Chapitre 2

Chapitre 2

 

“Et tout de suite, pour votre plus grand plaisir… ESMERALDA !”

 

Un tonnerre d'applaudissements et de sifflements transperça les épais rideaux qui furent tirés de gauche et de droite pour découvrir le halo de lumière qui englobait Lena. Le trio de guitares derrière elle, dans l’angle gauche de la scène, grattèrent leurs cordes sur un rythme timide que, présentant son profil au public, Lena épousait du talon droit. Mise à part sa jambe qui battait la mesure par des coups secs, tout le reste de son corps était figé. Sa robe au tissu léger rouge vif enserrait sa silhouette comme une seconde peau et s’évasait à mi-mollet seulement en de gros froufrous qui pesaient sur ses chevilles, semblables à ceux qui accentuaient également ses poignets. Puis, lentement, tout en esquissant des rondeurs, ses mains jouèrent de ses maracas d’or ouvragé, une se levant, l’autre s’abaissant à sa taille, tandis que les guitares accéléraient la cadence. Ses escarpins de danse martelaient avec plus de fièvre le parquet de la scène alors qu’elle tournait sur elle-même, chavirait d’un côté puis de l’autre, ses longs cheveux bruns cascadant dans son dos, une pivoine rouge piquée juste au-dessus de son oreille. Alors que la musique adoptait des accents martiaux, elle ondula au-dessus de sa tête ses deux bras, dont les doigts claquaient toujours des maracas, à la manière d’un couple de serpents qui se dressaient. De sa bouche entr’ouverte s’échappait un souffle cadencé et de ses yeux, elle regardait avec intensité droit devant elle vers la grande salle aux fauteuils riches qu’elle ne pouvait que prétendre voir, aveuglée comme elle l’était par les projecteurs.

 

La musique s’arrêta pour une mesure, reprit plus fort. Ses hanches, ses pieds et ses bras s’animèrent du même coup, sa robe intensifiant chaque mouvement, et enfin, les guitares se turent après quelques ultimes grattements rêches. Lena interpréta une légère révérence sous les acclamations et quelques voix qui scandaient son nom de scène, et elle s’en alla en levant une maracas, un sourire vaporeux aux lèvres qui se mua en soupir sitôt qu’elle descendit les quelques marches en bois qui connectaient la scène aux coulisses. Elle la traversa tout en saluant du menton les techniciens qui souriaient sur son passage et elle atteignit les loges communes. 

 

Là, les artistes se préparaient pour leur passage prochain sur le devant de la scène, leurs tenues spectaculaires accrochant les lumières aussi vives qu’elles puissent être afin de mettre chaque défaut en évidence et que les maquilleuses puissent les gommer. Lena s’assit dans son propre fauteuil face à un large et grand miroir serti d’ampoules et elle lança sa paire de maracas sur la coiffeuse. Une lingette humide y attendait et elle s’en saisit pour se rafraîchir le cou. A son plus grand ravissement, elle vit dans le miroir un bel homme brun marcher vers elle et elle se retourna gaiement dans sa direction pour accueillir le baiser qu’il planta sur ses lèvres rouges. 

 

“Tu as été fantastique, ce soir, mais ai-je vraiment besoin de le préciser ? la cajola Jeremiah, en glissant des doigts à la base de son cou.

-Oui ! répondit-elle en riant. Je suis quand même heureuse d’avoir terminé… j’ai cru étouffer dans cette robe !

-Alors, tu n’as qu'à t’empresser à t’en défaire…”

 

Souriant de plaisir à ce qu’elle pensait être un sous-entendu pour le programme futur de la soirée, elle déchanta cependant rapidement quand Jeremiah fit venir Alexandra, la maquilleuse, de l’index. La rouquine fit rouler la penderie jusqu’à Lena qui observait avec un froncement de sourcils sa tenue de Faerie, courte et principalement constituée de sequins rouge rubis, qui y pendait. Confuse, Lena reporta son regard sur Jeremiah qui, en parfait fils Hayden et patron fortuné du cabaret, était vêtu d’un costume trois pièces particulièrement élégant et qu’elle avait pensé avoir été sélectionné pour leur soirée en amoureux. 

