquées ici et là. De quoi tenir chaud, à l’inverse de cette chemise au col qui gratte. J’y aurais dérobé quelques cloques, par pure précaution ; personne ne voudrait partir vers l’inconnu sans un sou en poche.
Longer le fleuve qui conduisait jusqu’à Wallis nous épargna bien des troubles. Aucun automate ne croisa notre chemin. Quitter la ville s’était avéré plus compliqué que de traverser la forêt. Maintenant que nous passions à travers les montagnes, seul le bruissement des branchages nous tenait compagnie. Calum progressait comme un poisson dans l’eau. Peut-être que sa vie dans l’Archipel l’avait davantage confronté aux caprices de Dame Nature… Moi, je n’avais connu que les immeubles de pierre et les boulevards couverts de déchets. Deux mondes différents, mais chacun impitoyable à leur manière.
Mes jambes se pliaient toutes seules. J’avais froid. Je voulais rentrer chez moi. Quel « chez moi » ? Les souvenirs poussiéreux de mon adolescence me reconduiraient dans la gueule des sentinelles.
Je me surpris à rêver au confort de jadis, près du feu de cheminée ; un petit déjeuner bien chaud dégusté entre les coussins du canapé, un toit où passer la nuit à l’abri des tempêtes.
Une vie digne d'un enfant de baron.
La silhouette de mon père disparut lorsque je rouvris mes paupières. Les courants déchaînés remplacèrent le crépitement du foyer. J’avais presque senti l’odeur de la brioche et les couinements de chaussons du Quadran de Malherbe, à l’époque où je cautionnais les perspectives huileuses qu’il me destinait.
Maintenant, je n’avais que le nom de Wallis en guise de réconfort, d’objectif à atteindre dans l’espoir d’être sauvé.
Tandis que je passai d'une pierre à l'autre, je vis Calum boire le fond de sa soupe gardée dans le bol de l’horloger. Le mien était vide depuis plusieurs heures. Je craignais le moment où mon ventre se mettrait à gargouiller. Il nous restait un long chemin à parcourir ; la route n’était plus empruntée depuis des lustres et, avant la révolution de métal, il fallait compter trois jours et deux nuits de marche avant d'atteindre la muraille de Wallis. Durant ce périple, je priais toutes les divinités, toutes les fées, toutes les créatures dont Hécate mentionnait l’existence lors de ses leçons.
— Calum !
Je fus contraint de répéter pour couvrir les hurlements de la tempête.
Il se retourna à mon appel.
— Tu devrais ranger ton comloc’. Il risque de rouiller.
Ses yeux brillaient avec la détresse d’un enfant sans repères. Pourtant, il acquiesça et enfourna le boîtier dans sa poche avant de reprendre la route.
Son pas s’accéléra. Il manqua de tomber une première fois. Puis une seconde. À sa troisième glissade, je l’agrippai par la manche pour le maintenir debout.
— Fais un peu attention !
Je compris alors que l’eau sur son visage ne provenait pas que de la pluie.
— Je veux juste rentrer chez moi…
Un lourd silence s’abattit sur nos épaules. Hécate, cachée sous mon chapeau, me murmura qu’il serait plus judicieux de passer à travers la forêt pour éviter de finir trempés. Je dirigeai doucement l’alchimiste vers l’orée du bois. Ce n’était pas le moment de s’ouvrir le crâne contre la roche…
Nous continuâmes d’avancer, plus lentement cette fois, et plus proche l’un de l’autre que nous l’étions ces dernières heures. Je ne voulais pas qu’il se sente mal, bien que je devinais le même vide poindre en moi.
— Il doit faire beau près de la mer, non ?
Calum s’essuya le visage du revers de la manche. Il m’expliqua que là-bas, comme ici, il pouvait faire très froid dans les montagnes, surtout en hiver, même s’il n’avait encore jamais vu de neige.
Je l’incitai à parler de sa famille, de ses amis, de ses habitudes et d’autres choses qui ranimèrent peu à peu son regard attristé. Parler lui faisait oublier les épreuves que nous traversions. Parler rendit le chemin plus facile, l’éloignant de ses tracas comme un bambin oublierait son hoquet.
