Les nuages menaçants qui planaient au-dessus de la ville déversèrent leurs eaux pour accueillir la Cape à la sortie du bâtiment. Kelly releva la tête au contact de la première goutte, laissant l'opportunité à la seconde de s'écraser sur son visage.
Tout autour d'elle, les habitants s'agitaient. Les uns se dépêchaient de finir leur dernière course pour ne pas rentrer trop trempés tandis que les autres se réfugiaient sous les auvents et babelaient avec les commerçants. Les rues se vidaient à grandes louches et Kelly restait plantée bêtement en plein milieu du chemin. Moins insistants, les regards sur sa tenue conservaient leur consistance acerbe. Les corps passaient à côté d'elle avec une distance de sécurité, comme les bancs de poissons évitent un obstacle. Faut bien dire que personne n’avait envie de la toucher. C’est arrivé, pourtant, une fois. Kelly s’en souvenait bien, c’était le jour où elle a changé ses couleurs. Du bleu de nuit, elle avait dû opter pour un noir sombre qui ne lui plaisait pas. Et c’est vêtue de charbon, qu’elle s’était promenée dans les rues bondées du Troisième Cercle. Petite, elle passait encore inaperçue, et par mégarde, une vieille Eolkinos l’avait bousculée. Kelly n’avait pas prononcé un seul reproche. Elle n’avait en rien demander à ce que la pauvre femme s’enfonce la tête dans le sol pour la supplier de l’épargner.
Ce fut le premier signe de changement. Après ça les conversations amicales se sont raréfiées jusqu'à pratiquement disparaître. Les mots échangés avec d'anciennes connaissances n'étaient plus que purement pratiques. Des indications par-ci, des ordres par-là. Tous les visages familiers s'étaient brouillés, méconnaissables.
Et puis il y avait San. San qui lui parlait de sa journée. San qui se plaignait de n’apprendre rien en sport. San qui lui avouait sécher les cours qui l’ennuyaient. San qui riait de ses erreurs. San qui râlait quand ses amies se dénigraient. San qui s'entraînait avec elle, même à l’aube. San qui se contentait d’apprécier chaque petit plaisir. San qui l’attendait sûrement avec impatience, un livre sur les genoux, ou peut-être en train de dormir au coin du feu. C’est vrai qu’à cette heure-là, l’école était déjà finie.
Kelly aurait aimé passer la soirée à la bibliothèque ; des anciens manuscrits du temps de Caleb avaient été retrouvés, et c’était la seule piste encore exploitable pour ses recherches. Mais rien ne pressait. Dix années avec un seul et même objectif, ce n’était pas un pauvre jour de plus qui changerait la donne. Sur cette décision, ses pas, aussi silencieux que mécaniques, la guidèrent à travers ce dédale. C’est qu’on se perdrait dans ces rues. Elles étaient basées sur un vieux schéma de l’Ancienne Époque qui était lui-même basé sur un principe de prix du sol. De quoi envier les villes du Nord, en particulier Itlum, avec leur plan en damier.
Sur le chemin, Kelly croisa un groupe de Capes. À peine plus vieux qu'elle, ils riaient de la pluie, les cheveux et le cœur à l'air libre. Leur cape blanche d’innocence se débattait avec le vent, invitant les flammes vertes brodées dessus à danser. Pauvres novices. Incapables de comprendre ce dans quoi ils mettaient le pied. La plupart des volontaires se présentaient pour l’argent. À peine leur diplôme obtenu, ils s’enrôlent dans l’Ordre des Capes comme des chiens en quête de récompense. Et à la fin du mois, ils iront dépenser quelques tyx dans un supplément boisson, ou les plus sages économiseront pour des usages tout autres. Faut bien dire qu’Abald avait un don pour vendre du poison. C'était un opportuniste qui savait contraindre, rien d'honorable, mais efficace.
Il avait mis en place tout un pays sur ce fonctionnement. Une utopie, un refuge où les différences raciales n’importaient pas. Vêtements, éducation, aménagements, respect des traditions : tout était adapté aux besoins de chacun. En 1500 ans d’histoire, Tshendir fut le premier et le seul pays d’Adama inclusif, de quoi éveiller la curiosité.