 

“Mais on devait passer la fin de la soirée ensemble ! rappela Lena. Tu m’avais dit que ce soir, après mon passage, je…

-Ma chérie, allons, ne rends pas ça plus désagréable que ça ne l’est déjà, s’irrita Jeremiah en se redressant, nous avons, ce soir, un invité très important qui a assurément beaucoup apprécié ta danse et veut désormais être servie par Esmeralda. 

-Tu n’as qu’à envoyer Mary !” se révolta Lena.

 

La colère réaccélérait son pouls qui s’était calmé après son numéro de Flamenco et d’une main furieuse, elle décrocha la pivoine et la jeta sur la coiffeuse. Devant elle, Jeremiah se raidissait lui aussi de mécontentement.

 

“Mary n’est pas une serveuse, Lena ! Combien de fois dois-je te le répéter ?”

 

A la lueur flamboyante qui s’alluma dans le regard noir de la danseuse de Flamenco, Alexandra jeta un regard appréhensif à son chef, comme si elle souhaitait lui conseiller de bien choisir ses mots. Jeremiah semblait partager cet avis puisqu’il se radoucit et se pencha de nouveau vers Lena qui se retenait très clairement d’exploser sur le champ. 

 

“Et tout ceci est hors propos, d’ailleurs, mon amour, reprit-il en posant une main sous le menton de sa dulcinée, comment pourrais-je avoir confiance en nulle autre qu’en toi pour divertir correctement mon très cher ami ? C’est important pour moi, Lena, et si c’est important pour moi, cela ne le devient-il pas pour toi ?”

 

Lena, à la fois renfrognée et adoucie, détourna les yeux et sa main vint jouer avec la pivoine du bout des doigts. Dans le miroir, elle croisa le regard de Jeremiah et elle finit par répondre :

 

“Si, bien sûr mais… j’ai déjà tellement de clients, et tu avais dit…

-Juste pour cette petite fois, Lena. C’est le nouveau commissaire de Germantown. Sois gentille avec lui, d’accord ?”

 

Et d’un chuchotement à son oreille, il ajouta “Comme tu l’es avec moi”. Ce qui ne lui valut qu’un regard en l’air. Jeremiah posa une main lourde sur l’épaule de Lena en se redressant et il statua : 

 

“Bien, puis il s’adressa à Alexandra qui attendait d’avoir le champ libre, fais-la briller de mille feux.

-Notre Esmeralda ne peut que briller !” assura la maquilleuse.

 

La phrase avait été principalement prononcée pour consoler un peu la danseuse qui, déjà retournée vers le miroir avec une tête de six-pieds de long, ne releva pas, et ce fut Jeremiah qui approuva. Il partit ensuite après avoir embrassé le sommet du crâne brun de Lena qui ne lui accorda pas un regard. Alexandra vint prendre la place de son patron derrière sa danseuse qui n’avait toujours pas redressé le menton et serrait la mâchoire avec déception. 

 

“C’est toujours la même chose avec lui,” lâcha-t-elle finalement.

 

Alexandra enroula un bras autour des épaules en collant son visage constellé de tâches de rousseur contre celui de Lena qui leva enfin les yeux, un sourire crépitant à travers sa morosité en croisant le regard de sa maquilleuse. 

 

“Ne faisons qu’une bouchée de ce commissaire flambant-neuf !  décréta la rouquine. Avec un peu de chance, il est jeune et séduisant, et cette soirée ne fera que s’améliorer !”

 

 

Sa longue robe de flamenco troquée en deux-trois mouvements contre la robe de sequins et ses cheveux plaqués en arrière par de la laque pailletée, elle traversait la salle principale sur l’une de ces paires de talons vertigineux qu’elle abhorrait au plus haut point. Beaucoup de regards la suivirent des yeux et on essaya de l’attirer par des gestes et des appels, mais Lena s’était depuis longtemps octroyée le luxe de les ignorer. Deux ans auparavant, quand elle était simple serveuse, ou Faerie, et que sa robe avait porté les mêmes sequins émeraudes que les autres, elle avait été bien forcée de sourire et s’asseoir là où on le lui disait. Enfin… avait-elle essayé. Les semaines qui se terminaient sans esclandre de sa part avaient été cependant rares. Refusant des avances, repoussant des clients et répondant ouvertement aux provocations, elle n’avait pas été la Faerie la plus disciplinée du O’Faeries et au bout du deuxième mois, elle avait même présenté sa démission à Jeremiah. Les femmes avaient obtenu à la sueur de leur front et à la force de leurs poumons le droit de vote, et ce n’était certainement pas pour qu’elle consente à être traitée comme un objet, salaire généreux ou pas ! Néanmoins, Jeremiah lui avait proposé une révision de poste.

