La première soirée au laboratoire fut éprouvante. La réapparition de Dora aux côtés des caciques du Centre avait bouleversé Hétaïre et l’avait persuadée de l’urgence de sa mission. Alors que 735 ouvrait une seconde bière, elle avait filé dans le laboratoire à la recherche des instruments nécessaires à l’analyse des échantillons qu’elle avait placés au frais.
Le matériel informatique était peu performant, mais en bon état. Visiblement, la police s’était contentée de copier le contenu des disques durs. En allumant un ordinateur, Hétaïre constata que l’appareil avait été vidé de tout contenu compromettant : Aequitas avait certainement procédé à un premier ménage. Il ne restait que quelques dossiers contenant des articles scientifiques récents, des protocoles d’expérimentation, des rapports d’études sur des ovocytes obtenus auprès des militantes.
Pour ce qui était des instruments nécessaires à l’observation du virus, Hétaïre était assez déçue. Aucun microscope électronique qui lui aurait permis d’avoir une vision précise du virus rapidement et sans avoir à trop tâtonner. Aequitas avait investi dans un microscope optique puissant, néanmoins, qui devrait lui permettre, avec un produit de contraste adéquate, de repérer des activités anormales soit sur les spermatozoïdes, soit une protéine contenue dans le sperme. Mais il allait falloir fragmenter l’observation de l’échantillon, procéder à des comparaisons… en somme, il fallait se mettre immédiatement au travail.
En vérité, elle ne comprenait pas comme elle avait pu envisager que ce laboratoire clandestin pût être aussi bien équipé que celui dont elle disposait à l’Université. Aequitas ne travaillait que sur les questions reproductives, qui plus est, ce qui ne nécessitait aucun matériel de pointe.
Elle éprouva un léger pincement au cœur en repensant à son laboratoire et, surtout, à la manière dont elle l’avait quitté. Tout en préparant son plan de travail, elle se rappelait les dernières semaines passées à séquencer l’ADN d’une mutation peu agressive du virus avec un matériel de pointe dont elle avait l’entière disposition. Le calme qui régnait alors dans cet univers rien qu’à elle était délicieux. A bien y réfléchir, elle ne comprenait pas vraiment pourquoi elle avait quitté un environnement si privilégié pour intégrer le Centre et devenir la nounou de 735.
Elle entendit celui-ci s’agiter dans la cuisine. Il en sortit bientôt avec, à la main, ses propres échantillons qu’il venait de retirer du réfrigérateur. Il les déposa délicatement sur la paillasse et partit sans un mot explorer l’étage. Il avait l’air soucieux mais, visiblement, ne souhaitait pas encore partager ce qui l’agitait. La réapparition de Dora l’avait certainement perturbé ; voir son bourreau se pavaner en robe de soirée en compagnie de cette horrible femme… Hétaïre ne pouvait qu’imaginer ce qu’il ressentait et se désolait de sa propre impuissance. Elle n’avait jamais su consoler qui que ce soit : ses soeurs, Théa, Edna… Sa compassion était réelle, profonde, mais les mots mouraient sur sa langue avant de franchir le seuil de ses lèvres. Ils n’était jamais parfaitement adaptés à la situation, trop légers, utilisés par n’importe qui dans n’importe quel autre contexte. Il faudrait inventer une langue pour chaque drame.
Elle décida donc de garder le silence et de laisser 735 seul. Les volets fermés ne laissaient plus filtrer aucune lumière ; la nuit était tombée sans qu’Hétaïre s’en aperçoive. Le temps avait beau être compté, elle ne le voyait pas filer.
Elle entreprit d’observer l’échantillon du début de semaine ; il avait 5 jours. Elle trouva deux lames en bon état et déposa un peu de sperme sur l’une d’entre elles avant de la recouvrir de la deuxième. Elle plaça le tout sous l’objectif et posa son œil sur l’oculaire. Son souffle s’interrompit brutalement : c’était officiel, au bout de cinq jours, les spermatozoïdes éjectés des testicules tombaient dans une complète léthargie. Tous sans exception. La veille encore, ils ne présentaient aucune signe de faiblesse. A n’en pas douter, les échantillons suivants prendraient le même chemin.
Hétaïre se redressa et s’assit sur le bord du tabouret qui jouxtait la paillasse. Le virus traditionnel et ses nombreuses mutations n’avaient jamais semblé aussi directement agressif à l’égard des capacités reproductives. Les conséquence de la grippe virile sur l’appareil reproductif des hommes, quand ils réchappaient de la maladie, s’expliquaient en fait par une réaction immunitaire violente et désordonnée qui « grillaient » les cellules en charge de la production de spermatozoïdes. Le corps produisait moins et mal. Jusqu’ici, cependant, le virus ne quittait pas le corps à travers la semence, il ne s’y fixait pas. Le comportement étrange des spermatozoïdes de 735 semblait indiquer le contraire, mais pour le prouver, il fallait le voir.
Hétaïre se sentit submergée par une intense frustration. Elle se mit à déambuler dans la pièce, comme elle en avait l’habitude lorsqu’elle travaillait encore à l’Université. Dans son laboratoire, personne pour la surveiller ou empêcher ces errances nerveuses. Pourquoi avoir quitté ce cocon ? Il lui fallait s’avouer une chose embarrassante : cette solitude avait beau lui être agréable, elle ne l’avait pas choisie. Le laboratoire lui avait tourné le dos après qu’elle avait révélé au conseil scientifique de l’université que les pipettes présentées par son équipe, au Concours Général d’Infectiologie, ne contenaient pas les spermatozoïdes réchappés des testicules d’un malade grâce à un traitement innovant, mais le sperme d’un patient sain.
