Chapitre 10 - P1

Rose rejoignit Nathaniel le lendemain de leur séparation. Il marchait à allure convenable, piétinant quelques brins d’herbe alliés à de rares gravillons, en tenant Cendres Claires par la bride. Fylynx n’eut pas de difficulté à le surprendre. Fidèle à lui-même, il était absorbé par ses rêveries lorsqu’un miaulement se fit entendre derrière lui.

D’humeur taquine, la Sentinelle avait l’intention de le faire sursauter. Cela ne manqua pas. Ce franc succès lui valut deux éclats de rire pour le prix d’un. Nathaniel finit par se joindre à eux. Il doutait que l’heure soit bien choisie pour une telle hilarité mais, ces retrouvailles lui procurant joie et soulagement, il décida de ne pas gâcher ce moment. L’espérance de vie des Isorians étant drastiquement moins élevée que dans l’Autre Monde en raison de la situation politique et sociale instable, rire n’était peut-être pas si inapproprié. Peut-être était-ce même une solution viable ?

Un candide questionnement le fit s'interroger : si l’on pouvait oublier les conflits et tracas universels pour partager une plaisanterie, pourquoi cela ne durait-il jamais ? Le bien commun n’était-il pas finalement pas plus important que les intérêts personnels ou ceux d’une nation ? Pourquoi fallait-il sans cesse sacrifier des innocents pour des causes à la déconcertante similarité émergeant régulièrement, telle une histoire se répétant inlassablement ? Toutes ces questions, il le craignait, seraient à jamais sans réponse. L’humain ne grandirait jamais à ce sujet. Cette idée, aussi pessimiste qu’elle soit, persistait. Si Nathaniel l’ignorait la plupart du temps, il n’y croyait pas moins fermement. Il désirait profondément que l’on le détrompe mais personne n’avait encore pu le convaincre du contraire.

« Alors Nathaniel le Pensif, heureux de revoir tes protecteurs?

— Bien sûr ! Mais que s’est-il passé ? Racontez-moi, espèce de cachotiers !

— On se connaît depuis quatre jours seulement et nous sommes déjà assez intimes pour que tu m’insultes ! Sont-ce là les manières que l’on vous transmet dans l’Autre Monde ? »

Nathan reconnut la plaisanterie au ton de son interlocutrice. Si elle continuait ainsi, Rose risquait de devenir prévisible…

« Tu n’as pas eu l’occasion de faire de pause depuis hier soir, je suppose ?

— Non, répondit-il, j’ai préféré continuer, même lentement. Cela me semblait plus sâge.

— Tu as eu raison. Maintenant que nous sommes de nouveau ensemble, nous pouvons respirer un peu. Trouvons un coin pour attacher nos chevaux et faire un feu à l’abri des regards. Nous pourrons ainsi dormir quelques heures, si besoin, mais surtout juste prendre le temps de nous poser un moment.

Nathaniel acquiesça et le silence s’abatit sur l’expédition. Fatigués par une nuit plutôt mouvementée, aucun des trois compagnons n’eut trop ni la force ni l’envie d’entretenir la conversation. Ils se concentrèrent sur l’objectif qu’ils s’étaient fixé à court terme, c’est à dire s’installer rapidement quelque part et se reposer.

Mettre en place un petit campement sommaire ne fut pas particulièrement long. Le plus pénible fut surtout de trouver un endroit adapté.

« Maintenant que nous avons collectés brindilles et branches, je me demandais… commença Nathan d’un ton hésitant.

— Oui ?

— C’est vrai que toi et Fylynx avaient vécu la Première Guerre des Brumes ?

— Houlà, gros sujet ! Je pensais que tu serais épuisé après une nuit comme celle que nous venons de vivre. Tu veux vraiment parler de ça ?

— Je suis juste curieux. Sarah m’en a parlé et m’a dit que tu étais déjà là. Ça a vraiment l’air d’être l’événement le plus terrible de votre histoire.

— Malheureusement, ce n’est pas tout à fait le cas. J’en déduis que Sarah ne t’a pas parlé de la Deuxième Guerre des Brumes ?

— Non, du tout.

