JE ME SOUVIENS D'UN GRAND SOLEIL. Et plus particulièrement d’un matin où ce fut la fin de mon pot.
J’étais seul avec mon père. Et lorsque j'étais seul avec mon père, je savais qu'à un moment ou un autre il allait se passer quelque chose d'incroyable. Il était tellement magicien que n'importe quoi pouvait sortir de son chapeau. C'est alors qu'il m'a dit :
- Tu es grand maintenant. Les grands vont aux cabinets. Dis adieu à ton pot.
Je levai les yeux, sans bien comprendre la portée de ses paroles. Aussi, il répéta :
- N’aie pas peur, Lolo, dis adieu à ton pot.
Après quelques secondes d'hésitation, comme je n'étais pas un enfant compliqué, je répondis :
- Adieu, mon pot.
Mon père parut très fier de moi, comme si j'étais un petit prodige. Aussi il me souleva vivement de terre avec ses bras puissants, et me fit faire une valse près du plafond. Mais une valse un peu plus prudente que la fois dernière où je m'étais cogné la tête et que j'avais saigné des cheveux. Puis il me demanda de fermer les yeux un instant, mais sans me dire pourquoi. Ainsi, ma petite main emprisonnée dans sa grosse main, nous sortîmes de la mansarde.
- Nous voilà partis pour la grande aventure, fils. Tu es content ?
- Je sais pas.
- Devenir grand, c'est quelque chose, tu vas voir.
Quand nous revînmes cinq minutes plus tard, mon pot, mon siège de petit roi, n’était plus là. D’un regard humide, j'ai fouillé partout dans la pièce. J’étais un peu ahuri. Mon pot était parti. Disparue sa jolie forme. La douceur de sa matière en plastique. La tiédeur de ses rebords.
Devinant ma tristesse, mon père m'a dit :
- Je croyais te faire plaisir. Ça ne te plaît pas de devenir grand ?
- Je sais pas.
- Tu es beaucoup trop sensible, fils. Les gens sensibles souffrent atrocement dans la vie. Si tu chouines pour un pot, tu chouineras pour tout.
Les mots de mon père firent comme du cerf-volant dans ma tête. Vouloir devenir grand, ça faisait surtout un grand vide dans le cœur.
Heureusement, un moineau pénétra à cet instant par la fenêtre et voleta dans la pièce. Mon père s’assit alors par terre à côté de moi. En silence, nous regardâmes le vol effrayé du piaf. Ainsi, peu à peu, mon pot s’envola de ma tête. Ayant deviné cela, mon père prononça alors cette phrase surprenante, avec l’index levé :
- Tu sais, Lolo, il est long le chemin !
- Quel chemin ?
- Le chemin ! Tu comprendras un jour.
J’étais devenu grand, mais pas suffisamment encore. Comme les cabinets n’étaient pas chez nous, on était encore obligé de m’accompagner, afin que j'évite de tomber dans le trou.
C’était des W.C à la turque. Et je n’avais pas encore les guibolles assez solides pour bien écarter les pieds et tenir l’équilibre. La plupart du temps je redoutais de basculer en arrière, avec cette crainte terrible de disparaître avec mon caca dans le petit trou noir, si noir qu'il me semblait immense.
Et puis, il fallait bien quelqu'un pour me torcher la raie, chose que je parvenais encore très mal à faire, puisque je ne me frottais les fesses qu'en esquivant leur milieu.
Aussi, quand mon père était absent et que ma mère n’avait pas le temps de s’occuper de moi pour mes gros besoins - à cause de son travail de bourrique à la machine à coudre - elle allait frapper à la première porte du cinquième, escalier B.
Chez la mère Dudu.
Depuis la mort du père Dudu, la mère Dudu n’ouvrait pratiquement plus à personne. Ou alors quand elle ouvrait ce n'était jamais tout de suite. Derrière sa porte écaillée, on aurait dit qu’elle fabriquait du mystère et du silence épais. Quelquefois, on entendait un ronflement compliqué. Ma mère me soufflait qu’elle devait être allongée ou dormir sur sa chaise. Ou attendre la Vierge Marie au milieu du moisi. Afin de brusquer un peu les choses, ma mère, dans ces cas-là, frappait un peu plus fort et haussait la voix :
- Mère Dudu, vous êtes là ? Mère Dudu, c’est Yvonne !