Quand elle repensait à cette histoire, ses joues prenaient immédiatement une teinte écarlate sous l’effet conjugué de la honte et de l’indignation. Elle ne retirait aucune fierté d’avoir dénoncé son équipe, faisant ainsi perdre à son unité de recherche des moyens financiers considérables – les gagnants du Concours Général d’Infectiologie bénéficiaient d’un soutien financier s’étalant sur les cinq années suivant l’attribution de la première place. On lui avait fait chèrement payer sa franchise, qui plus est. Silence hostile dans la salle de convivialité – qui portait alors bien mal son nom -, disparition d’effets personnels, insultes murmurées dans son dos… Si son petit laboratoire était devenu comme une deuxième maison, c’était tout simplement parce qu’on lui reprochait systématiquement sa présence ailleurs.
Mais aurait-elle pu accepter que, sous prétexte que l’équipe avait déjà publié le produit de ses recherches et communiqué sur l’efficacité du soi-disant traitement anti-réaction immunitaire - certain d’obtenir ainsi la première place au Concours - on puisse, la veille même de la présentation du projet, fausser les résultats de l’expérience ? Tess Vaugirard, en charge de tout le projet, avait convoqué ses collègues ce jour-là, catastrophée : la semence recueillie auprès du patient infecté était inutilisable, alors qu’on devrait la présenter le lendemain. Tess était persuadée de l’efficacité de son traitement, jusqu’ici le patient fournissait des échantillons parfaits ; il suffisait de quelques semaines supplémentaires, d’un ajustement du dosage, pour résoudre le problème. Et si le laboratoire se ridiculisait, après avoir annoncé des résultats encourageants, ils ne disposeraient pas ce temps. La décision fut prise de remplacer l’échantillon par celui d’un homme sain. Seule Hétaïre manifesta son désaccord : depuis le début, elle pensait que l’équipe aurait dû garder le silence sur sa progression et rester prudente. Personne ne l’écouta. La nuit qui suivit fut terrible : tout luttait en elle contre cette trahison à tous les principes qu’elle chérissait ; elle était loyale, mais sa loyauté ne pouvait plus aller son équipe, mais à la Science. Le matin de la remise des prix, elle révéla la supercherie à Veluca qui faisait partie du jury et disqualifia, le plus discrètement possible, l’équipe de recherche. Svetlana, la compagne de Tess, vit Hétaïre sortir, ce matin-là, du bureau de sa supérieure ; tout le monde sut très vite qui avait lâché le morceau.
Pourquoi avait-elle quitté son laboratoire ? Parce que l’ambiance y était affreuse. Parce que ses collègues l’avaient déçue. Parce que Veluca voulait la tirer de là… ou parce que Veluca avait besoin d’elle ailleurs ?
L’embryon d’intuition qui commençait à germer dans son esprit interrompit soudainement sa croissance. Elle avait repéré une trace étonnante sur le sol, comme une traînée noire sous le pied d’une paillasse qui paraissait pourtant fixée au sol. Elle s’avança, toucha la trace sombre et constata que le sol s’enfonçait légèrement à cet endroit. On pouvait pousser la paillasse ? Elle appuya sur le rebord du meuble qui se laissa bouger sans difficulté, révélant une trappe assez discrète car recouverte d’un revêtement de la même couleur que le sol et dépourvue de poignée. Pour l’ouvrir, Hétaïre dut faire passer une règle en fer, laissée sur une paillasse et faire levier. La trappe se souleva doucement pour laisser apparaître un escalier de meunier menant au sous-sol. La police avait-elle vu ce passage ? Pas si la perquisition avait été menée à la va-vite…
Hétaïre descendit l’escalier dans le noir et, une fois en bas, tâta le mur et finit par y trouver un interrupteur. La pièce apparut dans une forte lumière forte blanche propulsée par deux néons. Elle eut le souffle coupé par la vision qui s’offrait à elle : une nouvelle pièce, rutilante avec, en son centre, une paillasse sur laquelle trônait un microscope électronique à balayage.
Son cœur battait à tout rompre, tant son émerveillement était puissant. Mais pourquoi Aequitas avait-elle besoin d’un tel matériel ? Comment était-elle parvenue à installer un appareil aussi volumineux ? Comment l’alimentait-on ? Ces questions furent rapidement balayées par celles qui émergeaient de l’inspection de l’appareil apparemment flambant neuf. Il s’agissait d’un microscope particulièrement perfectionné, permettant d’effectuer une prise de vue très précise sur un échantillon. Plus intéressant encore : les protéines fluorescentes, habituellement utilisées pour permettre de distinguer les différentes composantes d’un échantillon, pouvaient être associés automatiquement aux protéines du sperme que l’on cherchait à voir avec précision. Il y a plusieurs années, cela demandait quelques manipulations génétiques qui faisaient perdre un temps précieux. Il suffisait que le microscope ait déjà servi, et enregistré l’association des certaines protéines du sperme aux protéines fluorescentes utilisés habituellement, pour obtenir une image en creux du virus d’ici quelques heures.
Hétaïre alluma la machine et fouilla sa mémoire : Aequitas avait déjà mené des recherches sur des échantillons de sperme. Elle préféra éviter de se demander dans quel but et mesura sa chance. Elle courut au rez-de-chaussée, prépara un nouvel échantillon du sperme de 735, retourna au sous-sol et inséra les lames dans le compartiment où elles seraient scannées.
La production des images allait prendre un certain temps. Hétaïre bailla et alla s’asseoir à même le sol pour reposer ses jambes. Une minute plus tard, elle dormait à poings fermés.