Je découvrais Calum, ses parents Kuupar et Mamiti, les tisserands du village d’Ohkmala, ainsi qu’Inapo, son frère aîné qui faisait la fierté de la famille depuis qu’il était devenu veilleur de paix, même si la tâche l’exposait à d’innombrables dangers.
C’était avec Inapo qu’il avait rassemblé les composants de sa besace, lors d’un voyage dans les montagnes, un peu avant son retour à Béring. Il mentionna un tas de lieux et de créatures qui me firent comprendre que je ne connaissais rien des magouilles magiques évidentes pour n’importe quel ésotéricien.
Suite à cela, il me raconta les aventures passées à l’institut Galilée avec un soupçon de nostalgie dans la gorge. Il me raconta Arcturus Seguin, ses méthodes bizarres (mais efficaces) pour apprendre l’alchimie du cristal, et le mestre Crèvecoeur qui menait la vie dure au trio qu’il formait avec ses meilleurs amis, Adonis et Elowen.
J’avais l’impression étrange de les côtoyer depuis toujours. Sa manière de parler d’Elowen me soutira un sourire.
— Tu l’aimes ?
— Je…
Un buisson trembla à quelques pas de nous. Calum se figea. M’ordonna de me taire. Une bête ? Probable. La nuit filait. Les prédateurs entamaient leur chasse.
L’alchimiste tira un couteau de sa ceinture, si bien caché que je n’aurai jamais soupçonné son existence. Il s’approcha lentement, très lentement du feuillage en mouvement. Mais avant qu’il ne puisse abaisser les branchages, une créature hideuse bondit sur lui. Un pelage noir et hirsute, deux paires d'yeux injectés de sang et une force qui projeta Calum au sol.
— Attention !
Il essaya de se libérer, en vain. Son arme tomba hors de portée. Ses mains agrippèrent les pattes griffues pour les éloigner de son corps, repoussant tant bien que mal la gueule baveuse qui tentait de le mordre. Après un énième coup de dent, la bête parvint à planter ses crocs dans la jambe de l’adolescent qui hurla de douleur.
— Projectio Iotcejorp !
Le poitrail de la créature claqua contre le tronc le plus proche. Elle encaissa le choc mais battit en retraite, effrayée par la traînée de lumière échappée de mes mains.
Je me précipitai vers Calum qui releva fébrilement la tête.
— Ca… Capuchon… Lumilichen…
Son sac ouvrit sa poche et cracha un bocal en forme de poire, empli de mousse verte et de liquide non identifié qu’il laissa tomber à mes pieds. Devinant mon désarroi face à cet objet étrange, l’alchimiste mima de le secouer. Je m’exécutai. Les morceaux de mousse se mirent à briller d’une force surprenante.
Un râle puissant résonna entre les arbres. Les rayons verdâtres dévoilèrent une portée de bêtes qui regagnèrent les tréfonds de la forêt.
Calum se retenait de jurer, crispé par la souffrance. Je lui tendais ma main libre. Il ne pourrait aller plus loin… Du moins pas maintenant. Après une brève négociation, il accepta que je nous traîne jusqu’à la rivière.
Une fois adossé contre les rochers de l’Hydrios, il laissa éclater sa colère.
— Quel imbécile ! J’aurais dû me douter que les furetards seraient à l’affût !
Plus préoccupé par sa blessure que par le molosse en question, j’observai son sac sans oser y glisser la main.
— Tiens bien la lampe à vase par la ficelle, me corrigea-t-il. Il ne faut pas que le lumilichen stagne au fond. Sinon, tout s’éteint et on sera de nouveau vulné… kh ! Ça pique…
L’alchimiste releva difficilement le bas de son pantalon, troué à une quinzaine de reprises. Le tissu rougissait à vue d’œil.
— On n’est pas passé loin du désastre. La morsure aurait pu être plus profonde… tu as de quoi panser la plaie ?
Il nia, dents serrées. La peur commençait à dépasser la douleur.
— J’ai épuisé mes dernières feuilles d’achillée pour arrêter l’hémorragie de ma main.