— Dommage qu’elle n’en ait pas eu le temps, elle l’a beaucoup étudiée. Enfin, il s’avère que je l’ai vécue, je peux essayer de te la raconter. Cela te permettra de mieux comprendre d’autres choses par la suite. Je te préviens, il va falloir t’accrocher ! Allez, installe-toi confortablement, on n’est reparti !

« Vois-tu, Nathaniel, si l’Isoria fut marquée par des décennies de prospérité et d’opulence durant l’âge I, les Mémorians admettent volontiers que les débuts furent également l’époque la plus violente de notre chronologie. Les Maîtres s’avérèrent arrogants et, par dessus tout, incontrôlables. Le pouvoir appelle le pouvoir, Nathaniel. Ne l’oublie pas, si tu sièges un jour sur le trône d’Isorialys. Autrement cela te consumera comme le feu dévore les bûches dans l’âtre de la cheminée. Irrémédiablement. Bref, je ne dirai aucun mal de Sophie car je crois en elle, mais elle m’a confié l’impossible tâche de gérer la crise. Elle m’a aidé au-delà de l’imaginable, bien sûr, se prouvant indéniablement à la mesure de son don. Elle a envoyé le vent instiller des idées dans le cœur de certains Maîtres, dont Léandre, par exemple. C’est ainsi qu’ils en sont venus à construire Versaillys sur l’Île Blanche, à l’endroit précis où se trouve aujourd’hui Estcereel.

« La cité était si belle… Nathaniel, j’aimerais tant te la décrire mais aucun mot ne saurait suffire. Elle n’avait rien à envier à Estcereel, qui n’est que le pâle reflet de ce chef-d’œuvre d’ingéniosité. Ce qui est d’ailleurs normal, puisque la cité a été construite par des mages, copies plus qu’imparfaites si on les compare aux Maîtres. Imagine des tours à perte de vue, certaines de cristal, d’autres d’or… Imagine que chaque Maître de cette ère a contribué à la construction des merveilles recelant à Versaillys. L’alliance des créatures aux pouvoirs les plus dévastateurs d’Isoria a donné Versaillys, éternel symbole d’espoir dans mon cœur, mais désuet aujourd’hui. Ce qui fut autrefois surnommée La Cité des Merveilles n’est aujourd’hui plus qu’un tissu de mythes et légendes que l’on enseigne aux enfants.

« Tu le devines, l’aide de Sophie n’a pas suffit. J’aimerais tant te dire qu’elle est toute puissante mais notre déesse n’est pas sans limite. Je ne peux pas t’en dire plus à propos d’elle, car ce serait incorrect de ma part de t’imposer mon point de vue, mais tu en sais suffisamment pour comprendre que les mages jalousaient les Maîtres. Sophie les ayant créés en s’inspirant d’un modèle humain, une telle fin était fortement susceptible de se produire. Les mages se sont révoltés à l’occasion de deux conflits majeurs. Le premier, que tu connais, est celui qui a éclaté de 31 à 32. Le second est la Seconde Guerre des Brumes. À en croire le recensement de l’époque, les mages étaient finalement plus nombreux par rapport aux Maîtres. Significativement. Je ne serais pas loin du compte en te disant que cette guerre se mena à dix contre un. Les Maîtres, en dépit de leurs facultés légendaires, n’avaient aucune chance. Ils ne s’en sont pas rendus pour autant. Souviens-toi, ils étaient arrogants, Nathaniel. Ces imbéciles ont préférés mettre Versaillys à feu et sang. L’horreur que j’ai connu en l’an 101, je ne la souhaite à personne. Femmes, enfants, apprentis, nouveaux-nés…

« Personne ne fut épargnée. L’odeur putride de cadavre en décomposition était omniprésente dans les rues de Versaillys. Les mages endiablés pourchassaient les derniers Maîtres, les abattant sans scrupule. Aucun professeur ne te raconterait ça avec tant de détails, Nathaniel, mais tu dois savoir qu’ils étaient tellement éblouis par leur folie meurtrière, que les mages en sont parfois venus à se tuer entre eux. La haine a un potentiel destructeur aussi fort que l’amour a un potentiel constructeur. Ils respiraient tous la haine à pleins poumons. Le meurtre en est devenu d’une telle banalité qu’ils ont gardé Maître Léandre pour la fin. Ce brave Maître… ma conscience gardera toujours le regret de ne pas l’avoir sauvé. Alors qu’ils célébraient tous l’achèvement des hostilités, un mage noir et un mage blanc le torturèrent aux yeux de tous. Je me rappelle leurs rires insupportables alors qu’il criait de douleur… Je ne pardonnerai jamais les atrocités que les mages ont commises.

