NAÎTRE, c'est prendre un train pour un pays très lointain, un bandeau sur les yeux. Et puis, à un moment donné, le train s'arrête et des gens vous accueillent. Ils retirent soudain le bandeau et, selon la chance, vous affichent de jolis sourires ou des gueules de raie.
Mon quai d'arrivée fut rue Ferdinand-Duval, au cœur de Paris, dans le Marais.
Les deux personnes qui habitaient là s’appelaient Yvonne et René. Mais ils préféraient que je les nomme maman et papa. Ils n'étaient pas bien riches. Pourtant, ce n'était pas vraiment la misère leur pauvreté puisqu’ils avaient un toit sur la tête. Ils étaient même juste au ras. Dernière porte avant les nuages : premiers servis en fiente, grêlons et canicule.
De leur mansarde, on avait vite fait le tour : quatre murs, une soupente, un cagibi. Malgré cela, à travers mes petits yeux, elle me semblait immense comme un château.
Ainsi, mes premiers cris furent pour les pigeons, les cheminées, les toits d'argent. Délaissant son dé et son aiguille, ma mère venait me bercer devant la fenêtre, ou m'offrait son sein suant. Les yeux baignés de ciel, je tétais le doux lait de Paris. Et puis, je m'endormais tel un petit prince, rassasié de fumée bleue, d'ardoise, de rayons d'or.
Un jour, excédé par mes pleurs, papa avait voulu me faire plonger dans le vent, sécher mes larmes à sa façon. Heureusement, maman avait hurlé ses plus beaux mots d'amour et papa avait retenu son geste. Juste à temps. Et cela avait été un beau jour pour le trottoir.
Partant de zéro dans ma tête à Toto, je n'avais pas fait le difficile. J'avais grignoté tout ce qui se présentait à moi : les câlins, les frôlements du martinet, les purées étranges, les « fais pas ci, fais pas ça », le colin-maillard des badauds, les lamentations des voisins, le bruit des poubelles en fer qui raclaient le pavé, les odeurs de croissant chaud, de poiscaille, de bidoche, de crottes, de moisi, de brûlé. Et encore les gros rats dans l’escaliers, les bizzareries de papa, ses rires, ses nerfs, ses gros mots.
La rue Ferdinand-Duval était une artère étroite encastrée entre la rue des Rosiers et de celle du Roi de Sicile. Rue des Rosiers, j'avais eu beau chercher, je n'avais jamais vu le moindre rosier. Quant au Roi de Sicile, je ne l'avais jamais croisé non plus. Il avait sans doute dû déménager dans son beau carrosse, juste avant ma naissance.
L’âme d’un râteau, le cœur d’une pelle, j'avais eu la chance d'avoir très tôt l’œil goulu, l'oreille en entonnoir, la sensibilité à fleur de peau. Culottes courtes sur souliers vernis, j'adorais trottiner par ces rues radieuses de saleté, chargées d'accents, de patchouli, et de gaité. Au fil de mes petits pas, je m’étais mis à croire que ces rues étaient mon cinéma. Je pensais que les passants étaient des comédiens qui m’attendaient pour vivre, se moucher, circuler, déposer dans mon sac à malices tel petit mot, telle attitude, cet air grincheux ou enchanté.
En toute saison, ma rue Ferdinand-Duval grouillait de petites gens qui cherchaient à gagner des petits sous du mieux qu'ils pouvaient, grâce à leur langue bien pendue, ou à leurs gestes muets. Ces comédiens-là ne faisaient pas de figuration. Le Dieu des événements leur avait donné un rôle plus important dans mon film. Et ils le tenaient à ravir.
Ainsi, que n’aurait-on fait pour se débarrasser du camelot à notre porte, qui parlait vite, presque à genoux, pour nous vanter l’utilité de ses bitoniaux ? On en avait vraiment pas besoin de ses bidules, mais on finissait par lui acheter quand même, juste pour qu’il taise son boniment, qu'on puisse retrouver la paix qu'on avait avant qu'il arrive.
Le rémouleur à longues moustaches blanches était, lui, nettement moins bavard. Il se contentait d'aiguiser les lames de ceux qui n'arrivaient plus à couper leur viande. Calé sur sa planchette, faisant corps avec sa brouette à roues, il agitait clochette et rameutait ainsi le chaland :
- Rémouleur ! Repasse couteaux ! Repasse ciseaux !
Avec ou sans couteau, mains dans les poches ou bras croisés, une petite foule s'attroupait bientôt autour de sa machine à pédale. Et c’était parti ! On le regardait, bouche bée, faire crisser sa meule, créer sous ses gros doigts des gerbes d'étincelles. Un jour, il avait émoulu un sabre magnifique et, durant dix bonnes minutes, on ne l’avait plus distingué sous sa pluie de lucioles.
