Se rendre à l’adresse indiquée par Théa ne fut pas une mince affaire. Avant de quitter l’appartement, Hétaïre enfila une chemise trop petite et emprunta une large étole sombre à sa sœur, afin de pouvoir dissimuler, au moins, le bas de son visage. Pendant qu’elle fouillait dans le placard de Théa, celle-ci avait préparé un sac à dos avec quelques conserves et des fruits afin de réduire au maximum leurs déplacements hors du laboratoire. Dans la poche avant, elle avait ajouté un kit de teinture pour cheveux. Hétaïre et 735 durent encore établir deux itinéraires différents aboutissant au même point de chute, afin d’éviter d’attirer l’attention sur le couple insolite qu’ils auraient formé dans la rue : une immense femme, avec des vêtements trop petits et une écharpe en plein mois d’août, aux côtés d’un homme trop maigre, dont les lunettes de soleil faisait ressortir la pâleur de son visage. Ils devaient également faire face à une difficulté supplémentaire : la multiplication des caméras dans l’agglomération. Théa leur indiqua rapidement les quartiers encore un peu épargnés par la vidéo-surveillance : il leur était impossible de progresser en ligne droite, les détours étaient nombreux. Le laboratoire étant situé dans une ancienne friche industrielle, au sud-est de la ville, Hétaïre estima que le trajet leur prendrait le triple du temps normal.
Hétaïre quitta l’immeuble cinq minutes après le départ de 735, visiblement très pressé de retrouver l’extérieur. Elle essayait de se représenter le déluge d’émotions et de sensations que sa libération anticipée du Centre avait pu susciter en lui. Après quelques mois, elle avait elle-même été surprise par la rapidité avec laquelle elle avait pu oublier des phénomènes simples, comme la douce chaleur du soleil sur sa peau ou le frisson qui naissait sous l’effet d’un simple courant d’air. Les bruits de la ville, également, l’agressaient tout en la rassurant, comme l’aurait fait le lointain souvenir d’une réalité familière, le confort du vieux fauteuil à ressorts familial, le goût acre du café à la turque que concoctait sa mère le dimanche midi. Elle comprit soudainement l’avidité de 735 face à son paquet de chips : dix ans d’isolement à manger des légumes, cela n’avait rien d’anodin.
La route jusqu’au laboratoire fut longue, mais instructive. En quelques mois, la ville avait changé de manière saisissante. Elle n’aurait su dire ce qui, concrètement, témoignait de cette évolution, au-delà de l’essor évident de la vidéo-surveillance. Les rues paraissaient plus propres, mais aussi plus vides ; les passantes l’ignoraient superbement, elle et son accoutrement. Hétaïre n’était pas du genre à juger l’apparence des autres, mais elle leur trouvait cependant un air plus négligé qu’à l’habitude ; peu d’entre elles étaient maquillées. L’ambiance était morose. Lorsqu’elle arriva à mi-parcours, devant la mairie du Quartier Central, elle constata que le drapeau des Etats d’Europe était en berne. Elle frémit : une poussée épidémique avait donc eu lieu récemment ? La dernière remontait à une bonne dizaine d’années. Elle se rendit soudainement compte qu’elle n’avait croisé aucun homme dans la rue : ils étaient confinés.
Elle hâta le pas, saisie par l’angoisse : 735 n’avait doublement rien à faire dehors, il ne passerait pas inaperçu. Il fallait espérer que personne n’alerte les autorités sanitaires, comme on était encouragé à le faire lorsqu’un homme se mettait en danger.
Il lui fallut encore une demi-heure de marche pour arriver dans le Quartier Sud-Est et repérer un alignement de pavillons qui marquait la fin de la ville et le début d’une friche industrielle. Aequitas avait choisi un endroit discret, dans un quartier que ses habitants fuyaient depuis plusieurs années. Un certain nombre de pavillons exhibaient des fenêtres brisées, des portes forcées. Des fauteuils avaient été traînés dehors, on pouvait encore sentir, dans l’air, la fumée de feux de camps allumés ça et là, par des vagabondes. Le laboratoire se trouvait dans un des seuls pavillons dont les volets étaient restés hermétiquement fermés. Hétaïre dut déverrouiller trois serrures pour pénétrer à l’intérieur.