« Le point final est proche mais je dois te dire comment Versaillys fut détruite. Comme Fylynx et moi sommes liés, Maître Léandre était lié à un dragon. Ou plutôt, comme tous les Maîtres, un phénix dont la seconde forme était un dragon. C’était autrefois relativement courant, même si également rare car ça exigeait un tempérament…

— … de feu, n’est-ce pas ?

— Oui, Nathaniel. Exactement. Tu le dis ironiquement mais c’était tout à fait ça. Résolu à ce que celui-ci ne meurt pas affaibli et humilié par leurs ennemis, il avait relâché Doryl, son dragon. Je laisse à ton imagination le soin de combler le reste.

— Il a… détruit la ville ?

— Aveuglé par les heures de torture imposées à son ancien compagnon et dont il ressentait chaque coup, chaque blessure… il a achevé la peinture de mort que les mages avaient commencée.

— Quelle horreur, dit Nathan tout bas. Mais ensuite, qu’est devenu le dragon ? S’il ressentait les souffrances de son Maître, a-t-il succombé au moment de sa mort ?

— Non, justement, excellente question. Cela fait partie des mystères de notre monde. Une fois la cité détruite, il a simplement poursuivi son vol, disparaissant à l’horizon.

— Il a donc survécu ?

— D’une certaine façon, oui. Généralement, le phénix meurt complètement lorsque le Maître auquel il est rattaché meurt aussi. Il existe quelques exceptions, dont celle-là, mais on les compte sur les doigts de la ma… Chut ! J’entends quelque chose. »

Nathan, encore habitué au calme de sa vie d’avant et non aux péripéties d’une telle aventure, n’avait jusque-là rien entendu. Ce n’est qu’une bonne minute après l’avertissement de Rose qu’il perçut des vibrations dans le sol. Des vibrations auxquelles on peut s’attendre lorsqu’un cavalier galope à proximité…

Mais qui cela pouvait-il bien être ? Un éclaireur de l’armée d’hier soir avait-il déjà remonté leurs traces ? Était-ce un voyageur qui passait par là, croisant leur chemin par hasard ?

« Trop tard pour éteindre le feu, murmura Rose. Cache-toi derrière ce buisson, je m’occupe de cet importun avec Fylynx. »

Le petit chat s’était déjà éclipsé, se dissimulant dans la végétation sans le moindre bruit, discret comme à son habitude.

Comme si le rideau était tombé, marquant la fin d’une scène, le silence s’était emparé de l’instant. Les vibrations avaient cessé et l’on entendait désormais plus que l’occasionnel bout de branche qui se rompait sous les pas du ou de la cavalière qui avait mis pied à terre.

Le silence.

Si doux, et pourtant si lourd.

Puis une voix.

Un sursaut.

Et des éclats de rire.

« Rooooose, Nathan ! Vous êtes là ? J’ai vu votre feu, allez, je sais que vous êtes là, sortez de votre cachette !

— Bouh !

Aaaaahh ! Mais vous êtes malades ! Fylynx, par Sophie, j’ai failli faire une crise cardiaque !

Hahahaha, bien joué Fylynx, ça ne rate jamais !

— Vous avez vraiment un problème vous deux. J’ai fait un bon d’un mètre, au moins !

— Oh, peut-être même bien deux mètres, qu’en penses-tu Nathan ?

— Je dirais que ça me rassure que vous ne fassiez pas ce genre de plaisanterie qu’à moi…

— Si tu savais, ajouta Sarah, d’aussi longtemps que je les connaisse, ils l’ont toujours fait. C’est insupportable !