Il en était un qu'on entendait longtemps avant de le voir, c'était le vitrier. Progressant péniblement au milieu de la rue, piétinant devant chaque porte cochère, il s'annonçait en vociférant son fameux : vi-trieeer… vi-trieeer ! Ce cri était vraiment des plus entêtants. Il bourdonnait encore dans nos oreilles bien après son émission, comme un triste écho de montagne. Sa voix était si persuasive qu’elle nous obligeait à le regarder par la fenêtre, alors qu'on avait même pas de carreau cassé. On l'apercevait alors, petit vieux tout courbé dans son bleu à bretelles, portant sur son dos son lourd châssis de vitres. Et on ne pouvait faire autrement que de le plaindre un peu.
J'avais aussi parfois de la tristesse à surprendre le brocanteur au fond de sa forêt de meubles. Toujours statique, toujours seul, il attendait le déluge sur son vieux fauteuil abîmé, cerné d’une montagne de chaises abîmées qui avaient peut-être appartenues jadis aux fesses du Roi de Sicile. D’une pâleur extême, tête basse, il ouvrait tard son commerce, et le fermait tôt. Ma mère disait en passant devant chez lui qu’il les avait en éventail, qu’il se faisait du lard de feignant, qu'il mettrait bientôt sa clef sous la porte. Je la trouvais injuste, mais je n’osais pas lui dire. Si j’avais eu quelques sous, je lui aurais bien acheter son vieux perroquet au brocanteur pour le revoir sourire.
Nettement plus joyeux était le jeune crieur de journaux qui vendait « L'Aurore » dès l’aube, les mains, le front tachés d'encre encore fraîche. Sa pile de papiers sur la hanche, il beuglait les tout derniers chagrins du monde. Comme les gens étaient pressés de savoir qui avait été écrasé ou brûlé durant la nuit, il leur tendait le journal. En retour, ils lui jetaient une pièce, sans s’arrêter de marcher.
Il y avait également cette grosse marchande de quatre saisons qui poussait avec ardeur sa lourde charrette jusqu'au bord du caniveau pour vendre un bouquet de persil, une jolie batavia ou une botte de radis encore toute crottée. Été comme hiver, ses joues et ses mains étaient aussi rouges que ses tomates. Elle donnait l'impression d'aimer ses légumes autant qu'elle aimait les gens. Elle me donnait toujours une petite fraise, une petite framboise, quand elle en avait. Ma mère disait d'elle qu'elle avait un vrai coeur d'artichaut.
Sur le seuil de son salon, monsieur « Tiftif » habitait dans sa blouse blanche qui lui servait aussi d’établi. De sa poche débordaient toujours un peigne, des ciseaux, un rasoir. Avec son œil disant crotte à l’autre, il observait scrupuleusement les tignasses, les épis rebelles, les franges, les pattes, les barbes mal taillées, qui lui passaient devant le nez. À croire qu'il vous coupait déjà les cheveux dans son crâne qu’il avait chauve comme un œuf.
Il fallait encore faire attention de ne pas bousculer Marcel, le pauvre chiffonnier, qui déambulait par tous temps plié comme un six, les yeux rivées à ses godasses toujours pleines de sueur. Il transportait de tout dans son éléphantesque ballot qui semblait encore plus lourd que sa vie. Lorsque quelqu’un le saluait, il ne rendait pas la politesse. Il répondait immanquablement :
- Pas le temps, pas le temps, désolé !
Et puis, de partout dans ma rue Ferdinand-Duval, tel un orchestre éparpillé, on entendait le bruit des machines à coudre. Celles des fourreurs, des maroquiniers, des tailleurs, des cordonniers. Parfois, une porte s'ouvrait soudainement qui laissait entrevoir des collines de chiffons, des cintres bouffis de manteaux, des chemises en pagaille, des frocs en pyramides. Il y avait là de quoi vêtir tous les Parisiens, de quoi les protéger des gelures du froid durant un siècle ou deux.
Une fois gagnés leurs petits sous, tous ces braves gens partaient les dépenser aux pays des bonnes odeurs. Cabas en main, ils faisaient la queue devant la boucherie chevaline, la charcuterie, la crèmerie ou l'épicerie pas chère.
Devant leurs cageots débordant de couleurs vives, le rachitique monsieur Lupinski et sa grosse femme vous faisaient la réclame de leurs fruits juteux et de leurs légumes exotiques. Jamais à cours de galéjades, ils profitaient des rires de la cliente pour lui faire enfler le filet avec des grenades, des figues, des kakis, des nectarines, des pomelos, du fenouil, des poivrons, des courgettes, des feuilles de menthe. Monsieur Lupinski semblait être né avec un stylo derrière l'oreille et un petit carnet blotti dans sa manche. Une fois son tout dernier « ça sera tout pour la p’tite dame » proféré, il les mettait en relation pour additionner sa longue liste de chiffres, avec la rapidité d'un savant fou : je pose un et je retiens deux, plus sept, plus neuf, trois fois deux six, six et six douze, et voilà ça vous fera treize francs et soixante quinze centimes. Pendant ce temps-là, la mère Lupinski jonglait avec ses poids rouillés sur les plateaux de sa balance. Elle en avait une belle collection, du plus obèse au plus chétif. Grâce à ceux-ci, les pruneaux, les fèves, les haricots étaient respectés, choyés, pesés au gramme près. Et l'on avait droit à son petit hourra d'allégresse lorsqu'elle rejetait sur l'étal sa branche de thym en trop qui ne faisait pas le compte rond.