 

Elle pouvait devenir une des artistes du cabaret. Lena avait été bien décontenancée par une telle proposition. Depuis enfant, elle avait rêvé conduire une voiture et briller dans le baseball, pas de chanter. Cependant, quand Jeremiah lui avait demandé si elle n’avait pas un quelconque talent, Lena s’était souvenue des innombrables moments où, plus jeune, elle avait dansé le Flamenco avec sa mère. Celle-ci avait toutefois succombé à la grippe espagnole en 1919 alors que Lena n’avait que douze ans, et depuis, elle ne l'avait que rarement dansé. Etrangement, ça avait suffi à Jeremiah qui avait ainsi décidé de faire de Lena la touche d’exotisme du O’Faeries, et lui avait fait prendre des cours de Flamenco pour combler ses lacunes. Deux ans plus tard, la voici prénommée Esmeralda, un nom qu’elle trouvait ridicule, et dansait quatre fois la semaine le Flamenco devant le public du O’Faeries. Comptant désormais parmi les vedettes du cabaret, ses devoirs de serveuse avaient diminué et elle ne devait contenter qu’une courte liste de clients réguliers. Elle avait aussi le prétexte tout trouvé de la notoriété pour lui éviter de répondre aux sourires du tout-venant, et Jeremiah avait l’esprit tranquille. 

 

Ca ne la délivrait pour autant pas de devoir marcher comme une diva et de se tenir droite sur des talons de sept centimètres, supportant les tenues rouges et violettes -ses couleurs attitrées- qu’on la forçait à porter. Mais au moins, elle n’avait plus à prétendre la joie et la bonne humeur. Au contraire, Jeremiah estimait que ça rajoutait quelque chose au portrait d’Espagnole capricieuse et tempétueuse qu’on avait dressé pour elle. 

 

Elle tourna à l’angle et s’engagea dans le large escalier à la rampe argentée qui menait à l’étage. Un tapis de velours vert rebondissait d’une marche à l’autre, et l’ascension fut relativement longue. De la scène, la voix angélique de Mary White portait jusqu’au moindre petit recoin du O’Faeries et Lena n’avait qu’une envie, qu’un gros lustre de cristal ne s’écroule sur le rossignol. 

 

L’humeur fracassante, Lena se dirigea vers la cabine 8, là où on lui avait dit que le commissaire serait, et elle se campa devant la porte tout en boiseries vernies, cognant contre celle-ci sans douceur. L’instant d’après, elle l’ouvrit et trouva l’endroit enfumé de manière déplaisante. Plissant les yeux, elle s’avança sur le balcon d’où on avait une vue plongeante sur la scène et sur Mary, nimbée de son halo de sainteté. Lena se retint de réagir en levant les yeux au ciel, sachant que deux hommes, et non qu’un seul, l’étudiaient désormais. Le commissaire n’était pas seul comme il était prévu, il était accompagné d’un second qui tirait sur un cigare depuis une expression ténébreuse bien qu’il soit blond. Lena ne l’observa qu’un bref instant, le temp suffisant pour se faire la réflexion qu’elle l’avait déjà vu de ci, de là sans pour autant le connaître personnellement, et noter la désinvolture de sa position ainsi que la sobriété de sa tenue (chose étrange pour un occupant des gradins, espace réservé aux VIP), et elle reporta son regard sur son client. 

 

Ce dernier tenait ses sourcils bien haut, comme surpris, et Lena s’agaça : 

 

“On m’a fait dire que vous vouliez passer du temps avec moi. 

-Naturellement ! Tout naturellement !” rit le commissaire.

 

Qui n’était ni jeune, ni séduisant, nota Lena avec une touche supplémentaire d’irritation. 