A la vue du laboratoire, Hétaïre fut confrontée à des émotions contraires : d’un côté, elle était émue de retrouver la quiétude d’un réel espace de recherche, un des seuls endroits au monde où elle se sentait à sa place. Mais, d’un autre côté, la police n’avait pas été des plus délicates lors de la perquisition et tout paraissait sinistré. Les dossiers retournés, fouillés, gisaient au sol, où avait vomi leur contenu sur les paillasses. Des lames, des tubes à essai, étaient ébréchés, ou brisés, répandant leurs morceaux à peu près partout dans la pièce. L’armoire contenant échantillons et produits de contraste semblait avoir propulsé son contenu au quatre coins du rez-de-chaussée. La cuisine, un long rectangle qui jouxtait la pièce principale aménagée autour de quatre paillasses, présentait le même désordre. Dans l’évier, on trouvait un amalgame de verre brisée, de colorants et de résidus d’échantillons formant une croûte jaunâtre sur l’ensemble. Les chercheurs d’Aequitas avaient du prendre les devants et tenté de détruire des preuves. Il était vraisemblable que le sperme utilisé par le mouvement provînt du Centre, de son circuit parallèle du moins. L’image de Théa se présenta : en se rendant chez elle et en y amenant 735, Hétaïre avait sensiblement aggravé la situation déjà précaire de sa sœur, visiblement impliquée dans du trafic de semence. Elle n’avait pas le choix, il fallait agir vite, ne serait-ce que pour détourner l’attention de la police des agissements d’Aequitas : une mutation ultra-agressive du virus devrait faire l’affaire.
Hétaïre se mit immédiatement au travail. Elle commença par rétablir le courant et stocker au réfrigérateur les derniers échantillons fournis par 735. Avant de quitter le Centre, elle avait pris soin d’emmener (dans un petit compartiment qu’elle avait rempli de glace pilée) les derniers échantillons de la semaine : elle avait pu constater avec certitude une activité normale des spermatozoïdes jusqu’à 6 jours. L’échantillon du début de la semaine était-il encore valable ce jour-là ? C’était la première chose à savoir pour déterminer ce que le virus mutant faisait concrètement au sperme.
Alors qu’elle tentait de mettre un peu d’ordre dans la cuisine, elle entendit un grincement dans le laboratoire. Elle se figea et tendit l’oreille : quelqu’un poussait la porte, en tentant de faire preuve de discrétion. Son regard s’arrêta sur une poêle à frire laissée en souffrance sur le plan de travail. Elle s’avança doucement vers elle, s’en saisit à deux mains et se dirigea en silence vers l’entrée de la cuisine. L’intrus en passa le seuil et il s’en fallut de peu que la poêle ne s’abattît en plein sur les lunettes de soleil de 735 qui, visiblement, était parvenu à bon port. Ce fut à son tour de se figer. Il retira lentement ses lunettes derrière lesquels apparurent deux yeux ronds.
« Vous êtes comme votre sœur ? Vous voulez me régler mon compte maintenant que je suis stérile ? », demanda-t-il, mi-inquiet, mi-ironique.
Hétaïre soupira, abaissa la poêle et entreprit de récurer l’évier avec une vieille éponge, tout en tentant de cacher à 735 à quel point elle se sentait ridicule.
« Vous ne connaissez pas Théa, commença-t-elle, dans l’idée de pouvoir effacer rapidement ce moment embarrassant de la mémoire de 735. Il y a des raisons qui l’ont poussée à rejoindre Aequitas. Cela ne veut pas dire que je sois d’accord avec elle.
- Vraiment ? », répondit-il.
Elle lui tournait le dos, mais elle l’entendait désormais fouiller dans son propre sac à dos et les bruits que laissaient échapper cette recherche laissaient clairement entendre qu’il avait de nouveaux acheté des chips. Elle ne put s’empêcher de sourire lorsqu’elle entendit le tintement caractéristique de deux bouteilles qui s’entrechoquent. Elle se retourna et vit que 735 entreprenait de décapsuler deux bouteilles de bière avec une des clefs de la porte d’entrée. Il lui en tendit une et l’invita à trinquer.
« A notre libération, dit-il en esquissant un sourire pincé par l’éternelle mélancolie qui semblait l’habiter. »
Hétaïre trinqua avec lui et but une gorgée de bière fraîche qui lui fit prendre conscience, par contraste, de la chaleur qui régnait dans le pavillon en ce mois d’août torride.
« Bon, continua 735 en ouvrant un paquet de chips, qu’est-il arrivé à votre sœur pour la conduire à rejoindre un mouvement comme Aequitas ? »
Hétaïre fronça les sourcils : elle n’avait jamais envisagé de réellement parler de Théa à 735. Elle ne lui faisait toujours pas tellement confiance et, franchement, elle n’était pas très à l’aise à l’idée même d’avoir une conversation autour d’une bière avec l’homme dont elle devait, encore quelques heures plus tôt, protéger la fertilité. 735, malgré les efforts que lui demandaient l’ouverture du paquet, perçut ses réticences et ajouta :
« On risque de passer un peu de temps ici et je n’ai pas envie que nos conversations tournent intégralement autour de mon sperme, en fait. »
Hétaïre but une seconde gorgée de bière : après tout, cela se comprenait.
