Chapitre 9 : Soeur

Hétaïre se souvenait à peine avoir retiré sa combinaison dans le local technique ; avoir donné à 735 une blouse et une charlotte ; avoir compté les secondes entre le moment où il avait quitté le local et le celui où elle aurait dû normalement en sortir elle-même. Un événement l’avait contrainte à s’échapper plus vite que prévu, mais les événements de la dernière heure était comme enveloppés d’un brouillard épais qui les rendait impénétrables à sa mémoire.

              Elle s’étonnait aussi de ressentir les caresses du vent sur sa nuque, d’avoir la tête légère ; elle se rappelait vaguement avoir coupé ses cheveux à l’abri des regards, dans le sas. Elle avait croisé son reflet dans les vitrines de plusieurs magasins et avait été incapable de se reconnaître dans la personne qu’elle voyait. De fait, elle n’était plus la même.

              Sa fuite lui apparaissait désormais comme une erreur impardonnable. Il lui était absolument impossible de revenir en arrière, de révéler ce qu’elle avait découvert ; elle ne cessait de passer en revue les personnes auxquelles elle aurait pu éventuellement demander de l’aide. Delcomte avait beau lui inspirer un respect sans bornes, elle ne pouvait pas imaginer que la directrice du Centre ait réintégré une Testiguard dangereuse auprès d’un sujet, sans savoir ce qu’elle faisait. Veluca faisait confiance à Hétaïre ; mais elle l’avait choisie pour son sens du devoir et son obéissance. Sa rigueur morale. Pas sûr que ce portrait correspondait à celle qui venait de déserter de son poste, tout en permettant à un sujet hyper-fécond de mettre les voiles par la même occasion.

              Que se passait-il ? Au détour d’une vitrine elle vit une grande femme, un peu plus voutée qu’à l’habitude, à la coupe de cheveux improbable, aux cernes profondes, le teint blafard. Le regard, son regard, notamment, l’effrayait : elle y voyait tant de culpabilité qu’elle ne comprenait pas comment elle pouvait encore parcourir la ville sans être arrêtée sur le champ. Son corps parlait à sa place, il hurlait, lui semblait-il. Elle se remit en route lorsqu’elle s’aperçut que la vendeuse l’observait depuis l’intérieur du magasin, visiblement agacée qu’une figure aussi démoralisante campe devant sa vitrine.

              Elle poursuivit son chemin, en suivant rigoureusement l’itinéraire qu’elle avait tracé avec 735 avant de quitter le Centre. Pour éviter d’éveiller les soupçons, ils avaient décidé de progresser chacun de leur côté avant de se retrouver devant un immeuble de la périphérie ouest de la ville, où Hétaïre pensait qu’ils pourraient passer la nuit. Elle se rendait désormais compte qu’elle avait été parfaitement stupide. 735 ne serait jamais au lieu du rendez-vous, l’occasion était trop belle pour ne pas la saisir. La nouvelle Hétaïre, sans conscience professionnelle ni dignité, aurait certainement fait de même.

              Aussi ne fut elle pas surprise de constater qu’en bas de l’immeuble de Théa, personne ne l’attendait. Elle s’efforça de ne pas manifester sa colère – entièrement dirigée contre elle-même – et traversa la rue pour aller sonner à l’interphone d’un immeuble vieux style, à la façade décrépie, bien loin des intérieurs modernes qu’elle avait toujours fréquenté. Après avoir sonné à « Th. Ch. » elle attendit et fut immédiatement soulagée d’entendre la voix rocailleuse de sa sœur cadette :

              « Oui, c’est qui ?, grogna l’interphone.

- Théa, c’est moi Hétaïre. Fais-moi rentrer s’il-te-plaît. »

              La communication s’interrompit, mais la lourde porte ne se déverrouilla pas pour autant. Hétaïre tenta de la pousser, pour vérifier, mais visiblement sa sœur prenait son temps. Elle n’était pas franchement étonnée. Un claquement retentit dans l’interphone qui signifiait que la communication était rétablie.

