Chapitre 1

Kelly avançait d'un petit pas rapide dans les rues de Dren. Seule.
Non,
Pas seule.

Tout autour d'elle, des habitants et des commerçants s'agitaient, comme des fourmis qui encombrent les galeries de ce qu'elles trouvent. L'odeur des poissons frais infestait le boulevard marchand comme toutes les semaines. Le bateau, tout droit venu du port d'Ambel, était arrivé tôt ce matin pour déposer sa cargaison et récupérer des ouvrages à exporter. Kelly s'en souvenait très bien : elle avait dû se lever deux heures avant le soleil pour combler les effectifs manquants. De légers cernes se suspendaient à ses yeux bruns, cela faisait plusieurs jours qu'elle s'endormait sans oser regarder l’heure, et qu’elle se réveillait à l’entre loup et chien. Les voyages se faisaient de moins en moins fréquents et les pistes de plus en plus rares. À part rester ici pour dépouiller la bibliothèque du palais de ses précieuses informations, le choix n'accourait pas à elle.

Les piaillements des Drenois se calmaient à l'approche de Kelly, se transformant en chuchotements et coups d'œil méfiants. Rien d’inhabituel. Une routine désagréable dont elle était loin d’être la victime. Tête haute, regard naturellement condescendant, cape sur les épaules, flammes brodées en plein dans le dos, sang sur les mains, coupable de bien plus que ce que l’on osait lui reprocher. Les années ne l’avaient pas adoucie, bien au contraire, pas une seule fois elle n’avait essayé de se justifier. Manque de temps, ou manque d’envie. Peu importe, qui l’aurait écoutée ? 

- Cape, excusez-moi, j’aurai besoin de votre aide, quémanda un vieux Sylvoir, de nombreux bacs empilés près de son commerce. Je n’avais pas prévu que les caisses seraient si lourdes … Je n’ai plus la force de les soulever, pouvez-vous les déposer sur cette table ?

Ce n’était pas à Kelly que cette demande était adressée. Et même si elle l’était, les probabilités que la Cape accepte égalait le niveau de la mer, si encore était-elle en marée basse. Non, celui qui prit en charge cette requête ne lui ressemblait pas. Un mètre quatre-vingt-cinq, pas la vingtaine, mais pas la trentaine non plus, sourire jovial, lèvres parlantes, aide spontanée. Seul point commun notable : l’uniforme. Même équipement, mêmes protections, même textile, même symbole, couleurs différentes. L’un couvert de gris clair, l’autre de noir. De quoi faire la différence.  

L'Ordre des Capes, à qui ils appartenaient tous les deux, n'était pas si mal vu en tant que tel. Sous les ordres du Comte Abald Reikiel, il avait pour but de faire régner la justice à Dren, comme toute autre milice. Ce qui valait une telle différence de comportement envers Kelly, c’était sa cape. Les Capes Noires ne bénéficient pas d’une excellente réputation ; cruelles, sadiques, meurtrières, elles profiteraient de chaque pas de travers pour assouvir leurs envies malsaines. Elles n’étaient pas nombreuses, juste assez pour marquer les esprits. Kelly ne s’en plaignait pas. En sa présence, les habitants se tenaient à carreau. Ça lui évitait de devoir se mêler de simples affaires de quartier.

Plus Kelly progressait dans les rues, moins elle reconnaissait les façades. De ce côté-là de la ville, les maisons lui étaient inconnues. Les allées toujours aussi étroites de monde, la Cape Noire finit par s'arrêter devant une carte du quartier ouest du Troisième Cercle. La fine couche de verre qui recouvrait le plan était fissurée par endroit et empêchait la lecture de certains noms de rues. Kelly plongea sa main gantée dans sa besace pour en ressortir un bout de papier plié en quatre. Elle l'ouvrit, relit l'indication deux fois, et localisa rapidement l'adresse. Ce n'était pas très loin, à peine à deux pâtés de maison d'ici. Ses yeux s'attardèrent un instant sur la carte puis elle se décida à poursuivre son chemin.