Lorsque l'on pénétrait chez « Gottlieb » le charcutier, les fumets et les arômes vous cognaient aussitôt les narines, les hanches ou le sommet du crâne. À hauteur des hanches, c'était des tonneaux remplis de harengs, de cornichons malossols, d'olives noires flottant dans leur belle huile dorée. Au plafond, c'était une forêt de saucissons énormes au paprika, de poitrines de bœuf saumurées, de saucisses à l'ail de Cracovie. Au sol encore, les pieds pouvaient buter si l’on n’y prenait garde contre des bassines en métal dans lesquelles grouillaient des carpes vivantes qui priaient en rond comme des folles.
Durant la fête à la volaille, Naftali le boucher pas cher déposait sur son bout de trottoir des cageots peuplés de poulets. Tout sourire, il s’armait d’un long couteau, et les égorgeait sans vergogne aux yeux de tous. Le sang dégoulinait alors en fleuve dans le caniveau jusqu'à la bouche d'égout. Et tout le monde semblait trouver cela tout à fait normal. À part moi qui me retenait de chialer.
Pour me faire oublier ces visions d'horreur, ma mère me tirait vers la pâtisserie nord-africaine pour m'acheter un baklawa aux pistaches, un kadaïf cheveux d'ange, ou une corne de gazelle avec sa jolie forme de lune. Ou bien nous allions dans la boulangerie hongroise, située juste en face, qui vendait de délicieux strudels aux pommes et au pavot.
Sur le chemin du retour, nous passions presque toujours devant la marchande de pochettes-surprises. C'était une vieille dame rabougrie à la moustache blanchâtre jaunâtre, qui ne parlait jamais. C'est à peine si elle cherchait à les vendre ses pochettes bleues et roses. Elle les tenait faiblement entre ses doigts crochus, la tête un peu penchée, en regardant le vide. Ma mère m'en achetait une, parfois deux. La marchande nous souriait d'un œil, sans avoir la force de nous dire merci de l'autre. Pochette en main, je la déballais tout en marchant. Et j'étais toujours un peu déçu par le minuscule jouet absurde que je finissais par débusquer tout au fond, dans sa jungle de paille.
Enfin, le filet bien enflé, nous nous dirigions au pas de charge jusque chez nous, au numéro 17 de ma rue Ferdinand-Duval, au rythme des musiques que diffusaient très fort le magasin de disques ou une radio cachée dans les hauteurs. Parfois, en stéréo, Dalida semblait répondre à Enrico Macias. Elle lui disait « Bambino, bambino ». Il lui répliquait : « El Porompompero ». Cela ne voulait pas dire grand-chose, mais c'était comme des petits soleils qui s'accrochaient à nos chaussures les jours de pluie.
Je reviens faire un tour sur cette histoire qui m'avait marqué. Je me souviens encore très bien de tes jolies descriptions et de l'histoire de la mère Dudu, qui m'avait beaucoup touchée.
Je retrouve ton style riche et élégant dans ce chapitre consacré au lieu de naissance de Ptit Lo. Ce que je trouve intelligent, c'est que tu t'attardes plus sur les personnages que les lieux, écrivant une galerie qui donne une impression de vie très forte, on peut sentir même un brin de nostalgie en parcourant tes lignes, comme en regardant un album photo en noir et blanc.
Sa perception de l'enfant donne un côté décalé qui enrichit encore davantage le texte. Bref, un vrai plaisir !
Mes remarques :
"Partant de zéro dans ma tête à Toto," très jolie expression
"Si j’avais eu quelques sous, je lui aurais bien acheter" -> acheté
Un plaisir,
A bientôt !
C'est une jolie galerie de portraits truculents, tristes, laborieux qui nous enchantent comme les photos jaunies d'un vieil album de souvenirs, comme les images de vieux films qui nous font s'exclamer :" mais oui, je me rappelle, j'ai connu ces camelots ambulants, rémouleurs et autres petits métiers ".
Je trouve que tu décris très bien la manière dont P'tit Lo s'approprie son
monde - ces comédiens qui l'attendaient pour vivre, se moucher...
C'est le monde de l'enfance avec sa vision, ses perceptions décalées, son regard poétique sur une misère qui ne disait pas son nom, parce que au final la richesse c'est l'attention que l'on porte aux autres et que les autres vous donnent en retour.
Juste une remarque à propose de blanchâtre, jaunâtre. Je ne suis pas fana des âtres, mais là, je sais bien que c'est discutable.
A bientôt