« Théa n’a pas toujours restauré des meubles, commença-t-elle. Son domaine, c’est plutôt les sciences politiques. Elle était assez brillante d’ailleurs, ajouta-t-elle avec fierté. Le problème, c’est qu’elle ne travaillait pas sur des sujets assez porteurs. Est-ce que vous avez déjà entendu de la précarité virile ?
- Cela ne me dit rien, non, répondit 735. Hétaïre fut frappée de constater qu’il avait réellement l’air de s’intéresser à ce qu’elle disait.
- Cela désigne la situation des femmes pauvres qui se trouvent privées d’hommes, donc de descendance. On s’est rendu compte, assez tardivement, que les hommes n’étaient présents que dans les classes sociales les plus aisées. Cela s’explique facilement : avant, si un garçon naissait dans une famille pauvre, il pouvait être pris en charge par l’Etat si la famille en question ne pouvait pas assurer sa sécurité sanitaire. Ensuite, quand les garçons grandissent, ils cherchent à fréquenter des femmes qui pourront leur assurer un réel confort. Aujourd’hui, la tension sur le marché de la semence est tellement forte que les femmes les plus pauvres ne peuvent même plus prétendre avoir d’enfants, encore moins un garçon qu’une fille… Certaines femmes ne verront jamais ce qu’est un homme et continueront de s’appauvrir dans la solitude la plus totale. Et l’Etat ne les aidera pas, sous le prétexte que les moyens doivent aller à la préservation des hommes.
- Je vois », déclara 735.
Il avait désormais l’air songeur.
« Et votre sœur étudiait cette « précarité virile » ? Mais, je ne vois pas en quoi les propositions d’Aequitas régleraient un tel problème, ajouta-t-il.
- Je vous l’ai dit, je ne suis pas d’accord avec elle. Mais ce qui l’a amené chez Aequitas, c’est surtout l’impossibilité de continuer à travailler sur ce sujet. Il y a quelques années, elle devait obtenir une bourse qui lui aurait permis de mener un travail de fond sur la précarité virile. Elle aurait dû l’avoir, une grande partie de son Laboratoire la soutenait. C’était un peu sa seule chance, car les bourses dans le domaine des études féminines sont de moins en moins nombreuses. Au dernier moment, la bourse a été attribuée à un étudiant moins doué qu’elle, mais qui avait l’appui de la SPH, dont l’influence s’est extrêmement développée à l’université ces derniers temps. »
735 parut alors particulièrement intéressé. Visiblement, il tentait de faire se recouper, intérieurement, différentes informations. Hétaïre comprenait qu’elle n’avait jamais réellement pris le temps de considérer 735 comme un être particulièrement intelligent ; sa manière d’engouffrer d’énormes poignées de chips dans sa bouche n’aidait pas. Pourtant, elle devait constater qu’il savait bien des choses, sur le virus, sur le Centre, et qu’il était parvenu à bon port grâce à un réel sens de la débrouillardise. Le 735 qu’elle découvrait était bien différent du chat de race dont elle avait du déboucher régulièrement la douche.
« La SPH ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
- Oui, répondit Hétaïre. Ce n’est pas difficile de comprendre ce qui est passé dans la tête de Théa. Aequitas ne cesse de rappeler qu’avant la grippe virile, les hommes avaient tous les pouvoirs et que la SPH a été créée pour maintenir cette domination…
- C’est faux », asséna soudainement 735.
Il avait cessé de manger des chips. Hétaïre fut prise d’un doute.
« Vous en êtes ? de la SPH je veux dire, demanda-t-elle, déjà estomaquée que 735 ait encore pu omettre de lui donner une information qu’elle jugeait importante.
- Certainement pas !, répondit 735, comme scandalisé à l’idée que l’on puisse imaginer cela de lui. Je veux juste dire que c’est faux, la SPH n’a pas été créée après la grippe virile, elle a été créée avant.
- Comment le savez-vous ? demanda Hétaïre.
- J’ai travaillé aux archives européennes, je suis passionné d’histoire. Je peux même vous dire que le sigle n’avait pas exactement la même signification qu’aujourd’hui. Avant c’était des la Société Protectrice de l’Homme. Et aujourd’hui…
- Société Protectrice des Hommes.