 

“Mais nous parlons affaire, ma jolie, et je crains que ce soit d’un ennui mortel pour toi… je te ferai appeler quand j’en aurai fini avec monsieur, d’accord ?”

 

Une insulte gonflait déjà son ventre et ses joues, mais Lena la retint entre ses dents. Elle aurait dû avoir terminé sa journée et la passer en ce moment même dans les bras de Jeremiah, et la voilà enfumée et tirée à quatre épingles pour un commissaire d’opérette qui ne savait pas lire une montre !

 

“J’attendrai alors,” grinça-t-elle.

 

Elle tourna des talons, quittant la cabine dont elle referma la porte un brin plus fort que nécessaire. Et Mary White qui chantait encore… cette soirée n’avait donc aucun répit à lui offrir.

 

 

“Oh tiens, Nikolaï Bolkanski !

-Bolkanski ?

-Oui, ma douce Esmeralda, regarde par toi-même !”

 

Reynold lui tendit les minuscules jumelles dorées qui constituaient son accessoire favori et Lena s’en empara, pointant son regard là où son client lui indiquait. Ce fut avec une légère surprise qu’elle se retrouva à observer la cabine 8 de laquelle elle avait été congédiée sans plus de manière, une vingtaine de minutes auparavant. Le commissaire ne s’y trouvait plus, et il ne demeurait que le blond, un nouveau cigare en main, une Faerie lovée contre son flanc. Alors, il s’agissait du Bolkanski. Un membre de cette mafia russe qui tenait la Moskowa sous leur contrôle. Elle savait que l’un d’entre eux fréquentait souvent le cabaret car il était courant pour Lena d’entendre ce nom dans les conversations, bien qu’elle n’ait jamais eu de contact avec lui. 

 

Lena rabaissa les jumelles lorsqu’elle crut que celui qu’elle observait l’avait repérée et elle rendit l’appareil à son propriétaire. Reynold était l’un de ses principaux clients et incontestablement son préféré. Il était toujours poli et s’intéressait sincèrement à elle, ils avaient souvent de longues conversations sur leurs vies respectives, et elle le tenait en haute estime. Il était propriétaire d’une usine florissante et père de cinq enfants qu’il choyait tous. Seul bémol dans sa vie, son épouse et lui ne se supportaient plus depuis trois ans. 

 

“Cela m’étonne fort de le voir ici, exprima Reynold.

-Pourquoi donc ? Il vient souvent ici.

-Son père a été emprisonné ce matin… mais regarde donc sa tenue, ah, fit Reynold avec un petit sourire jubilatoire, quelques sournoiseries se préparent !”

 

Lena rit à l’euphorie de son voisin et voyant que son verre de cristal était entièrement vide, elle se saisit de la bouteille de bourbon qui reposait sur la desserte argentée. La débouchonnant, elle remplit le verre généreusement et Reynold la remercia de sa considération d’une main contre son genou. Ses clients aimaient la toucher, c’était quelque chose qu’elle avait appris à tolérer avec le temps, mais Reynold ne la touchait pas de la même manière. Il s’agissait de contacts paternels. 

 

“Tu sais que ma seule fille va bientôt se marier ?

-Oui, vous me l’avez dit de nombreuses fois, Reynold, répondit Lena.

-J’essaye de m’y faire mais c’est terrible comme son fiancé me donne la sensation de faire face à du bacon humain, si tu vois ce que je veux dire ? 

-Non, je ne vois pas du tout ! répondit-elle, riant encore. Comment est-ce possible, du bacon humain ?

-Aucun raffinement, très chère, aucun… charme ! Comme s’il frétillait sur une poêle !”

 

Lena n’en rit que plus fort et Reynold se joignit à l’hilarité, heureux de pouvoir souffler après sa journée de travail. Le cinquantenaire s’adossa lourdement à la banquette et soupira finalement. 

 

“Voir ma fille épouser un tel homme… comment vais-je le supporter, Esmeralda ? Ma femme veut absolument que ce soit lui.

-Et que veut votre fille ? demanda Lena.

-Je l’ignore… c’est tellement une bonne fille, Esmeralda, elle ne veut pas décevoir sa mère.”