Premier appât placé.
Le secret du deuxième résidait à Dren, la capitale. La “Ville Paradis” n’avait pas meilleur surnom que celui-ci. Quoi de plus édénique qu’une ville où tout est gratuit ? Loyer, nourriture, habits, besoins médicaux, études. Rien, à l’intérieur des remparts, ne devait être payé. En échange, pour s’y installer, il fallait faire don de l'intégralité de ses biens à Abald ainsi qu’exercer une profession gratuitement, et ce, en fonction des besoins de la cité. Le Comte n’était strict sur aucun des deux points pour contenter les habitants et ainsi éviter d’enrayer son mécanisme si parfait. Il laissait les nouveaux habitants conserver leurs objets à valeur sentimentale et trouvait des solutions si les métiers ne convenaient pas. Les Drenois avaient fini par le qualifier de souverain “à l’écoute du peuple”.
Quelle blague.
Si à l’intérieur des Quatres Cercles, la monnaie n’avait aucune valeur, pour sortir, il fallait payer une taxe ainsi que le prix présumé de chaque objet emporté. Avec quel argent ? Le seul moyen d’en gagner, c’était de faire partie de l’Ordre des Capes.
Bientôt, les vingts mètres de remparts parurent le double à Kelly quand elle s’arrêta quelques secondes devant le mur perforé par un amalgame de chêne et de fer. Il n'y avait pas plus de trois portes de passage pour accéder au Deuxième Cercle. Trois pauvres portes pour cinq kilomètres. Faut bien dire que ce Cercle-là, il n’était ni comme le Troisième qui se proposait comme lieu de commerce et de résidence, ni comme le Quatrième, dont la plus grande partie était dédiée à la production et la minorité à l’accueil de nouveaux habitants. Non, lui, il avait l’honneur et le privilège de ne recevoir que les Capes et leur famille dans des presque-manoirs et de mettre à leur disposition des aménagements introuvables dans les deux autres Cercles.
Kelly venait de déboucher sur la porte de l’ouest. Deux Capes Grises de service étaient postées nonchalamment de chaque côté ; quand elles la virent, elles se mirent presque au garde-à-vous et lui ouvrirent le passage. Sans un mot. Sans une question. Sans vérifier son identité. Avec précipitation. Avec sueur. Avec angoisse.
Toutes les trois, elles et elle, même organisation, loin d’être les mêmes. Dans l’Ordre des Capes, plus l’uniforme est foncé, plus celui qui le porte est efficace et important. A contrario, les flammes brodées déterminent l’indépendance par leur clarté. Autant dire qu’il n’existait pas plus grand écart entre elles.
Les rues du Deuxième Cercle se différenciaient des autres par leur calme apaisant. Ici, moins de gamins qui s’agitent, moins de conversations extérieures, moins de déplacement, moins de vivants. Les Capes s’entraînaient dans des espaces dédiées, les enfants jouaient dans des airs de jeux, leur famille travaillaient dans le Troisième, ou profitaient de leurs jours de congé supplémentaires dans leur somptueuse résidence.
Kelly s’y plaisait, dans ce calme. Mais la pluie, tamisée jusque-là, laissa échapper de grosses gouttes flasques et froides, et Kelly ne s’y plaisait plus du tout. Elle accéléra le pas, longeant les maisons dont les gouttières descendaient si bas qu’elles servaient aussi d’auvent. Bientôt elle atteindra le Premier Cercle, bientôt elle passera la porte, bientôt elle s’installera chez elle, bientôt elle retrouvera San, et bientôt elle s’oubliera, elle et tout le monde. Sauf que son bientôt ne cessait d’être ralenti.
- Permission de passage.
Il n’existait qu’une seule et unique porte pour accéder au Cercle Central. Une seule et unique porte protégée par cinq Capes Bleu-Nuit. Toutes avaient comme deuxième couleur le noir, excepté le pauvre courageux qui avait osé la déranger. À croire que ses flammes gris clair étaient des ailes. C’était un Cinorien talentueux qui savait faire parler de lui : il avait été enrôlé il y a quelques mois à peine et dirigeait déjà sa propre unité. Kelly était loin d’avoir retenu son nom, mais son visage lui revenait très nettement. Ou plutôt, ses habitudes irritantes. Il avait une affreuse tendance à gâcher ses capacités inutilement : dévier la trajectoire de la pluie, ou se chercher un style en agitant ses cheveux comme des algues.
