LORSQUE J'AI DÉMARRÉ MA VIE de mioche, j’avais la tête à Toto : zéro + zéro = grand creux ! Je respirais, je mangeais, je dormais sans réfléchir, mais je ne gagnais pas de centimètres grâce à mon intelligence. Ma mémoire était dégarnie. Je manquais d’informations, de données, de lumières. Mes oreilles étaient encore vides de musiques, ma langue de goûts, mes narines de parfums. Mes joues n’avaient jamais ressenti les caresses, ni les torgnoles de bienvenue. J’ignorais tout des choses autorisées et interdites dans ce monde. Ni blanc ni noir, je n’étais qu’un nuage invisible dans le ciel des humains.
Et puis, jour après jour, grain par grain, la tête à Toto s’était remplie de chairs, de notions, de pensées, de sentiments, d’imagination, de conscience, mais aussi de gnagnagna, d’andouille, de cornichon, de cochon, de cruche, de balourdise. Si bien que mon esprit se perdait souvent dans le touffus labyrinthe des qualités et des défauts. D’ailleurs, on m’en faisait souvent payer le prix. En moins d’une minute, je pouvais passer des félicitations aux blâmes, des éloges à la gronderie, de la mornifle aux poutous-poutous.
Certes, on me laissait réaliser plein d'expériences agréables, mais je ne pouvais pas tout faire. Or, comme je croyais que le monde m'appartenait, j'avais très envie de tout explorer, de tout attraper, de tout déguster. Malheureusement, j’étais entouré d’empêcheurs de tourner en rond, qui me rappelaient sans cesse que le monde n’était pas à moi. En réalité, il était à tout le monde, le monde. Et à personne à la fois. Mais chacun semblait convaincu qu'il le possédait tout entier dans sa poche, qu'il en connaissait toutes ses règles, ses libertés et ses contraintes.
Surtout, il n'était pas aussi paisible qu'il paraissait être, le monde. Il donnait l'impression d'être affable, tout mignon, de vouloir offrir ses merveilles au mioche qui le découvrait. Sauf que, comme moi, il n'était pas aussi libre de ses mouvements qu'il se l'imaginait. La faute à ses deux parents terribles qui l'épiaient perpétuellement, cherchaient à le discipliner, alors qu’ils n’étaient jamais d’accord entre eux. La mère du monde devait s’appeler « C'est bien », et son père « C’est mal ». Je n’aurais pu expliquer pourquoi, mais je le ressentais au fond de ma caboche. En quête perpétuelle de plaisirs, je confondais souvent les deux. « C'est bien » me faisait le plus souvent du bien. Mais « C'est mal », de façon étrange, ne me faisait pas toujours forcément du mal. Comme « C’est bien » ne me faisait aucun mal, et qu’il m’en fallait toujours plus, il m’arrivait de penser que « C’est mal » pouvait aussi me faire du bien.
Ainsi, j'avais dû me casser la binette de nombreuses fois avant de comprendre que courir comme un idiot me ralentissait plus qu'autre chose. J’adorais courir dans les squares, pour imiter les autres mioches. J’adorais courir, sans but précis, au petit bonheur la chance. Cela me provoquait des joies intenses, un sentiment de liberté suprême. Je m'élançais soudain tout guilleret après un être imaginaire, ou vers ma mère, ou un pigeon. La plupart du temps, cela se passait bien. Je n’attrapais pas le pigeon, mais je m’en fichais. Mais parfois, je trébuchais lourdement, je m’étalais comme une crêpe, et je me faisais très mal. Incompréhensiblement, je me relevais déglingué, des larmes en place des joues, les genoux écorchés, ou le front farci de bosses.
Qu’avais-je fait de mal pour avoir aussi mal ?
Qui décidait de mes pulsions galopantes ? Qui donnait l’ordre de mes chutes sanguinolentes ? Moi ? Étais-je foufou à ce point ?
N’était-ce pas plutôt « C’est bien » qui me poussait au vice, en me disant : « Cours Lolo, tu es libre comme l'air » ? Et ce sacré « C’est mal » qui m’achevait, hilare, avec son fameux : « Sacré gadin ! Tu as aimé ? ».
Ce châtiment gratuit me semblait doublement injuste. D’autant plus qu’il continuait à me persécuter bien des jours après, avec ces grosses croûtes violacées aux coudes que j’avais un mal fou à arracher, pour retrouver ma peau neuve.
C'est grâce à l'alcool à 90° et au Mercurochrome que j'avais commencé à modérer gentiment mes cavalcades, car souvent la douleur consécutive à mes vols planés était moins pire que celle provoquée par mes soins. À peine remis sur pied, je chialais d’un œil pour apaiser ma souffrance instantanée, quand l’autre s’épanchait déjà en prévision du supplice qui m’attendait.
- Ah ça, tu vas y avoir droit ! en rajoutait ma mère, un rien perverse.
- Oh non, pas ça ! Pas ça ! lui sanglotais-je, désespéré.
- La prochaine fois, tu feras gaffes.
- J’ai rien fait de mal. J’ai juste couru.
- Qu’est-ce que t’as besoin de courir ?
L’alcool à 90° me piquait atrocement et ajoutait des élancements terribles à ma douleur initiale. Le Mercurochrome était rouge comme le sang. Il me faisait lui aussi tourner de l’oeil, comme il me rappelait tout le sang que j’avais perdu sur les gravillons, le bord des trottoirs, dans la poussière. Ces flacons terrorisants étaient posés sur une petite étagère. À chaque fois que nous nous apprêtions à aller au square, je jetais un œil sur eux. Ils n’avaient pas de bouche, mais semblaient me dire : « Courir est un risque à courir ! ».