              « Qu’est-ce tu fous là ?, cracha la machine.

- Théa, je suis vraiment dans la merde, laisse-moi rentrer, supplia Hétaïre.

- Tu laisses un pauvre message pour nous prévenir que tu te cloîtres deux ans avec du sperme sur pattes, aucune nouvelle depuis, et là tu te pointes chez moi la bouche en cœur ? Héty, t’es vraiment…

- Je suis recherchée, laisse-moi rentrer ! » grinça Hétaïre.

              Elle avait fourni des efforts surhumains pour ne pas élever la voix, ayant aperçu une silhouette s’avancer sur le trottoir d’en face. Elle tentait également de garder son visage au plus proche de l’interphone afin de le dissimuler à la caméra installée au premier étage de l’immeuble qui faisait face à celui de sa sœur. Hétaïre savait que, dernièrement, les caméras avaient poussé dans de nombreuses banlieues ; à des fins de sécurité, selon le gouvernement. Le secteur dans lequel vivait sa sœur était pauvre, mais tout à fait sûr, cependant.

              Hétaïre sentit une véritable bouffée de gratitude lui parcourir l’échine lorsque la porte se débloqua et qu’elle put se glisser dans l’embrasure. Elle allait refermer derrière elle lorsqu’elle fut projetée à terre par une poussée effectuée en sens inverse. Un homme s’était introduit à sa suite, sans ménagement. La silhouette, un indicateur ou un policier, avait profité de son moment d’inattention pour la poursuivre. Elle se releva, prête à se rendre, lorsqu’elle vit le visage de celui qui l’avait bousculé : 735 ! Il portait une casquette verte et des lunettes de soleil, mais aucun doute n’était permis. Elle aurait pu le frapper !

              « Vous êtes malade !, aboya-t-elle. J’ai cru que vous étiez un flic, ou je ne sais quoi.

- Vous étiez censée m’attendre, répondit-il, accusateur. Quand j’ai vu que vous rentriez sans moi, je n’ai pas eu le choix ! Il y a des caméras partout », ajouta-t-il en faisant un mouvement de tête vers la porte qui menait sur la rue.

              Hétaïre ne répondit rien. Elle venait à peine de comprendre que, contre toute attente, 735 avait respecté sa promesse. En montant les escaliers qui les menaient chez Théa, au dernier étage, il lui expliqua qu’il avait pensé préférable de procéder à quelques achats lui permettant de passer inaperçu. Hétaïre ne put lui dire à quel point elle était heureuse qu’il soit là ; cela dépassait ses aptitudes émotionnelles à cet instant précis.

              Théa avait laissé la porte de son appartement grande ouverte. Hétaïre et 735 s’y engouffrèrent. Le sujet prit soin de refermer derrière eux. La petite entrée de l’appartement donnait sur grande pièce lumineuse, meublée de bric et de broc. Théa restaurait des meubles et la pièce principale lui servait aussi d’atelier. Une grande bâche était étendue sur la moitié de la surface, protégeant le sol des traces de peinture, de colle, de dissolvant. Les lieux dégageaient une odeur acre, celle des produits chimiques utilisés par Théa. Au mur, on trouvait de nombreuses affiches politiques, reproduisant les slogans les plus populaires du groupe Aequitas : « Le monde ne tourne pas autour de leurs couilles ! », « La pollution, la pauvreté, les inégalités : rien ne doit être laissé de côté ! », « Feminism is not dead ! ».

              Théa se tenait au beau milieu de la bâche, debout en bleu de travail, les mains sur les hanches et elle les regardait d’un œil soupçonneux. Elle avait hérité des petits yeux sombres de leur mère, ainsi que de sa petite taille. Hétaïre constata qu’elle avait encore décoloré ses cheveux naturellement châtains pour arborer une crinière argentée. 735 semblait particulièrement mal à l’aise face à elle et plus encore lorsqu’il aperçut les affiches qui révélaient l’appartenance de Théa à Aequitas.