— C’est pour t’apprendre à être plus discrète lorsque tu t’approches d’un campement de fortune comme celui-ci. Comme aurais-tu réagi si cela avait été quelqu’un d’autre que nous ?

— Oh, je me serais débrouillée, ne t’inquiète pas pour moi. Bon, on va s’installer ou vous allez me laisser mourir de faim ! Heureuse de vous revoir Nathaniel, j’imagine que la nuit dernière n’a pas dû être facile, à déjà devoir s’échapper à nouveau…

— Euh, Sarah, le vouvoiement, ça va durer encore longtemps. Un peu de familiarité, bon sang…

— Bon, bon, ça va, je vais faire un effort. Vous… Hum… Comment te sens-tu Nathaniel ?

— Oh, et euh, l’interrompit encore Rose, appelle-le plutôt Nathan, c’est moi bizarre.

— Mais je ne suis même pas libre de l’appeler comme je veux, c’est quand même incroyable ça ! »

Ces petites chamailleries entre Rose et Sarah durèrent encore quelques minutes, démontrant à quel point elles étaient heureuses de se revoir après les événements de la nuit. Cela créa ainsi un peu d’animation le temps qu’ils retournent tous s’asseoir au coin du feu, savourant la chaleur des flammes et le charme de leur crépitement.

« Mais dites-moi donc, de quoi parliez-vous avant que je n’arrive ? J’ai dû vous interrompre au milieu d’une histoire palpitante, connaissant Rose…

— Justement, oui, je lui racontais brièvement la deuxième Guerre des Brumes, pour qu’il comprenne un peu mieux… notre monde, disons.

— Brièvement, mon œil… Tu lui as parlé d’Yvanaël alors ?

— Non, tu nous a perturbé à ce moment précis. »

Les chamailleries reprirent de plus belle, amusant follement Nathan mais aussi Fylynx, qui était roulé en boule près de sa maîtresse.

« Donc tu disais que vous étiez au moment où Doryl le Veilleur a détruit Versaillys, c’est ça ?

— C’est exact.

— Donc globalement, en conclut Sarah, vous en étiez plutôt vers la fin. On ne va peut-être pas trop rentrer dans les détails outre mesure mais, ce que tu peux retenir Nathan, c’est que Sophie a créé la Deuxième en 101. C’est l’année qui marque la fin du conflit.

— Oui, nous ne fûmes pas trop de deux pour y mettre un terme.

— Mais comment vous y êtes vous prises ? »

Nathan ne put s’empêcher de demander car le rôle des Sentinelles dans l’histoire de l’Isoria restait encore plutôt flou.

« Disons que les Sentinelles ont leurs méthodes. Tu verras, tout s’éclaircira avec le temps. Il n’y a rien de tel que l’expérience pour comprendre. Crois-moi, cela vaut toutes les explications. »

Encore une fois, impossible d’en savoir plus…

Que c’était dur de patienter !

Comme dans toute conversation, il y avait parfois des temps morts entre les sujets de conversation. Les 4 compagnons n’avaient toutefois pas encore envie de dormir et Sarah rompit une nouvelle fois le silence.

« Et la nuit dernière, finalement ? On ne s’est pas trop raconté. Comme vous en êtes-vous tirés ? En ce qui me concerne, tout est allé pour le mieux, je n’ai pas eu beaucoup de difficultés. J’ai l’impression que les Cristaux se sont surtout concentrés sur vous. Je n’ai pourtant pas été particulièrement discrète en quittant Mémorys, ils auraient pu facilement me poursuivre.

— Si seulement ce n’était que des Cristaux qui étaient sur nos traces hier soir.

— Que veux-tu dire ?

— Il y avait une Ombre qui nous attendait lorsque nous sommes allés récupérer nos chevaux... Une Ombre… murmura Rose une seconde fois avec un air très sérieux.

— Une Ombre ? Mais que pouvait-elle vouloir ? Enfin, de toute façon, elle n’a pas dû te poser trop de problème. Même le meilleur assassin n’oserait pas s’opposer à toi en connaissance de cause.

— C’est d’ailleurs ça qui m’inquiète. Et le fait que cette Ombre n’avait pas l’aura d’une Ombre.