- Tu m’as déjà contrôlée hier, siffla Kelly.
- Permission de passage.
Sérieusement ?
Elle le dévisagea encore plusieurs secondes, les yeux plissés par la météo. Pourquoi s’obstinait-il ? Il la connaissait. Face à elle, il n’était rien. Il devait le savoir. Leurs regards se tenaient, s’enchaînaient, se confondaient presque, attendant que l’autre se relâche. Kelly abandonna. Pas par faute d’envie. Par manque de temps. Ses doigts gantés pincèrent la pièce d’identité qui pesait au fond de sa poche et la lui lancèrent.
- Content ?
Il rattrapa au vol la plaque. Il n’approuva pas. Il ne désapprouva pas. Il se contenta de plonger ses yeux turquoises dans les lignes de données que contenait le morceau de verre teinté.
- Nom et prénom ?
- Ça t’amuse à quel point, de me faire perdre mon temps ?
- Nom et prénom ?
- Terroc Kelly. Dix-sept ans. Technimage. Dans l’Ordre des Capes depuis le 12 septembre 1501. Durée restante : indéterminée. Dernière nomination : Cape Noire, 29 avril 1506. T’as ce que tu veux ?
- Récitez-moi le credimus.
Kelly en serait presque devenue aglotte. La surprise qui avait fuité dans ses yeux se brouilla dans un regard plus sombre.
- Jamais assez … ?
Elle avait presque craché ses mots. Il n’était rien. Rien. Rien. Rien.
- Le credimus, insista-t-il.
- Nous croyons aux conneries du protocole.
Le Cinorien leva les yeux de la plaque d'identification pour soutenir son regard, sans le moindre sourire.
Soupir.
- Non-respect du protocole de sécurité. Aucune marque évidente de loyauté. Vous remettez en cause tout le principe même de ce que Notre Comte a créé. Je crains devoir vous envoyer en rééducation.
- Je crains d’être dispensée de rééducation, souligna Kelly, sans entrain. Fais ton rapport, et voyons ce qu’en dit Abald. Il soupirera, tout au plus, d’avoir échoué à m’éduquer, s’il a un jour n’est-ce qu’essayé. Écoute. Et comprends. Car je ne me répéterai pas. Hier, tu m’as contrôlé, n’est-ce pas ? Très bien. J’accepte. C’est le protocole. Tu me contrôles, aujourd’hui. Je râle, mais j’accepte. Et toi, tu me fais l’examen complet ? Je suis ici depuis dix ans. Dix ans, donc, que je passe cette porte tous les jours. Tu es, sans vouloir dénoncer une quelconque faille dans le précieux système d’Abald, un des rares à me faire passer un contrôle. Aah, mais ça, tu ne pouvais pas le savoir. Tu es nouveau. Depuis quoi ? Six mois ? Sept ? “Monsieur” a de la capacité, “Monsieur” s’est construit une réputation autour de sa princieuse cape-bleue-presque-noire. Sans vouloir démoraliser “Monsieur”, moi, ta cape, je la portais déjà à neuf ans. Alors excuse-moi si “Monsieur” commence à se faire vieux et chipote sur les règles, mais j’ai à faire.
Silence. Ses paroles, à fond arrogant, agressif, n’avaient laissé paraître que l’ennui. Le Cinorien aurait sûrement préféré qu’elle s’énerve, histoire de pouvoir embellir sa plainte, mais Kelly gardait un visage fermé, impassible.
- Mhmf, et si vous étiez un Coloreur ? chercha-t-il à se justifier. Vous auriez prétendu être Kelly, et j'aurais dû vous laisser passer, sans poser de question ? Il existe des règles, et c’est pour une raison.
- Sérieusement ? Je suppose que pour dire ça, tu connais quelqu’un capable de me voler ma permission de passage ?