 

Quelle tragédie, songea Lena en déposant ses deux mains contre les sequins rouges qui brillaient à ses genoux. Devoir épouser un homme pour contenter sa mère. Parfois, il lui semblait qu’il était impossible d’être véritablement libre dans ce pays.

 

Les yeux de Reynold virèrent sur elle, soudainement avide et pleins d’espoir, et il se saisit de ses deux mains : 

 

“Aurais-tu un petit quelque chose pour moi, Esmeralda, mon ange ?

-Reynold… vous m’aviez promis que c’était la dernière fois…

-Tu connais mes tourments ! Aujourd’hui, j’en ai besoin plus que jamais. La vie est si dure… ”

 

Se grignotant le rouge carmin dont Alexandra avait peint ses lèvres, Lena fixa le regard suppliant de Reynold, en proie à ce dilemme mille fois vécu. Ses yeux dévièrent et se portèrent vers le liquide ambre qui flottait dans le cristal, enivrant et illicite, et qui pourtant ne semblait pas suffir. Avec un soupir, elle capitula et délogea ses mains de celles de Reynold qui, toujours plein d’espoir, attendait son présent. Elle ouvrit sa petite pochette qu’elle emmenait partout et en tira un sachet cartonné. Quand elle se fut retournée vers Reynold, il tenait déjà une épaisse liasse de billets et elle hésita un instant de plus. Ce ne fut pas le cas de Reynold qui s’empara du sachet avec agilité, et le remplaça par l’argent dans les mains de Lena qui le regardait avec souci. 

 

“Si Jeremiah l’apprend…, commença-t-elle.

-Il ne l’apprendra pas, allons, mon enfant ! Ne sommes-nous pas la discrétion même ?”

 

Embêtée, Lena haussa une épaule sans conviction et ce fut à ce moment que la porte s’ouvrit à la volée sans crier gare, lui provoquant un soubresaut aussi bien physique que cardiaque. La main sur le cœur, elle se retourna pour voir Jeremiah faire une irruption colérique dans la cabine et comme prise la main dans le sac, Lena bondit aussitôt sur ses pieds, prête à se justifier par tous les moyens possibles. Jeremiah, cependant, lui coupa l’herbe sous le pied et s’exclama : 

 

“Que fais-tu là ?! Le commissaire te cherche partout ! Ne t’avais-je pas dit de t’occuper de lui ? Qu’il était quelqu’un d’important ?

-Je… il était avec quelqu’un…”

 

Le soulagement déferlait en elle, balayant peu à peu tout résidus de peur, et soufflant profondément, elle regarda Jeremiah s’excuser auprès de Reynold : 

 

“Vous m’excuserez, monsieur Eppanhauer, elle avait déjà un rendez-vous.

-Bien sûr, bien sûr, je comprends tout à fait. Bonne soirée, Esmeralda.

-Bonne soirée, Reynold.”

 

 

“C’est enfin fini pour toi ? 

-Enfin, oui, souffla Lena, une main contre le comptoir. Ce satané commissaire a essayé de m’embrasser trois fois ! De toute façon, le cabaret va bientôt fermer. Et dire que j’imaginais cette soirée d’une manière complètement différente…

-Étonnant venant de Jeremiah.”

 

Lena lança un regard de reproche et de lassitude à son meilleur ami qui, de l’autre côté du comptoir, lisait d’un œil un roman tout en l’écoutant. Le gros des clients étaient partis et ne restaient plus que les derniers obsédés qui n’en avaient pas terminé avec les Faeries et tentaient de deviner la somme qui leur vaudrait une nuit à leur côté. Ce n’était plus Mary White qui chantait, celle-ci était rarement présente au-delà des vingt-deux heures du soir, voire vingt-et-une heures ; il fallait se rendre tôt au cabaret pour l’entendre chanter car la princesse des lieux n’aimait pas se coucher tard. A cette pensée, Lena se rembrunit et chercha Jeremiah des yeux, ne le trouva nulle part. Comme si elle aimait se coucher tard, elle ! 

 

“Il faut toujours que tu dises du mal de lui !

-Faut-il vraiment que j’en énumère les raisons ? s’enquit Jared, son regard se hissant au-dessus de la couverture de son stupide livre d’auteur. 

