Chapitre 1 : Inscription

  Les années avaient passé et la jeune femme était maintenant à l’aube de ses dix-huit ans. Elle, qui avait dû lutter pour survivre dans les rues, aurait bientôt l'occasion de sortir de son taudis insalubre. Depuis l'extermination de son village, elle avait appris à mendier et à voler pour manger. Sur les ruines des maisons avait été construite une nouvelle ville. Les anciennes bicoques de terre et de chaume avaient laissé place à de nouvelles maisons aux toits recourbés de tuiles rouges et aux façades colorées. Les échanges entre la ville et l'extérieur se faisaient plus courant et un immense château avait été érigé sur la colline. Dans ce château allait avoir lieu l'entraînement intensif pour la nouvelle génération de chevaliers. La vue de ce commerce florissant lui rappelait sans cesse le passé. Elle se souvenait des voisins souriants et des enfants qui riaient et jouaient. Il n'en restait plus que de simples souvenirs. Une voix familière la ramena à la réalité :

— Laria, dépêche-toi. C'est le grand jour, dit un garçon assis sur de vieux caissons mis à l’abandon dans l’étroite ruelle.

— J'arrive, répondit-elle. 

  Le jeune homme aux cheveux blonds et aux yeux émeraude la regardait avec tendresse. Le vent caressait leurs visages, tandis que leurs pas résonnaient dans les rues pavées. Elle se sentit déglutir. Le temps de la vengeance, des larmes et du sang était enfin venu. Les rouages de son plan s’engrenaient. Tout prendrait bientôt fin. Elle laverait les vies écarlates qui avaient tâché le royaume d’Aima. Elle ne vivait que pour tuer l’Empereur de ses mains. Elle voulait assister à son dernier râle. Elle rêvait de voir l’étincelle de vie de ce tyran s’éteindre peu à peu. Peut-être que ce sang, ainsi versé,   ferait renaître l’espoir dans son cœur désolé. Elle entendit une voix la sortir de ses rêveries.

— Fait attention quand tu seras là-bas.

  Tim s’approcha d’elle avant de l’étreindre doucement. Il était sa nouvelle famille. Il était le frère qu’elle avait choisi, le fils du chef de la révolution. Ils tueraient l’Empereur ensemble. Laria était convaincu qu’ils étaient fatalement liés. Le père de Tim commandait la ligue révolutionnaire qui œuvrait dans l’ombre pour tuer le tyran. Elle était leur meilleur assassin. Leur entente était prédestinée. Elle sentait le parfum d’herbes coupées et de sang de Tim embaumer l’air. Pourra-t-elle encore le tenir dans ses bras ? Et si elle échouait. Et si elle se faisait découvrir ?

— Tu vas bien ? 

— Oui, murmura Laria d’une voix mal assurée.

  Elle se rendit alors compte qu’elle tremblait. Elle se sentit chanceler. Ses jambes n’avaient presque plus la force de la porter. Malgré tout il fallait qu’elle avance. Elle était à quelques pas de l’arène. Bientôt, elle pourrait passer les qualifications pour l’académie des chevaliers, rejoindre cette prestigieuse école, rassemblant l’élite des jeunes hommes d’Aima. Elle s'infiltrerait au cœur du pouvoir, dans le château de Lacrima, là où vit l’Empereur. Elle y arriverait même si elle devait tout sacrifier. Elle était prête à abandonner son identité, son sexe et ses origines. Elle ne demandait qu’à devenir la Némésis de celui qu’elle haïssait de toute son âme. Elle n’était plus Laria Curtis. Elle était Lorens Carter. Elle était maintenant un homme dans cette société patriarcale. Elle serait la première femme chevalier. Même si l’histoire l’effaçait, ne laissant que son homonyme masculin, elle savait qu’en plus d’avoir pourfendu un Empereur, elle avait été la première femme à accéder à une éducation martiale. Elle vit alors une immense foule rassemblée devant l’arène. Des stands s’étaient installés tout autour. Le lierre grimpait sur les murs de l’amphithéâtre, tandis qu’elle sentait ses cheveux courts chatouiller son visage.

— Je vais m’installer dans les gradins, déclara Tim avec lassitude. Tu es sûre de vouloir faire ça ? Tu as encore le choix. Je parlerais aux anciens.

  Elle le regarda avant d’esquisser un sourire glaçant au coin de ses lèvres.

— Je veux le faire. Ma vie n’a de toute façon aucune importance. Ma mère m’a donné une chance… et je ne vais pas la gâcher.

  Son frère sembla se résigner. Il n’y avait rien à faire. Il en avait la certitude. Elle était déjà brisée. Elle avait été forgée dans le sang, mais elle n’était pas aussi forte qu’elle essayait de le faire croire. Elle avait des fêlures. Elle portait un masque perpétuel, cachant son cœur meurtri. Tim ne pouvait s’empêcher de se demander si cette vengeance l’aiderait vraiment ? Il continuait d’aider son père pour sa sœur. Sa famille avait perdu son titre de noblesse à cause de l’Empereur, mais il ne le détestait pas pour autant. C’était un souverain juste qui avait aidé le peuple à sortir de la misère. Mais était-il si bien ? Il avait pris tant de vie, fauchant femme et enfant sur son passage. Il chuchota alors :

— Bonne chance !

  Laria voyait son frère s’éloigner, tandis que la queue pour l’inscription avançait. Un homme à la barbe blanche, aux lunettes opaques et de petite taille la toisait.

— Votre nom, demanda-t-il d'un ton glacial.

— Lorens Carter.

  Elle le vit griffonner sur un cahier avant de lui faire un signe de tête. Elle pouvait entrer. Elle faisait un premier pas dans ce nouveau monde. Sa vengeance commençait.