— Tu sous-entends que c’était autre chose ? »

Rose marqua une légère pause, comme si elle voulait ajouter un petit effet dramatique à sa révélation.

« Je pense que c’était un Maître.

— Un Maître ? Tu es certaine ?

— Oui, et vu comme il m’a eu, il ne devait pas être beaucoup moins vieux que moi. Enfin, plutôt que il, je devrais probablement dire elle, car c’était une femme. À moins que l’intégralité de son apparence n’ait été trompeuse, mais je ne crois pas que c’était le cas.

— Mais qu’est-ce qu’elle vous voulait ? Elle travaillait pour le roi, tu penses ?

— Je ne sais pas. Tout ce qui est sûr, c’est qu’elle me connaissait. Et le plus préoccupant, c’est qu’elle connaissait aussi Nathan. En tout cas, elle était au moins au courant de son existence.

— Inquiétant, effectivement.

— Nous devrons être très prudents. Je n’ai plus ressenti sa présence depuis hier soir, mais cela ne signifie pas qu’elle n’est pas à notre poursuite. »

La conversation se poursuivit, les quatre aventuriers explorant des conjectures de plus en plus farfelue sur l’identité de l’Ombre de la veille. Après avoir parlé pendant plusieurs heures, ils décidèrent qu’il serait plus raisonnable d’avancer. Même s’ils n’avaient pas dormi, la matinée était déjà bien entâmée. S’ils marchaient et galopaient bien, ils pourraient arriver au point le plus bas de la Chaîne du Nord avant la fin de la journée, ce qui leur permettrait ainsi de commencer l’ ascension le lendemain.

* * * * *

Tout en marchant à côté de leurs montures, Sarah relança une conversation plus serieuse à la mi-journée. Ils n’avaient pas trop évoqué leur objectif auparavant et elle pensait que Nathan ne serait pas fâché de mieux comprendre dans quelle direction ils allaient.

— Mais dis-moi, Rose, par où comptes-tu passer pour rejoindre Estcereel ?

— Passer ou escalader le Mur Interdit serait folie après la mort de Déis. La frontière sera certainement infranchissable. Nous passerons par la Chaîne du Nord. Aucune armée ne nous suivra dans les montagnes, ça me permettra d’enseigner quelques notions de défense à Nathaniel. Dans une semaine, nous devrions atteindre Nordys où nous ferons notre première escale. Si mes informations sont exactes, les chances que nous y rencontrions Solange là-bas sont extrêmement élevées. »

Étonnée, Sarah s’exclama :

« Mais que ferait-il à Nordys ?!

— Il boit.

— Ah… On parle donc bien du même Solange… »

Nathaniel daigna finalement participer à l’échange :

« Ce Solange, qui est-ce ?

— Oh, ce n’est que la Troisième. Il aime bien la boisson, même si je doute qu’elle lui fasse encore quelque effet depuis le temps… deux mois devraient suffire à Yvanaël pour rassembler les autres Sentinelles encore présentes sur le Grand Continent et que nous n’aurions pas croisées.

Nathan, suivant l’échange avec beaucoup d’attention en dépit de son silence, se décida à demander quelques clarifications tandis qu’il sentait que leur réunion touchait à sa fin :

« Je ne suis pas sûr de comprendre. Nous fuyons car une armée est à nos trousses, mais où allons-nous ? »

Rose se chargea d’éclaircir les derniers détails de l’aventure :

« L’Arbre des Trois Magies est notre objectif final. Après Nordys, nous irons vers le Sud mais sans passer par les routes. Même si ce serait plus rapide, je ne peux pas te faire prendre un tel risque. Atteindre Témérys sera long et éprouvant mais je ne doute pas de notre réussite, ayant moi-même fait le voyage à de nombreuses reprises.

« Si nous pouvons esquiver le Mur Interdit entre Thorneast et la Nouvelle Orden en passant par la montagne, nous n’aurons malheureusement pas cette chance pour entrer dans les Territoires de Sophie. Il y aura probablement des patrouilles et je ne sais pas encore comment nous ferons. Il est possible que l’on soit contraints d’utiliser la magie, même si je préférerais éviter. Mieux vaut nous efforcer de ne pas attirer l’attention.

