Dans l’amphithéâtre D301, le brouhaha régnait en maître incontesté tandis que le cours de civilisation hebdomadaire était sur le point de commencer.
Nombre d’élèves avaient abandonné la HdM dès la première semaine, ce qui laissait des centaines de sièges inoccupés, et la plupart des étudiants présents étaient ainsi très motivés.
Motivés mais aussi curieux. Curieux de savoir quel serait le sujet du jour et si son caractère polémique causerait des réactions aussi vives que la fois précédente.
Lyne, Marine, Lorenzo et Marc faisaient partie des résistants, de ceux qui ne s’étaient pas laissés intimidés par l’attitude dure, catégorique, du docteur. Assis aux premier rang, prêts à prendre des notes, ils discutaient comme les autres. Les filles s’étaient montré quelque peu réticente, au départ, à céder à la tentation de construire des théories farfelues, mais le comique du groupe, Lorenzo, n’avait que trop insisté. Marc l’avait inévitablement suivi et, la moitié du groupe corrompue, ils avaient imité le reste de l’amphithéâtre et formulé les pires scénarios. Il faut avouer que c’est une activité extraordinairement amusante.
Tu crois qu’il va venir ?
Ouais c’est sûr !
Il viendra probablement plus, maintenant…
Ce mec louperait son cours pour rien au monde …
Il s’est peut-être fait arrêté après ses propos de la semaine dernière…
T’en sais quoi, au juste ?
Ça se voit, c’est tout !
S’il est pas là, on peut aller chez moi si tu veux ?
Il va entrer normalement ce coup-ci ?
Nan, pas son genre...
Tu t’attends à quel genre d’entrée, toi ?
J’sais pas, un truc qui attire l’attention !
Le professeur King, aux abonnés absents, n’aurait su imposer quelque ordre que ce soit. Il n’était en retard que de quelques minutes mais les langues déliées des esprits les plus imaginatifs formulaient depuis plus d’un quart d’heure les conjectures les plus folles par rapport à sa prochaine entrée en scène. Quelques rares pessimistes venus à reculons supposaient – ou espéraient, peut-être – qu’il ne viendrait pas, se préoccupant bien peu du fait que ce serait une heure perdue, jamais rattrapée, et que le programme et l’examen final ne s’en trouveraient pas adaptés pour autant.
Inutile de préciser qu’aucun ne fit preuve de suffisamment d’imagination. Aucun ne réussit l’exploit de deviner juste.
Une porte claqua – celle à côté du bureau de l’intervenant, sur l’estrade – mais nombre d’élèves nièrent à posteriori que cela s’était réellement produit, convaincus qu’elle était fermée et qu’il n’y avait aucune raison qu’elle ne claque. Pas même un courant d’air n’aurait pu expliquer cette anomalie invraisemblable.
Il n’empêche qu’après ce coup de tonnerre qui avait mis un terme aux conversations, le professeur s’avéra là. Personne ne l’avait vu rentrer, pourtant il remontait l’allée centrale, traînant sa serviette en cuir marron de la même manière que lors du premier cours, la nuque et le regard vers le sol, une expression sombre sur le visage… Puis il enjamba l’estrade et, donnant en partie raison aux spéculateurs, la jeta sur le bureau.
« Qui peut me dire ce qui marqua le début de toute chose, de toute vie en Isoria ? »
Le CM débuta ainsi, aussi brutalement que ce claquement de porte soudain et inexpliqué.
Sa voix grave, forte et claire, résonna dans l’intégralité de l’amphithéâtre. Le Dr. King faisait partie de ces enseignants qui n’ont pas et n’auront jamais besoin d’un micro. Leur voix porte suffisamment et leur tempérament bouillonnant accomplie généralement le reste du travail.
Il laissa volontairement le silence s’installer. Peut-être que la gêne encouragerait finalement un de ses auditeurs immatures à sortir de sa médiocrité et à formuler une réponse à cette question intentionnellement vague.
Une main finit par se lever, timidement, ainsi qu’une deuxième, tout aussi timidement.
« Oui, vous le jeune là-bas, dans le fond. Vous avez une idée ?
— Euh… non, pas vraiment m’sieur. Vous parlez de... la Théorie de l’évolution, c’est ça ?
— Non. C’est plutôt de la genèse que j’entendais parler. Nom et prénom, s’il vous plaît, monsieur…
— Doryll. Fabio Doryll, professeur. »
Nouveau malaise.
« Bien, M. Doryll. Mais, expliquez-moi, qu’est-ce qui vous dit que ce n’est pas Sophie qui a créé le monde ? Y avez-vous déjà réfléchi ? Vous me faites préciser ma question comme si cette théorie était l’évidence même ! Croyez-vous en Sophie, M. Doryll ? »
L’effet fut-il recherché ou non, – et il l’était fort probablement – des murmures naquirent. Difficile de s’ennuyer avec un tel enseignant, en perpétuel recherche de polémique. Les élèves étaient en tout cas choqués que l’on puisse être interrogé de la sorte, les croyances personnelles relevant de la sphère privée.
« Euh… Non, m’sieur, je... je n’y avais pas réfléchi.
— Bon… Y a-t-il quelqu’un d’autre qui y ait réfléchi ? Qui réfléchisse tout court, d’ailleurs. J’avais vu une autre main se lever tout à l’heure… »
Main qui s’était, comme on pourrait s’y attendre, baissée.