              « C’est qui lui ? déclara la petite femme, sans même daigner poser un regard sur 735.

- Théa, moins je t’en dirai, mieux ce sera, commença Hétaïre, déjà convaincue de ne pouvoir empêcher l’éveil de « L’ouragan-Théa » comme leur mère aimait à l’appeler.

- Tu plaisantes ? Tu nous laisses sans nouvelles pendant des mois, tu te pointes avec un inconnu chez moi en me disant qu’on te recherche et tu ne veux rien me dire ? »

              Théa bouillait et il était toujours très difficile d’éteindre un tel volcan dès lors qu’il entrait en éruption. Hétaïre savait que, dans le fond, sa sœur était simplement blessée et inquiète. Mais aux yeux d’un observateur extérieur, son regard pétillait d’éclairs de haine ; elle était effrayante.

              Hétaïre décida d’opérer une autre approche.

              « Tu as regardé les informations ? lui demanda-t-elle en lui désignant l’écran d’un ordinateur portable qui trônait sur une table rouge sang en pleine rénovation.

- Certainement pas, tu sais bien.

- Tu devrais, aujourd’hui. »

              Théa soupira, leva les yeux aux ciel et se dirigea nonchalamment vers l’ordinateur. Elle consulta les actualités, ses deux invités toujours immobiles, attendant une éventuelle autorisation pour s’asseoir dans les fauteuils défoncés qui faisaient office de salon. Au bout d’un temps qui parut une éternité à Hétaïre, elle leur fit de nouveau face et s’écria, plus furieuse que jamais.

              « Il n’y a rien aux infos ! RIEN ! Tu me prends pour qui, Héty ? Tu te prends pour qui ? »

              Elle donna un violent coup de pied dans un pot de peinture qui répandit son contenu orangé sur la bâche. Hétaïre arborait des yeux ronds, interdite. Rien ? La disparition de 735 n’avait pas été rapportée ? Aucun avis de recherche. 735 paraissait lui-même ahuri, il se dirigea comme un automate vers l’ordinateur ignorant le regard courroucé que lui lança Théa devant un tel sans-gêne. Il lança plusieurs recherches, mais au bout d’une minute, il se retourna pour secouer la tête en direction d’Hétaïre. Rien.

              Théa les observait désormais avec moins d’agressivité et plus de curiosité. Elle finit par lâcher, comme à contre-cœur.

              « Asseyez-vous, je crois que vous me devez des explications. »

              Une fois assise sur un fauteuil qui imprimait douloureusement ses ressorts dans ses vertèbres, Hétaïre raconta à Théa l’essentiel, en évitant toutefois d’entrer trop dans les détails au sujet de la mutation du virus. Sa sœur garda les sourcils froncés durant tout son récit, exprimant parfois son indignation dans de vifs mouvements de dénégation.

              « Le fait que le Centre n’ait informé personne de notre disparition, n’ait lancé aucun avis de recherche, me laisse penser qu’ils ont bien quelque chose à cacher, conclut Hétaïre. Il faut qu’on trouve quoi, mais on a peu de temps. J’ai pensé que tu pourrais nous aider, et Aequitas aussi ajouta-t-elle, en lançant à sa sœur un regard qui se voulait engageant.

- Alors là, je t’arrête tout de suite, déclara sèchement Théa. Aequitas n’aidera pas une Testiguard et son sujet à se planquer. Cela pourrait compromettre le mouvement. Notre image n’est déjà pas très bonne auprès du public.

- Rien d’étonnant", grogna 735, qui était resté muet jusqu’ici.