- Voilà. »
Sur ce, il sembla jauger Hétaïre et tenter de déterminer si la personne qu’il avait en face de lui étaient parfaitement digne de confiance. Il décida visiblement que c’était le cas, puisqu’il se retourna, fouilla de nouveau dans son sac et en sortit « La Voix des Etats », le quotidien le plus lu du territoire. C’était l’édition du jour. Il chercha une page et plia le journal de manière à tendre à Hétaïre celle qui présentait long article intitulé « Carton plein pour le gala de la SPH ». Sous le titre, une photo en noir et blanc représentait une salle de bal pleine à craquer. Au second plan, Hétaïre vit trois personnes en grande conversation, qui n’avaient visiblement pas conscience d’être prises en photo. Hétaïre plissa les yeux : en costume trois pièces noir et dans une robe lamée elle reconnut…
« Kingsburg et Natalievitch. »
Elle fit la moue et ajouta :
« Je ne peux pas dire que je sois très étonnée.
- J’ai trouvé cette édition le temps de me rendre chez votre sœur.
- Pourquoi ne pas me l’avoir montrée tout à l’heure ?, demanda-t-elle.
- Parce que je ne connaissais pas vos opinions politiques. Au Centre, la SPH est bien implantée. Vous êtes sûrement la seule Testiguard dont la sœur milite chez Aequitas. »
Hétaïre s’apprêtait à lui répliquer que ses motifs pour intégrer le Centre ne regardaient qu’elle, mais 735 ajouta soudainement :
« Et la troisième personne, vous savez qui c’est ? », demanda-t-il avec vivacité, une lueur étrange dans le regard.
Hétaïre regarda de nouveau la photo : une femme jeune, blonde, vêtue d’une robe fourreau sombre.
« Non », dit-elle.
Son regard se leva vers 735, que la mélancolie semblait de nouveau envelopper, tel un brouillard enveloppant un phare éteint, et elle comprit.
« Dora, dit-elle.
- Dora. »
Je trouve vraiment l'évolution de l'histoire très intéressante ! =D
J'avoue que je ne m'attendais pas à ce qu'ils sortent si rapidement des murs, et surtout que la menace soit si omniprésente, les complices ont l'air très puissants ><" Mais bon, justement, avec des opposants comme ça, faut mieux se planquer.
Sinon, pour le moment, j'ai pas mal de questions en suspend. Autant, je comprends totalement le côté marché noir de sperme/faveurs sexuels qui se met en place, autant je ne comprends pas trop encore pourquoi vouloir faire une variante du virus qui rend les femmes stériles. D'ailleurs, j'ai eu un peu de mal à saisir comment on en est arrivé à la certitude que le but était bien de rendre les femmes stériles. Ca pourrait juste être un échec pour un vaccin, ou autre chose, je sais pas ?
D'ailleurs, de manière plus générale, même si j'aime beaucoup l'idée de base et toutes les implications que cela a (je trouve la précarité virile bien pensée notamment), à l'heure actuelle, ça a déjà marché de faire des enfants à partir de deux ovocytes. Du coup, pourquoi se concentrer autant sur la survie des hommes et pas sur ce genre de méthode ? Juste pour garder des "hommes trophées" ? Mais du coup, pourquoi ne pas développer l'autre aussi un minimum ? Bref, le côté biologiste qui parle :p
En tout cas, vraiment, j'aime beaucoup l'univers que tu dessines. Bon, c'est clairement pas joyeux, mais c'est bien pensé ! J'aime beaucoup aussi la soeur qui aide, malgré tous les doutes et les risques pour elle et son groupe.
Sinon, la photo est récente ? Ca veut dire que Dora est toujours en vie ? Mais du coup, pourquoi ne pas la laisser en place pour continuer à gérer 735, ça aurait été plus simple, non ? Plus j'y pense, plus je me dis que la supérieure de Hétaïre doit pas être dans le coup, parce que placer Hétaïre là a visiblement embêter beaucoup de monde. Mais bon, à quel point elle se doutait que c'était à ce point le bazar.
L'évolution aussi des interactions entre Hétaïre et 735 sont cools aussi ! Je me demande comment ça va tourner même si, pour le moment, j'espère plus une solide amitié qu'une histoire d'amour.
Bref, c'est très intéressant tout ça et je reviendrais pour la suite ^^
Je vais essayer de modérer sur la question du virus : on est encore au stade de l'hypothèse normalement, mais j'ai du insister un peu trop sur celle-là.
Pour ce qui est du réel rôle des hommes dans cette société, c'est un point important sur lequel je vais revenir prochainement. Tes réflexions sur la reproduction par deux ovocytes sont très à propos !
Merci encore pour tes remarques qui me permettront d'améliorer le récit !
Bonne journée