— Je pourrais…
— Non, murmura Hécate. La guérison est une magie complexe que tu ne maîtrises pas.
Dubitatif, Calum préféra user du morceau de pantalon déchiré plutôt que de mon ésotérisme douteux.
— Tu n’aurais pas entendu un drôle de bruit ? On dirait… une horloge.
Un élan le panique le poussa à se remettre sur pieds.
— C… C’est bon… je peux marcher…
Sa tentative échoua. Il retomba dans la boue dont il désirait s’extirper. Je m’asseyais près de lui pour l’aider à serrer son pansement déjà souillé.
— Laisse. Je vais te montrer.
L’alchimiste se raidit. Ma remarque sur ce cliquetis l’inquiétait. Je préférais ne plus le mentionner ; inutile d’avoir honte de porter une montre un peu bruyante.
Hécate nous amena un rayon de miel. De quoi cicatriser plus vite, si je me fiais au savoir de l’étudiant. Une fois satisfait de son bandage précaire, il se recroquevilla entre deux pierres, sous les grandes feuilles des plaidoyers. Bercés par le clapotis de l’eau, nous finîmes par tomber de sommeil. À l’horizon, les premiers rayons du jour se reflétaient sur le toit des tours de Wallis. Au fond, nous n’étions plus si loin.
• Sonja •
Une remarque de plus et je lancerai Victoire hors de la locomobile. Le voyage sera moins long, qu’ils disaient… Balivernes ! Cela faisait des heures que nous roulions en direction de la ville la plus proche.
Le cahot des roues contre les gravillons me meurtrissait les os. Un concert de percussions se déroulait contre mes tempes, provoqué par le bruit, l’inconfort et les passagers exécrables qui piaillaient dans mon dos.
Cent fois, Victoire me titilla sur ma conduite, persuadée « qu’une femme digne de ce nom dirige le monde sans saisir le volant ». Elle passait son temps à parler pour ne rien dire, et lorsque ses paroles abritaient malgré tout un fond sensé, elles horripilaient le reste du groupe. Maëlan et Léopold n’avaient aucune envie de savoir ce qu’il advenait des ésotériciens surpris en train d’exercer, encore moins quand on leur racontait ces ignominies comme une recette de velouté à la carotte.
— J’aperçois la forteresse, soufflai-je enfin. On devrait bientôt arriver.
J’ignorais si nous avions bien fait de diriger les survivants de l’attentat aux portes de Wallis. Les murailles qui entouraient cette cité n’accueillaient pas n’importe qui. Et les automates s’extirpaient de la capitale, ce qui ne me rassurait pas le moins du monde.
Mon décompte de détraqués s’élevait à une soixantaine, et ce uniquement hors de Magellan. Ces machines de malheurs se déplaçaient en bande et possédaient une tâche précise : tuer, détruire et réorganiser selon les plans de Trafalgar Muche. Il ne nous aura pas fallu longtemps pour deviner que le reste de Pangée courait à sa perte.
— Je suis certain qu’on est déjà passé par là.
La tête du pauvre Erkan bascula sur l’épaule de Maëlan qui n’osa le repousser. La fatigue le gagnait. Aussi complexes que fussent ses entraînements, mon ancien collègue peinait à faire durer l’usage de son hématomancie. Il perdait la trace de notre cible et de l’académicien qui l’accompagnait.
— Le silence sonne plus doux que tes âneries, Feki.
Mes ongles s’enfoncèrent dans le volant. Mademoiselle d’Aigrefeuille ne ferait pas long feu. Léopold, assis à ma droite, tenta d’apaiser la conversation déjà électrique.
— Il devrait se reposer… Nous savons où le binôme se dirige. Les douaniers les retrouveront en un rien de temps.
— Pourquoi n’allons-nous pas alerter les citoyens de Brazzavor ? Avec un peu de chance, les automates –
Le regard de la contremage coupa à Maëlan toute envie de faire des remarques.
— Il s’agit d’un ésotéricien, apprenti officier Salverose. En plus de pratiquer et de détenir un objet ensorcelé, c’est un complice de l’assassin aux sentinelles. Il mérite d’être puni pour ses crimes.
Un vide envahit la calèche.