Toujours pour tester « C’est bien » et « C’est mal », j'avais dû également me brûler plusieurs fois à la bougie avant de comprendre qu'à l'intérieur de sa flamme se cachaient les dents d'un diable invisible. Un jour de Chandeleur, j’avais avalé de la farine avec cette idée saugrenue de recracher des crêpes. Et j’avais bien failli m’étouffer. De baisser soudainement le slip de mon père devant sa propre mère m'avait valu une torgnole mémorable et de me faire traiter « d'affreux » durant au moins un mois. Là encore, je ne m'étais pas senti responsable de l'insolence de mon geste. Je n’avais fait qu’obéir aux encouragements de « C'est bien » qui m'avait soufflé à l'oreille : « Baisse ce slip, ça va être drôle ! ».
Bref, « C'est bien » ne m'avait procuré qu'une joie éphémère. Et, dans l’enfilade, « C’est mal » avait pris le relais pour me triturer les méninges, me réduire à néant sous sa morale : « Tu es fier de toi ? Quelle honte de rendre ainsi honteux ton père ! ».
Un matin, alors que ma mère me lavait dans la bassine, il m'était venu à l'esprit une sombre pensée lancinante. Je m’étais demandé si ce que me faisait la mère Dudu dans les cabinets était bien ou mal. J'avais eu très envie de questionner ma mère, pour savoir si un grand avait le droit de lécher la figure des enfants, mais les mots restaient coincés dans mon crâne. Comme ma mère était forte pour deviner mes larmes avant qu’elles coulent, elle m’avait bientôt dit :
- Qu'est-ce que tu as Lolo ?
- Rien !
- T'as l'air tout chiffonné ? Dis-moi !
- C'est que…
- Que quoi ?
- J'ai… j'ai plus trop envie…
- T'as plus trop envie de quoi ?
- De faire pipi avec la mère Dudu.
- Ah bon, et pourquoi ça ?
- Je préfère avec toi.
- Ah bon ? Mais elle te fait rire pourtant, la mère Dudu.
- Elle me fait rire, mais...
- Écoute, elle nous rend service. Moi, avec la machine, j'ai pas toujours le temps. Tu es encore trop petit pour y aller tout seul.
- Non, c'est pas vrai.
- Qu'est-ce qui n'est pas vrai ?
- Je suis grand maintenant…
Mais ma mère avait mis un terme à mon brûlant aveu, en disant :
- Voilà, un beau cucul tout propre. Qu'est-ce qu'on dit à maman ?
- Merci.
- Et le bisou ?
- Bisou, maman.
La mère Dudu avait continué à m'accompagner aux cabinets durant encore quelques semaines. Et puis, un beau jour, elle avait raté une marche et dévalé les escaliers dans un énorme patatras. Personne n’avait entendu sa chute. Elle gisait sur le palier. Elle ne bougeait plus. Elle saignait de la tête. Par moment, elle gémissait, semblait beaucoup souffrir. Et puis, elle avait rouvert les yeux, m’avait demandé d’une voix faible d’aller chercher ma mère.
Mais je n'avais pas bronché. J’avais fait semblant de ne pas la comprendre. Je la regardais sans la voir, avec comme un petit brouillard devant les yeux.
À cet instant, je n'avais qu'une seule pensée qui me tournait en boucle dans la tête : est-ce que c’était bien ou mal qu'elle se soit cassé la gueule.
Au bout d’un petit moment, j’avais fini par trancher.
C’était bien !
Les derniers chapitres sont plus délicats, je les trouve aussi plus intéressants. Le sujet des attouchements de la mère Dudu est difficile à traiter, si le geste est répréhensible on comprend assez bien le manque d'affection de la vieille mère Dudu.
La chute de ce chapitre a un côté satisfaisant, ça va s'arrêter. Et en même temps, elle paraît cruelle...
Quelques remarques :
"En réalité, il était à tout le monde, le monde. Et à personne à la fois." joli passage
"Courir est un risque à courir !" bien trouvé
Un plaisir,
Bien à toi !
Le cadre parental : le bien/la mère, le mal/le père. Schémas d'une famille traditionnelle qui perpétue l'héritage d'une éducation où chacun occupe une place bien définie.
La mère Dudu ? Qu'elle brûle en enfer ! Cette question de la pédophilie abordée du point de vue de la femme agresseur est très pertinente et trop souvent minorée. Je crois que les tabous sont encore plus grands quand il s'agit des femmes, plus difficiles à dénoncer.
Tout est dit de l'impossibilité de P'tit Lo à trouver les mots pour expliquer, à l'incapacité de l'adulte à saisir son malaise profond.
Mais P'tit Lo a de la ressource et une intelligence qui lui permet déjà de comprendre la nature malsaine de la mère Dudu. Malgré le petit brouillard devant les yeux, son esprit parvient à trancher.
C'est un sujet difficile que tu abordes sous des traits légers, du coup le lecteur n'a aucune peine à s'identifier à l'enfant, à voir et ressentir à travers ses yeux.
C'est le genre d'histoire qu'il faudrait ouvrir à un jeune public, celui qui vit peut-être des choses dont il ne peut pas ou ne sait pas parler.
Quand tu dis que nous sommes jumeaux, c'est un sujet que j'ai aussi abordé à travers une courte nouvelle. Peut-être que je la parachuterai un jour sur le site.
Sur la forme, comme pour le précédent chapitre, rien à redire. Tout est parfait et à sa juste place.
Ce qui est terrible c'est que le traumatisme ne s'efface jamais, on apprend à vivre avec. Les blessures cicatrisent, mais la trace de leur présence est un rappel constant.