-Non, ça ira…

-Pour commencer, c’est un goujat de la pire espèce. Ensuite, c’est un despote tyrannique qui nous exploite. Pour terminer, il est le digne héritier de son père et ne se contente pas de trafiquer de l’alcool, il fait aussi dans les armes et la prosti-...

-CA IRA ! articula Lena avec exaspération.

-Fort bien.”

 

Et pour la plus grande contrariété de Lena, Jared retourna tout aussi simplement à sa lecture, ayant même l’audace de tourner une page du bout du doigt. Un soupir féminin émana de la droite de Lena et celle-ci repéra deux Faeries dans leurs robes vertes qui profitaient de la pause pour s’accouder au bar et contempler la beauté de Jared. En d’autres moments, Lena se serait montrée ravie de la popularité de son meilleur ami auprès de la gent féminine mais en cet instant précis, ça ne faisait que rajouter à son irritation.

 

Lena avait revêtu sa tenue quotidienne qui consistait en un costume trois pièces  marron et ce fut en déposant un berret noir sur le haut de son crane qu’elle prit conger d’un bougonnement auprès de Jared. Elle prit ensuite la direction de la sortie, qui se trouvait être la porte arrière ; Jeremiah lui interdisait de passer par les grandes portes si elle portait un pantalon, ils avaient eu bien des querelles à ce sujet. Elle était presque au bout du couloir qui donnait sur les bureaux mais aussi sur la rue quand elle fut percutée par Mary déboulant d’une pièce comme si elle était poursuivie par un fantôme. Lena grogna de mécontentement alors que Mary rejetait ses cheveux châtains de son visage, à l’origine plus pâle encore que la neige dehors mais qui rosissait à vue d'œil. 

 

“Oh, Madd-Maddy, bredouilla-t-elle, je suis navrée, je ne voulais pas…

-Qu’est-ce que tu fais encore là ? rouspéta Lena. Il est minuit passé.

-Je-je… je dois y aller.”

 

Et Mary s’en alla en courant sans plus de façon. Arrangeant son béret sur sa tête, Lena secoua la tête avec désapprobation en regardant la silhouette de la chanteuse qui fuyait, puis elle ouvrit sans ménagement la porte sur la ruelle mal éclairée et son froid de canard. 

 

Il était vraiment temps qu’elle rentre se coucher. 

 

– 

 

Quand Allan arriva dans le jardin, Lena frappait de sa batte des balles que Bartolome, son grand-frère âgé de 27 ans, lui lançait. Malgré le froid et la neige de ce mois de janvier, ce dimanche était ensoleillé et le baseball avait toujours été l’une des activités favorites de la famille Gonzalez. N’étant entourée que de son père et de trois frères depuis la perte de sa mère, son penchant pour les activités masculines ne devrait surprendre personne mais Lena essuyait constamment des critiques et réflexions à ce sujet. En outre, ça leur avait valu quelques carreaux et pots de fleurs cassés, et bien des gueulantes de la part de leur père, mais rien ne saurait éventer la passion familiale. En voyant son ami d’enfance faire son entrée par la porte de la maison avec sur les talons Damian, son deuxième frère et son aîné d’un an seulement, Lena n’en fut pas spécialement ravie et ce fut, la mine assombrie, qu’elle percuta la balle, l’expédiant chez le voisin. La mésaventure ne fut pas suffisante, cela dit, pour entacher la bonne humeur naturelle de Bartolome qui assura à Lena qu’il allait de ce pas la chercher. 

 

Ne jetant qu’un coup d'œil à Allan qui descendait la volée de marches, Lena se retourna pour déposer la batte sur la table de jardin et se saisir de sa bouteille de Coca. Elle en but quelques gorgées alors qu’elle voyait du coin de l'œil les deux jeunes hommes venir à sa rencontre.

 

“Bah alors, Lena, t’es pas heureuse de me voir ? railla Allan.

-Je le serais si je ne savais pas pourquoi tu étais là ! répliqua-t-elle.

-Pourquoi ? Tu veux garder le fric pour toi toute seule tout à coup ?”