« Je ne suis pas particulièrement étonné qu’aucun de vos professeurs n’aient jamais évoqué ce point auparavant. En revanche, je m’étonne davantage de votre réticence à le remettre en cause. En étudiant la HdM, vous êtes appelés à devenir des historiens, des professeurs, à transmettre un savoir en perpétuelle évolution, à avoir une perspective critique sur les événements qui composent notre passé et définissent notre identité d’Isorians. Laissez de côté vos biais personnels. Concentrez-vous sur la recherche de la vérité, quel que soit le sujet.
« Je sais que la majorité d’entre vous est athéiste, par véritable conviction ou par crainte d’aller à l’encontre de l’enseignement imposé par le pouvoir en place, toutefois… mon rôle est encore une fois de vous pousser à réfléchir. Je sais que vous connaissez Sophie, que vous connaissez l’épisode de la Genèse. Les parents les plus audacieux auront probablement transmis à nombre d’entre vous que la Théorie de l’Évolution est insensée et que c’est Sophie qui a créé le monde. Pourtant… »
Ce rappel terminé, quelques étudiants tentèrent de nouveau leur chance, ayant eu une poignée de secondes supplémentaires pour réfléchir et considérer s’il y avait un réel danger dans cet acte antinaturel de lever la main.
« Mademoiselle Ocaeny, qui lève la main au premier rang, si je me rappelle bien. Vous aviez bien participé la semaine dernière. Partagez donc votre pensée avec la classe.
— Hum… Nous n’avons jamais remis en question... une telle chose... dans le secondaire... »
Chaque mot lui coûtait mais, bonne élève, elle essayait. Elle continua.
« La Genèse a été évoquée comme une possibilité. Je suppose qu’il y a... des preuves ? Ou quelque chose pour affirmer que Sophie pourrait avoir créé l’Isoria mais sa disparition il y a pratiquement deux millénaires ne va pas vraiment dans ce sens... non ?
— Réponse un peu bancale… mais c’est un point de départ ! Vous évoquez des preuves. Sophie n’existerait pas, selon vous ? Mais alors, quel intérêt y a-t-il à l’évoquer ou à nier son existence ? Quelles seraient ces preuves ? Sont-elles tangibles ? discutables ? Justifieraient-elles qu’un mouvement areligieux soit désormais majoritaire au parlement ? »
Le professeur se mit à réfléchir. Suspendus à ses lèvres, aucun élève ne chercha à discuter avec son voisin pendant cette brève pause.
« Je sais qu’il nous reste encore une bonne demi-heure mais… Vous savez, même si vous n’êtes que de jeunes Initiés, vous êtes des adultes. En tant qu’adultes, il y a un certain nombre de choses que vous devrez découvrir. Aujourd’hui, nous risquons de nous heurter aux limites de l’enseignement. Je vais donc vous demander de ranger vos affaires et d’aller à la bibliothèque. Faites vos propres recherches, faites preuve d’esprit critique et efforcez-vous de découvrir la vérité. Lors de notre prochain cours, la semaine prochaine, nous reprendrons les fondements de la HdM. Nous discuterons la Théorie de l’Évolution, l’épisode de la Genèse et... si nous réussissons à avancer suffisamment rapidement, nous mettrons en doute ce qui advint à l’aube des temps. »
Comme la semaine précédente, la sortie du Dr. King fut nettement moins impressionnante que son entrée. On pourrait la qualifier de normale, presque décevante, son caractère théâtral ne faisant que la moitié du travail. Lorsqu’il eut finit de parler, certains étudiants s’attendaient presque à ce qu’il disparaisse dans un nuage de fumée. Il se contenta pourtant d’attraper sa serviette en cuir et de ranger les quelques affaires qu’il avait presque sorties en vain, sa boite à craies notamment, qu’il n’avait finalement pas utilisé.
Alors qu’il était justement en train de remettre ladite boite à son emplacement dans sa serviette, Marine pensa à voix haute.
« Il n’avait pas cette coupure la semaine dernière, non ? Sur sa joue droite ? »
Le professeur jeta un coup d’œil furtif vers son élève puis détourna la tête et sortit de l’amphithéâtre, comme s’il était soudainement pressé.
« Il a encore le droit de s’être fait mal, non ? En une semaine, répondit Lorenzo, il aurait pu lui arriver n’importe quoi.
— Ça t’arrive souvent toi de te faire de telles coupures, aussi nettes, à la joue ? Non, Lorenzo, c’est bizarre, tu trouves pas ?
— Bof, il t’en faut pas beaucoup pour trouver quelque chose bizarre, je trouve.
— Pas beaucoup !? Mais comment il sait toutes ces choses sur la Genèse d’abord ?
— C’est son travail d’en savoir plus que nous, Marine, reprit Marc. Ça n’a rien de suspect, il a juste dix ou vingt ans d’expérience, peut-être plus… Ce serait pas juste que tu n’as pas aimé quand il a dit que ta réponse était bancale ? Pis tu te soucies vraiment de l’état de sa joue maintenant ? T'as craqué sur lui, ou quoi ? »
La jeune fille rougit.
« Mais pas du tout ! Allons à la bibliothèque ! »