Au bout d’un moment plus ou moins long, sa porte grinçait enfin.
Dans une odeur d’ombre apparaissait alors une très vieille femme. Elle était vêtue de morceaux d’habits noirs et gris foncés. Sur son buste, des épaisseurs de tricots et de gilets mélangeaient ses seins avec son ventre et avec ses hanches. Sur ses jambes, une longue jupe lourde et des bas de laine descendaient jusqu’à des tatanes poussiéreuses. Elle était très grande, large d’épaules comme un maçon, mais avec le dos tout voûté. Pour me rassurer de cette alarmante tendance à pouvoir basculer vers l'avant à tout instant, ma mère me disait : elle n'est pas bossue la mère Dudu. Si elle penche un peu, c'est juste qu'elle a trop versé de larmes dans sa soupe !
Les longs cheveux de la mère Dudu étaient une forêt noire et blanche de frisottis. Presque caché au milieu de cette tignasse, son visage était atrocement ridé, comme un drap de fiévreux. Elle faisait vraiment peur à regarder.
Mais, malgré mon tout petit âge, je ressentais qu’elle était gentille comme un oiseau.
Par-delà la porte entrouverte, je pouvais voir qu’elle vivait dans la misère, au milieu d’une pièce unique décorée d’un empilement de tout.
Ma mère lui demandait alors :
- Mère Dudu, ça vous dérange pas, les cabinets pour le petit ?
- Oh ben non, voyons, pourquoi ça me dérangerait.
Sa voix aussi était surprenante. Très attentionnée, très douce. Comme une voix de petite fille qui parle à sa poupée.
Elle me prenait alors la main et nous partions vers ce grand moment de frissons, de stupeur et de rires entremêlés. Mais d'une manière très lente, avec des pauses, à la vitesse de la mère Dudu.
Les cabinets étaient sur le palier du troisième et demi. Pour les rejoindre, on devait d’abord descendre deux paliers de marches en bois, inégales, glissantes et branlantes. Il fallait faire très gaffe. Bien tenir la rampe ou la corde de l'autre côté. Car plus d’une fois la mère Dudu en avait descendu une partie sur le cul.
Il fallait également faire attention à ne pas nous buter les pieds contre un gros rat qui dévalait ou escaladait à sa guise les escaliers. Quand nous en croisions un, la mère Dudu s’exclamait :
- Oh, un chat ! Tu as vu comme il est maigre ! La pauvre bête !
Et moi, je riais. Elle savait me faire rire. Ce n’était d'ailleurs pas très difficile, puisque je riais de presque tout.
Réchappé de ces pièges, on empruntait sur la droite un long couloir lugubre aux murs maculés de tâches horribles et suintantes.
Au bout de ce couloir, on bifurquait, et puis on s'enfonçait encore de quatre ou cinq mètres et là, au fond de ce dernier couloir, se trouvait enfin la porte des cabinets : cette fameuse porte des grands.
En bois marron doré, elle était faite de planches disjointes hérissées d’échardes. Son loquet intérieur, retenu par une vis rouillée, pendouillait dans le vide.
On s’engouffrait alors dans le réduit, dans cette chose froide et triste, qui sentait fort les boyaux de tout l'immeuble.
La mère Dudu se plaçait derrière moi de toute sa masse et d'un coup me baissait mes culottes courtes et mon slip.
Et puis on attendait.
On attendait que je me souvienne si c’était pour pipi ou caca.
Moi, pour patienter, je regardais là-haut la minuscule fenêtre qui découpait selon les saisons un bout de gris, un bout de bleu. J’aimais beaucoup ce petit théâtre où jouaient les comédiens du vent, de la pluie, de la neige et du soleil.
J’observais aussi la chasse d’eau et sa drôle de chaîne entortillée. Je scrutais lentement les murs délabrés sur lesquels couraient des tâches de doigts et des lettres bizarres. « C'est des mots d'amour ! » m'avait appris la mère Dudu. Et enfin, en bout de course, comme hypnotisé, je regardais le trou des cabinets, si noir, si profond, si inquiétant.
Au bout d’un temps quand même, la mère Dudu me sortait de mon songe.
- Eh ben alors ? C’est pour aujourd’hui ou c’est pour demain ?
C’est alors que bien souvent elle commençait à tripoter mon zizi entre ses deux gros doigts aux ongles longs et tout bombés.