Sa destination fut rapidement atteinte. C'était l’une des bijouteries les plus réputées de Tshendir. Généralement, c'était là que les futurs fiancés achetaient une bague pour leur âme-sœur. Kelly jeta à peine un coup d'œil aux confections exposées dans la vitrine et eut un petit reniflement dédaigneux. Ces temps-ci, elle s'occupait principalement de commissions ridicules. Elle aurait nettement préféré passer son temps sur ses recherches déjà d'une longueur exorbitante. Sauf que cette fois-ci, pas le choix. La demande venait directement du Comte, et ça, personne ne pouvait passer au dessus. 

Résolue à en finir au plus vite, la Cape poussa la porte de l'atelier et entra. Le froid de l'extérieur fut remplacé immédiatement par une chaleur mordante, qui étonnamment détendit Kelly. Cela ne suffit pas à éradiquer totalement sa mauvaise humeur, mais ça lui éviterait des envies faciles de meurtres. 

Son regard analysa la pièce dans ses moindres recoins. Les fenêtres, la porte de la réserve, les trois lampes à lave suspendues au plafond, le feu brûlant dans la cheminée, les étagères sur lesquelles étaient entreposées des statuettes en fil de fer et l'Elfe Solaire derrière le comptoir qui la dévisageait avec un visage impassible. Il dépassait Kelly d'au moins une tête et sa carrure devait en impressionner plus d'un. Sous sa peau caramélisée, des muscles saillants traçaient parfaitement ses bras. Sa stature imposante ne convenait pas vraiment à son métier. Si Kelly l'avait vu ailleurs, il lui aurait plutôt rappelé un forgeron bougon. Les yeux du bijoutier fixaient désagréablement l'arrivante d'un regard brûlant. Celle-ci le remarqua à peine et avança jusqu'à lui avec indifférence. 

- J'ai pour ordre de te réclamer la création d'un assemblage pour Abald, déclara-t-elle en s'appuyant au comptoir, sans prendre la peine de le regarder.

- Bonjour.

Ce fut sa seule réponse, un peu sèche d'ailleurs. 

Kelly releva la tête et le dévisagea droit dans les yeux. Une lueur de défi se mit à briller et elle maintint le jeu de regard quelques secondes. Ça faisait longtemps qu'un simple habitant n'avait pas osé lui reprocher sa politesse. 

- Bonjour, j'apprécierais la confection d'un assemblage pour sa Magnifique Altesse, répéta-t-elle ironiquement en sortant de sa bourse une dizaine de pierres en tout genre. Content ?

L'Elfe Solaire se baissa, prit une des pierres avec ses gros doigts de forgeron et l'observa avec attention. Il la reposa après plusieurs longues secondes et hocha la tête. 

- Il m'en a en effet parlé. Je vois qu'il a réussi à se procurer les matériaux.

- Ouais. En ne bougeant pas de son trône, pratique n’est-ce pas ? commenta Kelly en se repoussant du comptoir. Et la prochaine fois, forgeron, appelle ton patron, j’ai pas de temps à perdre avec les stagiaires.

La chaleur dans la pièce s'intensifia sans crier gare avant de se stabiliser et de redescendre. Faut bien dire que personne n’a envie de se quereller avec une Cape Noire. Il ne répondit rien aux provocations et rassembla les pierres qu'il glissa dans une bourse de cuir avec le plus grand calme. Kelly remarqua juste avant de partir que l'Elfe Solaire avait mis la bourse sur le côté du comptoir, pour plus tard. 

- C'est pour demain. 

Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle affirmait, mais le voir fléchir à l'annonce de cette date finale la satisfit. Lorsqu'elle quitta l'établissement, le froid l'engloutit et le vent fit danser sa cape noire marquée du sceau blanc. L'air glacé s'incrustait à travers ses vêtements pour lui picorer la peau et les regards désobligeants pour la faire tomber. Pas un seul jour sans s'arrêter. Sa simple existence était synonyme de mort. 

Garde du Comte Abald Reikiel 

Kelly avait sept ans lorsqu'elle s'est faite enrôlée. Depuis, dix autres années se sont écoulées et ont fait d'elle l'esclave de son statut pourtant grandiose.