Kelly arqua un sourcil, sans le lâcher du regard.
- Ou capable d’imiter mon caractère de merde ? continua-t-elle. Et imaginons qu’il existe quelqu’un qui serait capable de ce miracle, tu crois qu’après tant d’efforts il ruinerait son plan en se retrouvant en centre de rééducation ? T’es pas né Technimage, mais rien ne t’empêche de réfléchir.
Nouveau silence.
- Bien, finit-il par céder. Mais arrêtez avec vôtre ...
- Indépendance ? le coupa Kelly en tapotant le blanc de sa cape.
Soupir.
Le Cinorien lui rendit sa pièce d’identité en lui adressant de vagues mots pour la dissuader de recommencer. Un geste de sa part et le reste de son unité entrouvrit les portes massives. Satisfaite, Kelly s’apprêta à franchir le mur. S’arrêta. Pivota. Le dévisagea de ses yeux de cuivre froid.
- C'est quoi ton nom ?
- Luciano, Ales Luciano, répondit-il, pris au dépourvu.
- Je me souviendrai de toi. Tu seras gentil, n'est-ce pas ?
Un sourire doucereux, des mots électriques, un regard dangereux. Aucune hiérarchie n'était établie entre eux deux. Et pourtant, ils n'étaient pas égaux, loin de là. Il existait des éléments indispensables, et d'autres remplaçables. C'est pourquoi, la seconde où les portes se refermaient derrière Kelly, elle avait déjà oublié son existence.
Eh bah, je ne suis pas déçue ! Quel caractère, cette Kelly, d'ailleurs je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit aussi jeune ! Je pensais qu'elle avait au minima la vingtaine au vu de ses obligations envers le Comte (ça aurait été peut-être plus logique mais encore une fois, je suppose qu'elle a des capacités très précoces pour son âge et son statut).
Petite question : les Cercles de la ville me rappellent L'Attaque des Titans, est-ce une référence ?
J'ai remarqué que tu mettais beaucoup de pronoms interrogatifs "que", "qui", "quoi" et honnêtement, tu peux en enlever quelques uns, ça allègerait ton texte. Mais à toi de voir ce qu'il te convient le mieux, ton texte doit d'abord te plaire.
Kelly relève un point très évident quand le garde lui demande sa pièce d'identité, j'ai même trouvé ça surprenant de sa part ! Je n'imaginais pas la voir réagir de cette façon mais plus d'un simple regard, remettre le garde à la cape grise à sa place. Sauf qu'au vu du premier chapitre où elle n'hésite pas à se moquer ouvertement du bijouter, je trouve que c'est même cohérent ton approche ici. Très intéressant, elle est ironique, caustique et en même temps mature, un mélange qui attise ma curiosité quant à ses origines (j'espère vraiment en apprendre plus par la suite, ainsi que de voir ses interactions avec sa soeur, qui est plus jeune je suppose ?)
Je risque de mettre un autre commentaire sous le mien si jamais je remarque quelque chose pendant une relecture, je ne veux pas avoir oublier quoi que ce soit qui puisse t'encourager et t'aider en tant que lectrice :)
Mis à part, dans ma lecture, je ne l'ai pas vu passer, il est parfait de cette longueur, tu ne nous en dis pas assez et je trouve ça vraiment bien, continue comme ça !
Elle est jeune effectivement, mais y a une raison, ne t'en fais pas, tout est calculé 😂
Petite réponse : C'est possible. Dans le sens que j'ai regardé l'attaque des titans, donc peut-être que inconsciemment je m'y suis inspirée ? Après, je pense que quand je les ai créé, ces murs, je pensais plus à une ville avec une structure médiévale. Alors peut-être ou peut-être pas, en tous cas, c'est pas volontaire 🤣
Je me suis relue une énième fois, et c'est vrai que maintenant que tu le dis, j'utilise beaucoup ces pronoms. C'est vrai que c'est un peu lourd, je changerai, merci !
C'est vrai que son caractère est ... Particulier 😂 Tu en apprendras rapidement plus sur sa sœur, cependant, pour ses origines, il va falloir attendre un peu plus longtemps 😇
Merci beaucoup 🥰