 

Lena jeta un coup d'œil à la silhouette de Cirilio, leur père, qui les observait avec sévérité et jugement depuis la fenêtre du salon. Celui-ci ne voyait pas d’un bon jour les activités d’Allan qu’il jugeait minables, et encore moins le fait que Damian travaille pour lui. Pas qu’il en désapprouvait la teneur mais plutôt le manque d'envergure. Cirilio Gonzalez était venu aux Etats-Unis avec sa femme et un nourisson, l’esprit plein de grandeur et l’estomac affamé, et pourtant, plus de vingt ans plus tard, ils habitaient toujours une petite maison sans prétention. Et à l’heure actuelle, ce n’était bien que le salaire de Lena, par cinq fois supérieure à tout ce qu’elle pouvait espérer toucher ailleurs en tant que femme sans éducation, qui constituait leur espoir d’un jour déménager dans un meilleur quartier. Quand Lena exprimait l’envie de démissionner devant son père, les murs de la maison en tremblaient sous son ire et c’était bien l’unique raison qui la gardait au O’Faeries alors qu’elle détestait chaque minute qu’elle y passait. Exception faite de celles où elle dansait. 

 

“Faut qu’on arrête ! statua Lena. J’ai failli me faire prendre par Jeremiah, hier soir encore !

-Bon sang, frangine, grogna Damian, pas encore ça… t’es vraiment une chiffe-molle !

-Je suis pas une CHIFFE-MOLLE ! se révulsa Lena en levant un index furieux. Je veux juste pas dealer de la drogue !”

 

Allan et Damian soupirèrent de concert. C’était une dispute qui durait depuis près d’un an, plus précisément depuis le moment où Lena avait cédé aux demandes de son ami et de son frère, et accepté d’écouler des sachets de cocaïne au O’Faeries, sans que Jeremiah ne se doute de rien. Le commerce des Irlandais était vaste mais ils avaient toujours refusé que la moindre drogue ne circule à Germantown.

 

Refus derrière lequel Allan ne s’était jamais rangé. Allan était aussi issu de l’immagration irlandaise et comme beaucoup de ses compatriotes, il avait le goût pour les trafics illicites et tout ce qui rapportait de l’argent, mais il avait également un vrai problème avec l’autorité. Il n’acceptait pas de se soumettre aux grandes familles Irlandaises qui dirigeaient Germantown, et dont Jeremiah faisait partie. Allan avait formé son propre gang et il agissait en parallèle, dans l’ombre des plus grands, comme un poisson-ventouse qui se servait d’une baleine comme moyen de locomotion. 

 

Excepté Jared, Allan Lennox était l’ami le plus ancien de Lena. Ils avaient tous grandi dans le même quartier, participé aux mêmes jeux dans les rues et traversé l’enfance, puis l’adolescence avec les mêmes difficultés. Et bien souvent à ses dépens, Lena ne parvenait jamais très longtemps à refuser quelque chose à Allan. 

 

“Tu sais que ton aide nous est primordial, Lena ! martela Allan avec conviction. Y’a nulle part où on peut vendre aussi cher notre marchandise qu’aux riches du O’Faeries, et si on a le malheur d’y mettre un pied, les hommes des Hayden nous logeraient aussitôt une balle dans le crâne.

-N’importe quoi, rejeta Lena, Jeremiah les laisserait pas faire…

-Tu connais vraiment pas ton copain, soeurette !” rétorqua Damian.

 

Sachant qu’ils n’écouteraient aucun argument qui sortirait de sa bouche, Lena baissa les yeux sur ses souliers, cognant dans un caillou, les mains dans la poche. 

 

“Et tu veux pas qu’on se sorte de cette misère ? s’enquit Damian. Qu’on rende padre fier, qu’on réalise ses rêves ? Que tu n’aies plus à danser pour tous ces cons et à leur servir des verres en mini-robe ?”

 

Dans un soupir, Lena releva les yeux vers ceux verts de son frère, ceux qu’il tenait de leur mère. 

 

“Ouais, mais jusqu’à quand on devra faire tout ça ? s’enquit Lena.

-Jusqu’à ce qu’on ait tout ce qu’on a toujours voulu, Lena.”

 

Elle ne répondit rien, même si ça lui semblait bien long.

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