              Théa se tourna vers lui : il se tenait avachi dans un fauteuil tout aussi inconfortable que celui d’Hétaïre. Il grignotait bruyamment le contenu d’un paquet de chips qu’il avait acheté sur le chemin. Hétaïre n’osait songer à ce qu’il infligeait ainsi à son métabolisme. Le regard méprisant que Théa jetait sur lui sembla réveiller soudainement sa fierté. Il se redressa et déclara avec véhémence :

              « Aequitas rappelle en permanence que les hommes ne sont pas nécessaires, que ce sont des parasites ! Si le mouvement était plus populaire, il y a longtemps que l’espèce se serait éteinte !

- Nous pensons qu’il y a de nombreux combats à mener et que focaliser tous nos efforts sur la survie et le confort des hommes est une perte de temps. Il y a une nuance, répondit calmement Théa, visiblement habituée à ce genre de débats. Avant la grippe virile, poursuivit-elle, les hommes avaient les pleins pouvoirs. Maintenant qu’ils sont devenus rares, le monde tourne toujours autour d’eux ! Nous n’avancerons jamais à ce compte-là.

- Mais, rétorqua 735, si on ne préserve pas les hommes, les femmes aussi disparaîtront !

- Et pour éviter cela, on crée des Centres comme celui où vous jouiez les chats de race ! Ces Centres sont des aberrations! Des années qu’Aequitas demande leur fermeture, s’écria  soudain Théa. Tous ces moyens, pour… pour entretenir des esclaves, pour que des vieilles carnes s’en servent comme bordels personnels !

- Là, on est d’accord, répondit platement 735 en gobant une nouvelle poignée de chips.

- En plus, il y a d’autres moyens d’exploiter la ressource de sperme, asséna Théa. Aequitas travaille sur la possibilité de réutiliser le sperme, ou de pouvoir inséminer plusieurs femmes avec le même sperme…

- Aequitas a des laboratoires ? » demanda soudainement Hétaïre.

              Théa rougit. Elle avait visiblement trahi un des secrets de son mouvement et pas des moindres. Elle regarda sa sœur et, semblant soudainement se souvenir de la situation critique dans laquelle celle-ci se trouvait, ses yeux laissèrent fugitivement entrevoir un éclair de compassion.

              « On en a quelques-uns, répondit-elle, mais rien d’énorme, s’empressa-t-elle d’ajouter. Certains ont même fait l’objet de perquisitions, récemment, on ne peut plus les utiliser…

- Donc il n’y a personne sur place ?, réagit immédiatement Hétaïre.

- Tu n’y penses pas, Héty ! Si je t’y donne accès, je mets tout le mouvement en danger…

- Pas si personne n’est au courant de rien !, affirma la chercheuse avec vigueur. Je serai discrète et rapide. Je n’ai besoin que d’un peu de matériel. Et si je découvre que ce que l’on a administré à 735 est vraiment nocif, comme je le pense, Aequitas aurait un excellent motif pour obtenir la fermeture du Centre », ajouta Hétaïre, certaine de faire mouche.

              Théa se renfrogna, se leva et se dirigea silencieusement vers la fenêtre qui donnait sur la rue. Elle demeura quelques secondes à contempler, comme fascinée, les déplacements aléatoires des passants quelques étages plus bas.

              « Ils ont installé des caméras dans cette rue il y a six mois. Bizarrement l’une d’entre elles enregistre les allées et venues dans mon immeuble. Je pense que vous devriez partir maintenant. J’ai tout lieu de penser qu’ils vont venir très vite fouiner par ici. »

              Elle quitta l’encadrement de la fenêtre et ouvrit le tiroir d’une console située dans un angle de la pièce. Elle en sortit un trousseau de clefs. Elle revint ensuite vers la table sur laquelle se trouvait l’ordinateur. Elle griffonna quelques lignes à la va-vite sur une vieille facture qui traînait là. Elle revint ensuite vers Hétaïre et lui tendit le tout. Sa sœur se leva, avec difficulté, du fauteuil et se saisit du trousseau et de la facture.

              « S’il-te-plaît, supplia Théa, ne merde pas cette fois. »