— Au fait… tu ne leur as pas raconté comment on t’a engagé dans la police.
— Je trafiquais des automates pour la pègre avant que Maëlan ne sache marcher, rétorquai-je. Mon expérience du terrain vaut mieux que ces mécanistes de bureau qui pensent pouvoir s’enrôler chez les brigadiers sans se salir les mains.
Elle se pencha dans ma direction. Je sentais sa présence derrière ma nuque, mais restai fixée sur le chemin à suivre. Il en faudrait plus pour me déconcentrer.
— Je parlais des contremages, Ulrike.
J’étouffai un râle de colère. Cette garce tentait d’étaler ce qu’elle savait de moi devant mon escouade.
La jeune femme voulait à tout prix retrouver le mage, persuadée que sa mort bouclerait son enquête. Selon sa dernière hypothèse, Trafalgar Muche se serait révolté pour sauver les ésotériciens de l’oppression, ce qui expliquerait qu’un druide prenne sa défense. Hypothèse intéressante… que notre mécaniste ne pourrait jamais valider. Pour le moment, ma priorité demeurait de trouver une balise fonctionnelle pour prévenir les brigadiers des différents continents. Je m’en chargerai dès que Victoire et son sbire auraient le dos tourné.
— Debout !
Léopold me secoua. Un sursaut me fit écarquiller les yeux. Voilà que je somnolai sur la route ! Il me fit signe de m’arrêter. Major ou pas, il ne me laissa pas le choix ; nous échangeâmes nos places avant de poursuivre notre périple.
De nouveau sur le droit chemin, les conversations se tarirent avec la tombée de la nuit. Erkan s’effondra le premier, à la minute où Victoire l’autorisa à couper le lien magique qui le maintenait à nos cibles. Maëlan abdiqua quelques instants plus tard, aux côtés de son acolyte. Victoire, n’ayant plus personne à qui vendre ses salades, s’endormit enfin.
Ne restait plus que Léopold et moi au cœur de la nuit.
Le chant des oiseaux s’effaçait pour le hululement des hiboux. Les derniers insectes de la saison s’élevaient au bord des chemins. Les arbres aux feuilles jaunies abordaient une tout autre allure. Plus grands. Dominants. Menaçants. De quoi effrayer le couard qui ne saurait pas réfugier ses yeux dans le ciel constellé d’étoiles. La lune décroissante éclairait faiblement la forêt. J’allumai une lampe et la suspendai au toit afin de guider notre route.
— Tu peux dormir, si tu veux. Je ne t’en voudrai pas.
— Je préfère mes croquenfers, merci.
Il soupira lorsqu’il entendit la première baie éclater sous mes dents. Tandis que j’étendais mon bras à l’extérieur pour évacuer la fumée, je le vis jeter quelques coups d’œil furtif vers moi.
— Il est beau, ce bracelet…
Je masquai mon poignet sous la manche de ma chemise. Ma dernière croquenfer s’écrasa hors de la locomobile.
— Juste une breloque sans importance. Quatre bouts de fil doré et des cailloux colorés.
Le sourire qu’il me retourna lui valut une frappe sur l’épaule.
— Qui te l’a offert ? Un homme ?
— Qu’est-ce que ça change, Léo...
— Beaucoup de choses, rit-il.
Je roulai des yeux devant ses a-priori.
— Dire qu’il vient d’une femme ne t’épargnerait pas d’une rivalité amoureuse.
Cette remarque le crispa. Je m’en moquais doucement.
— Ma… marraine me l’a offert avant que je quitte mon village, en Alterouest. Je n’aime pas le montrer. C’est un peu vieux jeu de ressasser le passé, tu ne crois pas ?
Il acquiesça, probablement pour ne pas me contrarier. Je me blottis contre la porte pour ne plus avoir à lui répondre. Pas que la conversation me déplaise, au contraire… Léopold était l’un des rares qui parvenaient à me transmettre leur joie.
Quand je rouvris les yeux, la voiturette ne roulait plus. Les muscles de mes jambes se délièrent au contact de la terre ferme. Nous étions enfin arrivés devant la grande muraille de Wallis…
Ou du moins devant ses ruines.