« Lorsque nous aurons réussi à passer du côté des Territoires de Sophie, nous serons en terrain moins hostile, même si je crains qu’ils ne se préparent à la guerre lorsque nous y arriverons. Bref, nous ne serons plus loin de Port Courage. Un navire nous y attend. Je connais bien son commandant et lui fais entièrement confiance. Le reste, tu le découvriras en temps et en heure, inutile de t’en inquiéter trop tôt. »

* * * * *

Sarah, Rose et Nathan arrivèrent finalement comme prévu au pied de la Chaîne du Nord à la nuit tombé. Fylynx, comme tout chat qui se respecte, s’était reposé l’essentiel de la chevauchée. Il se levait occasionnellement et sautait de la croupe de Douce Nuit pour partir en éclaireur mais, globalement, le voyage n’avait pas été trop éprouvant pour lui.

Nathan, quant à lui, qui avait pourtant l’habitude de monter, commençait à souffrir à certains endroits, n’ayant clairement pas l’assiette d’une cavalière telle que Rose. Ce n’était pas illogique, tout bien considéré, étant donné que les gens normaux ne voyageaient plus à cheval dans l’Autre Monde.

Il fallait aussi noter que les voyageurs étaient plutôt bien organisés car, malgré leur départ dans l’urgence, ils avaient pensé à prendre suffisamment de provisions pour plusieurs jours. Si Nathan et Rose étaient partis les mains vides, c’était en réalité pour une excellente raison. Rose et Sarah s’étaient mises d’accord pour que ce soit la Mémorianne qui parte avec un cheval de bât. Ce serait lui qui transporterait les provisions et cela permettrait ainsi, non seulement de prendre plus, mais aussi de mieux répartir la charge entre leurs montures. Les deux Sentinelles avaient conscience qu’elles avanceraient forcément moins vite avec un cheval de plus, mais c’était un sacrifice nécessaire.

Une fois qu’ils eurent choisi l’endroit où ils auraient réinstallé leur campement, ils l’installèrent sommairement. Ils n’avaient qu’un feu, comme un peu plus tôt, et Sarah avait aussi sorti quelques couvertures empruntées à ses sœurs mémoriannes. Elle les avait posé à même le sol mais cela ne posait pas de problème, l’herbe étant sèche. Pas de risque qu’elles prennent l’humidité et qu’elles soient ensuite inutilisables. Nathan avait au moins eu la chance d’arriver en Isoria avec des températures quasi-estivales. Si les événements jouaient plutôt en sa défaveur, il avait au moins la météo de son côté.

Après cette longue journée où chacun avait déjà bien utilisé sa langue – à l’exception, probablement, de Fylynx, qui avait plutôt bien dormi – aucun des voyageurs n’eut trop envie de s’éterniser à poursuivre les discussions initiées plus tôt. Une fois rassasiés, ils s’étaient tous couchés afin de récupérer un maximum d’énergie pour l’ascension du lendemain. Rose ayant assuré à Nathan qu’aucune bestiole ne troublerait son sommeil, il était facilement tombé dans les bras de Morphée.

* * * * *

À l’aube de son cinquième jour en Isoria, Nathan fut réveillé par un poids sur son estomac. Un poids doux, apparemment, contasta-t-il lorsqu’il posa unemain sur l’objet de sa gêne. D’abord concentrée en un seul point, centré sur son nombril, la masse se décomposa ensuite en quatre parties plus localisées, appuyant relativement fort sur son abdomen. La masse se déplaça ensuite, caressant la peau de son visage de ses poils chauds.

Lorsque Nathan ouvrit les yeux, il découvrit un Fylynx roulé en boule à côté de son oreille gauche, ainsi que Rose souriant gâteusement devant la frimousse toute mignonne de son félin préféré. Elle n’était manifestement pas innocente, ayant probablement envoyé son phénix le sortir de son sommeil.