- Ben quoi, y a pas de pipi dans ce tuyau-là ? Il va pas venir ce pipi, à la fin ? Tu veux qu'on l'appelle ? Répète après moi : pipi, pipi, que fais-tu, es-tu donc là ?
Presque toujours, ses doigts sur mon zizi me déclenchaient des rires à ne plus pouvoir m’arrêter. Des rires de joie. Des rires nerveux. Des rires de peur.
Et quand elle pressait un peu plus fort mon zizi, cela me picotait dans tout le corps, me faisait dandiner, me faisait tortiller des guibolles. Elle me connaissait bien la mère Dudu ; plus elle me tripotait et plus je rigolais.
Voyant que j’étais bon public, elle descendait alors sa vieille main brune sur mes bourses et commençait à chantonner :
- Et elles sont où les petites noisettes ? Elles ont disparu ? Ah, je les ai trouvées. Mais c’est qu’elles sont toutes mignonnettes et toutes rose ces petites noisettes. Elles n’ont pas froid ces petites noisettes ?
Quelquefois, elle me caressait aussi la peau des fesses et elle gémissait :
- Mon Dieu ! Oh, mon Dieu !
D’autres fois encore, il pouvait arriver qu'elle se baisse pour m’embrasser sur la bouche. Ou qu'elle me lèche la figure avec sa langue épaisse et chaude.
Et puis nous remontions jusqu’à chez nous. Très lentement, avec des pauses, à la vitesse de la mère Dudu.
Ma mère nous accueillait souvent d'un :
- Alors, ça s'est bien passé ?
- Oh, ça se passe toujours bien ! Pourquoi que ça ne se passerait pas bien ? On est tous passés par là, non ? répondait la mère Dudu.
Une fois la porte refermée, ma mère me disait alors :
- Je t’ai entendu rire d’ici. Elle est drôle quand même la mère Dudu, hein, tu ne trouves pas ? Avant elle était toute renfrognée et maussade. La mort du père Dudu lui a fait un bien fou. Mais vous en avez mis du temps. Ça avait du mal à venir ?
Et moi je lui répondais, sans trop savoir ce que ça voulait dire :
- Il est long le chemin.
- Oui, comme tu dis, avec la mère Dudu, les cabinets c'est jamais la porte à côté.
Le bébé est devenu un petit enfant, Lolo commence à parler ce qui ajoute un vrai plus au récit.
Je suis toujours aussi friand de tes petites touches d'humour. Par exemple : "Adieu, mon pot." ca m'a fait sourire xD
Le personnage du père et de la mère Dudu sont intéressants, on les sent vivre. J'aime beaucoup ta façon d'aborder tes personnages.
Juste une petite question : Pourquoi as-tu utilisé des majuscules dans la première phrase ?
Ca reste un plaisir à lire,
A bientôt !
Les majuscules, c'est un simple effet. Je l'ai vu dans un autre ouvrage, je trouvais cela joli.
Sinon, je suis allé voir ta chaîne YouTube. Je suis assez stupéfait de ta belle maturité et de ton pouvoir de transmission.
Bien à toi !
Bien à toi !
Le père, comme beaucoup de père, qui voit en son enfant l'adulte en devenir et veut le préparer à affronter le monde, mais le père bienveillant, attentif.
La mère Dudu, un poème cette mère Dudu et de jolies expressions : "Si elle penche un peu, c'est juste qu'elle a trop versé de larmes dans sa soupe !", "la minuscule fenêtre qui découpait selon les saisons un bout de gris, un bout de bleu."
La mère Dudu, ses mains baladeuses et ses attitudes bizarres, dérangeantes qui interpellent l'enfant. L'enfant qui rit pour masquer sa gène. mais qu'est qui est normal ou ne l'est pas quand on a trois ans (?) et qu'on apprend le monde . Alors, l'esprit de l'enfant qui ne peut concevoir cette réalité répond à sa mère qui le questionne : "il est long le chemin".
L'écriture est parfaite, tout est exprimé en délicatesse et subtilité. Très beau chapitre. Bravo !
Heureux que les premiers chapitres t'aient plu, car certains lecteurs ont seulement commencé à rentrer dans le livre à partir de la Mère Dudu !
Peut-être devrais-tu l'indiquer au tout début pour les futurs lecteurs afin qu'ils ne soient pas déconcertés.