Les échéances des jours suivants n’étaient rien de plus que passer le col de la chaîne montagneuse puis entamer la rocailleuse descente vers Nordys, où ils feraient escale. Cela ne faisait pas tout à fait une semaine que Nathan foulait les terres isoriannes, mais il ne faudrait guère ajouter que vingt-quatre heures à cela pour que ce vigoureux garçon et ses protecteurs n’atteignent la première étape de leur épopée.
Lorsque Sarah, Nathan, Fylynx et Rose quittèrent ce quelconque chalet où la nuit ne fut point mauvaise, ils s’en vinrent dépasser un écriteau indiquant aux inhabituels courageux bravant cet alpage, l’altitude de celui-ci. Elle était de mille quatre-cent quatre-vingt-dix-sept mètres, puisque telle était l’unité de mesure usitée en Isoria. Sur cette gravure de bois, on pouvait également déchiffrer quelques informations d’une importance discutable, au sujet des deux sommets avoisinant le col: Le Pic de Méliozia et le Mont Kénianze.
Alors qu’ils discutaient, la vision de celle-ci excita les talents de conteur de Rose, qui proposa au jeune homme de lui exposer la légende de la mage blanche Méliozia, et de son homologue noir, Kénianze. L’excitation céda brièvement sa place au désenchantement, car l’histoire débutait peu glorieusement pour les deux adeptes de magie.
« Te souviens-tu des deux mages auxquels j’ai fait allusion à la fin de la seconde Guerre des Brumes ? Ceux qui s’amusaient à torturer Maître Léandre ?
— Ils me semblent difficiles à oublier... rétorqua Nathaniel en bon élève.
— Oui, à moi aussi. Ça m’évitera au moins des détours superflues et de pénibles répétitions. L’histoire que je vais te narrer est aujourd’hui rapportée dans nos académies en l’état de légende car, le cycle de la vie étant ce qu’il est, les survivants des événements en question ne sont plus que poussière, ou en phase de décomposition avancée pour les plus chanceux. Je présume donc que tu te rappelles le drame que fut la capture de Maître Léandre. Par cet acte héroïque, nos deux personnages se sont distingués lors de la deuxième Guerre des Brumes. Particulièrement ingénieux et créatifs en termes d’atrocités, tu peux comprendre pourquoi on les acclamait tant parmi les mages, la nature humaine persistant infatigablement dans sa bêtise.
« Si leur déviance soigna grandement leur renommée, ce n’est toutefois pas elle qui les fit rentrer dans les mémoires. Comme bien d’autres détails, je crois que tu ignores en quelle année le Grand Continent fut découvert…
— Vers 50 DS, je suppose ?
— Oh, non, tu es très loin ! Il fallut, en vérité, attendre bien davantage, jusqu’en 265 DS. On ne s’intéressait pas aux voyages autant à l’est avant, ni à la possibilité, aussi infime soit-elle, que les îles Brumeuses ne demeurent pas les uniques rochers baignant dans la Mer Froide des Glaces.
— Les mages vivent-ils donc autant de temps ?
— L’espérance de vie d’un mage est plutôt élevée, oui. Pas autant qu’un Maître mais ils vivent tout de même nettement plus longtemps que les Normys. Ça ne signifie pas nécessairement que tous survivent jusqu’à un âge avancé mais ils le peuvent s’ils font preuve de suffisamment de discernement. Tu devines bien que, dans une société où les conflits forment plus les règles que les exceptions, il est ambitieux de vouloir mourir paisiblement dans son sommeil. Nos deux protagonistes ont, quant à eux, eu le plaisir de vieillir jusqu’à ce que ce que le Territoire Inconnu ne les réclame de la plus belle des manières.
— C’est heureux, mais qu’en est-il de cette légende?
— J’y viens, j’y viens ! Comme je te parlais du Grand Continent, celui-là même sur lequel nous nous trouvons, tu dois savoir que la contribution de Méliozia et Kénianze fut essentielle dans sa découverte. Ces deux assassins ont drastiquement changé après l’éradication des Maîtres, et c’est ainsi qu’ils gardèrent la vie. Autrement je n’aurais pu partager le même air qu’eux, et le droit de vengeance que j’ai choisi de ne pas exercer aurait occupé toute mon attention. Dans leur repentir, ils se sont engagés à faire progresser leur genre. Tu en connais l’issue mais ce que tu ignores, c’est qu’ils ont organisé des expéditions amenant à la révélation d’autres territoires. Tout d’abord l’Île Rouge en 150 puis l’Île Noire en 151 DS. Seulement à un an d’intervalle, comme tu le noteras.
— S’ils se préoccupaient déjà des alentours de l’Île du Commencement à cette période, pourquoi n’ont-ils pas trouvé le Grand Continent plus tôt ? Où vivaient-ils jusqu’alors ?
— Une question à la fois, s’il te plaît. Il y a plusieurs raisons, mais je pense que la plus simple est que ce continent n’existait pas jusqu’à peu avant sa découverte.
— Je ne saisis pas…
— C’est entendable. Sophie est une déesse capricieuse, garde bien ça dans un coin de la tête. Elle maintient ce monde grâce à son pouvoir mais elle lui permet aussi de vivre, de se développer. Isoria est en perpétuelle évolution. Pour le reste, les voies de Sophie sont impénétrables…
— Et mon autre question ?
— Les mages et Maîtres se sont établis sur l’Île Blanche dès la Création. Elle ne se nommait cependant pas ainsi à son origine. On lui a donné ce nom après que les mages ont mis la main sur l’Île Rouge mais, au premier jour, nous l’appelions juste ‘Le Foyer’ car nous ne connaissions rien d’autre et nous y étions bien. Mais je m’égare, ce n’était pas l’objet de ma narration.
— Certes non, mais je ne me lasse pas de t’écouter pour autant.
— Tu m’en vois flattée, mais je touche au but. Maintenant que tu sais tout ça, il ne te manque plus que les rumeurs concernant nos deux magiciens.
— Des rumeurs ?
— Oui, et fort alléchantes pour celui qui aime les ébruiter. Les deux personnages, au cours des mille péripéties qu’ils ont vécues, ne se séparaient apparemment jamais. Ceci, je peux en confirmer la vérité. De ce que j’ai pu en observer, ils ne se quittaient qu’à regret et fort peu souvent. C’est donc sans surprise qu’on les accuse de s’être aimés, mais pas seulement !
— Allons, qu’y aurait-il de plus ?
— Certaines langues bien pendues prétendent que Méliozia et Kénianze ont eu un enfant. Cela me semble tout à fait invraisemblable car Méliozia, de ce dont je me souviens d’elle, ne pouvait pas avoir d’enfant. Elle était stérile. Étrangement, personne ne sait ce qu’il serait devenu et, même moi, je n’ai pas connaissance d’une telle affaire. C’est par conséquent qu’il ne faut pas y prêter cas. La seule chose que tout ça explique est pourquoi ces sommets sont ainsi nommés, car on croit que même dans la mort, ils demeurent ensemble.
— N’y a-t-il pas une once de vérité dans ces ouï-dires ?
— Pas la moindre. La seule que je puisse te dévoiler est qu’ils aimaient se livrer à des expériences peu recommandables, mais qu’aucune d’entre elles n’ont abouties. Si un enfant en avait résulté, je ne doute pas un instant que j’en aurais promptement été mise au courant. »
À ces mots, le petit chat jeta un discret coup d’œil à sa maîtresse. L’ignorance est la paix de la vie, se dit-il, inutile de remuer les démons du passé.