« J’ai chassé du Soreur pendant que tu paressais. Lève-toi vite fainéant, et avales-en un peu. Notre prochaine halte ne sera peut-être que ce soir, au refuge nordian. »

La bête à tête de sanglier et corps de cerf embrochée sur un barbecue de fortune ne lui fit guère envie, présentée de la sorte de si bon matin. Habitué aux céréales et au lait chocolaté, il digéra moyennement imposée par les circonstances. Il n’avait pour autant pas le choix, s’il ne souhaitait pas s’effondrer au cours de l’ascension jusqu’au col, se situant à environ mille cinq-cent mètres d’altitude. La journée serait longue mais aucun obstacle majeur n’obstruerait leur parcours. Le soleil était haut, illuminant un ciel sans nuage de ses rayons. Il n’y avait aucune trace de neige sur les sentiers, la période de l’année ne s’y prêtant pas. La chaleur estivale écartait progressivement la fraîcheur hivernale. La blanche pureté, cadeau divin ravissant les cœurs les plus glacials, s’était laissée évincer par l’éventuel changement de saison.

Tantôt galopant, tantôt trottant, tantôt à pieds, il leur fallut une dizaine d’heure pour gravir l’altitude les séparant de leur objectif. Ils ne ménagèrent pas leurs efforts pour gagner un maximum de temps, déterminés à mettre le plus de distance possible entre eux et l’armée thorneastienne.

Lorsqu’ils atteignirent finalement le refuge, l’estomac de Nathan gargouillait, criant à qui voulait bien l’écouter qu’il aspirait résolument à se mettre quelque chose de consistant sous la dent. Rose releva maintes fois la faim de son protégé, ne se privant pas de s’esclaffer lorsqu’il précisait qu’il aurait pu engloutir un Soreur si l’un d’eux consentaient à pointer le bout de leur nez en cet instant d’avide fringale.

L’arrivée au refuge ne conclua pas la quantité significative de temps passée dans le calme. Cette bâtisse qui ressemblait à une petite auberge n’abritait qu’un alpiniste de passage, le propriétaire et, désormais, eux-mêmes. La visite fut succincte, étant donné que la pièce de vie n’était pas large et qu’elle n’était assortie que d’une cuisine non plus impressionnante, ainsi que d’une autre pièce regorgeant de couchettes en tout genre. Les hamacs, peu chers à l’achat pour le tenancier, prédominaient sur les autres types de couche.

Le seul fait notable de cette nuit en refuge fut la fabuleuse et instructive rencontre avec l’alpiniste, qui s’avéra ironiquement peu familier des sentiers montagneux. Nathan se fit la réflexion que son onéreux équipement aurait pu lui permettre de franchir n’importe quelle face nord mais ce dernier semblait, de ce qu’il en expliqua, ne se soucier que de son « apparence professionnelle » pour l’oeil non-initié. Tel un acteur hollywoodien, il aimait se pavaner dans toutes sortes d’accoutrements relatifs à des disciplines diverses et variées. Le dénommé Pryam étant immensément riche, il n’épargnait pas le moindre denier pour ses absurdes fantaisies qu’il jugeait assainissantes. Aucune tentative de le détromper ne fut faite tant elle aurait été vaine. Écouter cet individu original redonna le moral à Nathan et colora quelque peu les pensées négatives de la Sentinelle du Commencement, cette dernière conservant le vif souvenir de son récit de la veille.

Selon Pryam, la vie ne pouvait qu’être simple. Il en représentait un exemple idéal avec ses extravagances. Elles constituaient l’essence même de son bonheur et concevoir un mode de vie différent lui paraissait infaisable tant celui-ci le comblait. Vagabonder d’un point à l’autre de Isoria, s’habillant un jour en montagnard et le suivant en historien, lui convenait amplement. Les tracas des autres Isorians ne l’affectaient nullement, notamment les conflits.

Surtout les conflits

Aussi conscient que sa passion attirait les critiques, il mettait un point d’honneur à se contreficher de l’avis des gens. La liberté absolue et inconditionnelle avait, selon lui toujours, un prix que les hommes n’étaient, bien souvent, pas prêts à payer. Il ne se réduisait pas à un montant quelconque ou à une somme exorbitante, mais à un choix que chacun connaît :

Celui d’exprimer son soi véritable, ou de le taire jusqu’à ce que mort s’ensuive.

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